J’ai grandi au son de la pluie sur le toit
Les vents fourmillant entre les arbres
Les mangues avariées sur le sol
Et l’odeur et les bruits de l’océan
Les coqs souhaitaient la bienvenue au petit matin
Et je sentais la rosée sur les feuilles
Je sentais ce monde là possible, je pouvais le humer, le goûter
Notre nourriture se trouvait à quelques pas de notre cuisine
Je suivais assidument et joyeusement mon grand-père qui allait aux champs
Pour récolter les fruits et légumes prêts à être dégustés
Tout ceci faisait partie de l’expérience
Et je lui posais de multiples questions sur la terre, les animaux, sa famille, notre histoire
Nous ne connaissions que rarement la faim
La terre nous approvisionnait. Les voisins nous approvisionnaient. L’océan nous approvisionnait.
Ma grand-mère nous disait toujours
Peut importe ce que vous ressentez
Ou ce que vous traversez
Personne n’a besoin de savoir
Et même si je peux maintenant revisiter cette époque et comprendre
Que ses mots et son vécu avaient été façonnés
Par des éléments de la politique de la respectabilité
Nous étions fiers mais nous appliquions la politique de la respectabilité
Je ne peux pas le nier
Ses mots étaient là pour nous protéger
Pour nous servir de bouclier
Ils étaient là pour nous rappeler qu’en toute circonstance
Nous exercions une forme de contrôle
Nous exercions une forme de contrôle sur les messages que nous choisissions de transmettre aux autres
Malgré la colonisation de la terre que nous foulions
Malgré les expulsions et déplacements forcés que nos corps, nos esprits et nos âmes avaient dû vivre
Malgré les luttes, la résistance et les chemins parcourus par nos ancêtres
Nous exercions une forme de contrôle
Au moment où j’écrivais ce texte, j’ai clairement entendu des bruits de lutte sous mon balcon
Je me suis précipitée, ai trouvé un jeune homme étendu sur le sol
Un autre jeune homme apparemment enragé se tenait au-dessus de lui, hurlant et prêt à le frapper
Évidemment enfiévrés par leur machisme, le jeune homme enragé et ses amis ont ensuite rejoint leur Mercedes Benz
Laissant le jeune homme au sol
Ils ont appuyé sur l’accélérateur, passant au-delà de ce qui venait de se produire
Personne n’a rien dit
Personne n’a été abattu pour avoir porté une arme
Personne n’a menacé personne
Et maintenant, quelle sorte de monde est possible ?
En juillet 2015, j’ai assisté à une veillée
En l’honneur d’un homme africain qu’on a accusé de porter une arme
Un marteau
Un marteau que personne n’a encore trouvé
On se souvenait de lui, avec son éternel sourire radieux aux lèvres
Réfugié, il avait échappé à la guerre au Soudan du Sud
Le jour de sa mort
Il avait assisté à la réunion annuelle de l’Afrofest un peu plus tôt dans la journée, et il se réjouissait à l’idée de retourner écouter le concert de Kassav
En quelques secondes, sa vie lui a été arrachée par les services de police de Toronto
Selon les médias, aucun détail concernant l’affaire n’a été révélé. La situation reste obscure.
Est-ce qu’une autre vie est possible ?
Andrew Loku. Nous crierons ton nom. Nous ne t’oublierons pas.
Parmi les personnes atteintes de troubles mentaux tuées par les services de police de Toronto, plus de 50 % sont des hommes noirs.
En 2002, le journal Toronto Star a mené une enquête sur les rapports d’arrestation de la police. Cette analyse a révélé que dans certaines situations où les agents de police ont la possibilité de faire usage de leur jugement personnel, les personnes noires sont traitées plus durement que les personnes blanches.
L’Unité des enquêtes spéciales (UES) est supposée être un organisme autonome chargé d’enquêter sur les incidents impliquant la police de l’Ontario, à l’origine de décès, de blessures graves ou d’allégations d’agressions sexuelles.
Depuis 1990, sept agents en service de la police de Toronto ont été accusés d’homicide volontaire ou de meurtre par l’UES. Aucun n’a été condamné.
Quelle sorte de monde est possible ?
Je pense au poème de June Jordan sur la violence policière …
Dis-moi
Ce que tu penses qu’il pourrait arriver si
Chaque fois qu’ils tuent un garçon noir
Nous tuons un flic
Chaque fois qu’ils tuent une maman noire
Nous tuons un flic
Crois-tu que le taux d’accidents diminuerait en conséquence ?
Cette femme trans africaine pleine d’entrain a vécu sa vie comme si chaque jour était son dernier
Elle a aimé très fort ! Elle a aimé profondément !
Je pense aux mots de D’bi Young Anitafrika
« Pardonne-moi de ne pas t’aimer sans peur. Mais je peux t’aimer avec courage »
Cette femme a aimé sans peur et avec courage !
On lui a ôté la vie le 22 février 2015.
Le 24 février 2015, la police de Toronto a déclaré que la Division 55 menait une enquête approfondie à ce sujet.
On a pratiqué une autopsie. Elle n’a pas été concluante.
Le fait a soulevé un tollé général.
Nous étions en deuil.
Où était le tollé général ?
Sumaya Dalmar. Nous crierons ton nom. Nous ne t’oublierons pas.
Dis-moi
Ce que tu penses qu’il pourrait arriver si
Chaque fois qu’ils tuent une femme noire trans
Nous tuons un flic
Chaque fois qu’ils tuent une personne noire trans
Nous tuons un flic
Crois-tu que le taux d’accidents diminuerait en conséquence ?
La Saskatchewan est en feu.
D’après les chercheurs, elle pourrait brûler jusqu’à l’automne.
C’est la plus grande évacuation jamais vue en Saskatchewan.
Plus de 13 000 membres de la bande indienne de Lac La Ronge et d’autres encore ont été contraints de quitter leur maison
Notre monde est-il en feu ?
Est-ce qu’un autre monde est possible ?
Aujourd’hui, nous fêtons le 25e anniversaire des 78 jours de la crise d’Oka
Guerrier-ère-s et protecteur-trice-s de notre mère la Terre.
Nous crierons vos noms. Nous ne vous oublierons pas.
Dis-moi
Ce que tu penses qu’il pourrait arriver si
Chaque fois qu’ils tuent une femme autochtone
Nous tuons un flic
Chaque fois qu’ils tuent une fille autochtone
Nous tuons un flic
Crois-tu que le taux d’accidents diminuerait en conséquence ?
Nous sommes ceux et elles que nous attendions
Notre ancêtre June Jordan nous a laissé ces mots
Malgré les tragédies que nous vivons sur le plan personnel, communautaire ou mondial
Nous sommes ceux et celles que nous attendions
J’ai prêté The Salt Roads, le livre de Nalo Hopkinson à un ami
Nous étions en train de construire notre amitié
Il me faisait rire
Parfois, j’oublie à quel point il est important pour moi de rire et de raconter n’importe quoi
Pour mon existence même, pour ma santé mentale
Il m’a appris comment faire du DJing parce qu’il lui semblait que j’avais aussi oublié l’importance de la musique, des percussions et du rythme dans ma vie
Pour ancrer ma psyché
Pour guider mon esprit
Je pense à mes camarades, mes sœurs, mes frères et ma famille en Haïti
Je pense aux mots de Nalo…
« … ils te traiteront de fou après que tes frères aient été massacrés et que de chagrin tu seras déchainé. Puis ils te diront à nouveau sain d’esprit. Quand tu recueilleras les morceaux déchirés du corps de l’empereur noir Dessalines qui fit le drapeau de la terre qu’il appelait Ayiti, comme les premiers habitants tainos l’avaient désignée. Dedee Bazile, ils t’obéiront quand tu exigeras que Dessalines soit enterré. »
Je n’ai jamais récupéré ce livre
Mon ami a pris un autre chemin
Son corps physique ne fait plus partie de ce monde
Un autre homme noir brillant
Incompris
Mon ami. Je crierai ton nom. Je ne t’oublierai pas.
Tu étais celui que tu attendais
Ayiti est encore attaqué
La déportation, la dénaturalisation, la déshumanisation persistent
Où est donc cet autre monde ?
Il y a 37 ans
Mes ancêtres ont accepté qu’ils étaient ceux
Qu’ils avaient attendus
L’Armée de libération nationale a pris d’assaut les casernes défensives
Et Radio Free Grenada
La révolution grenadienne avait commencé
Toujours en avant, jamais en arrière !
Durant la semaine du 1er juillet 2015, six églises noires ont été brûlées aux États-Unis
Mumia Abu-Jamal est toujours détenu en isolement
Alors que les responsables pénitentiaires et publics lui refusent les soins médicaux dont il a besoin
La maman de mon ami, Khalida Jarrar, est toujours enfermée dans une des prisons du système d’apartheid israélien
Ma tante pense toujours que tout ce que nous pouvons faire, c’est prier
Mon cousin pense toujours que le succès vient à ceux qui travaillent dur
Ce sont les miens. Je dois les rencontrer sur leur terrain
Les femmes africaines de Colombie continuent de marcher
Pour défendre leur vie et leurs territoires ancestraux
Les corps des révolutionnaires africains et caribéens manquent toujours à l’appel
Nous crierons vous noms. Nous ne vous oublierons pas.
Je sais qu’un autre monde est possible
Elle attend
Elle attend que nous reconnaissions sa présence
Pour faire jaillir son feu, ses eaux, son souffle, son amour
Elle attend que nous dégagions les chemins de tout ce que nous avons laissé derrière nous
Un autre monde est non seulement possible
Mais nous devons exiger son existence !
Car nous sommes celles et ceux que nous attendions !
NOTE : ce texte est une version écrite d’un discours liminaire prononcé le 11 juillet 2015, pendant le Forum social des peuples de Toronto.
Cet article a été à l’origine publié sur The Feminist Wire (TFW), dans le cadre des six jours de célébration en ligne de la poétesse/activiste/professeure June Jordan.
L'auteure
Kimalee Phillip est une Afro-Grenadienne qui vit actuellement à Toronto. Elle s’inspire du travail antiraciste, anticolonial et féministe noir sur lequel reposent ses valeurs politiques, professionnelles et personnelles. Elle aspire à un monde où chacun et chacune pourrait vivre et évoluer librement.
Elle est une éducatrice, une organisatrice, une consultante et une écrivaine spécialisée dans les domaines des études juridiques, des droits des travailleur-euse-s, de la violence basée sur le genre et sexualisée, des pédagogies anticoloniales et antiracistes et du développement organisationnel.
Elle a mené des recherches qualitatives et participatives au Canada, au Ghana, en Jamaïque et à la Grenade. Elle est titulaire d’une maîtrise en études juridiques de l’Université Carleton et occupe actuellement le poste de codirectrice de la Groundation Grenada, un collectif d’action sociale qui traite de nombreux sujets.