Le Conseil des droits de l’homme (CDH) est le principal organe « politique » des droits humains de l’ONU. C’est le principal lieu de discussion et de négociation des gouvernements sur des questions en lien avec les droits humains. C’est là qu’ils se défient à propos de leurs contextes nationaux respectifs et se tiennent mutuellement responsables en matière de violations des droits humains. En nous penchant sur la 53e session du CDH qui s’est tenue en juin et juillet dernier, nous revenons sur certains des détails qui nous permettent de mieux comprendre comment les États et les organisations antidroits cherchent à soustraire leurs violations des droits humains à l’examen public et portent atteinte au système onusien dans son ensemble.
Impasse des négociations autour du langage en matière de genre et sexualité
Lors de la 53e session, deux résolutions en lien direct avec la justice de genre ont été présentées au Conseil : Accélérer les efforts pour éliminer la violence à l’égard des femmes et des filles : prévenir la violence à l’égard des femmes et des filles détenues dans le système de justice pénale et y répondre et Mariage d’enfants, précoce et forcé : éliminer et prévenir les mariages forcés.
Lors des négociations sur ces résolutions, des stratégies familières ont été entendues de la part d’États tels que la Russie, le Nigeria, le Pakistan et l’Égypte à des fins d’obstruction du langage progressiste en matière de genre et de sexualité, et notamment l’introduction d’amendements hostiles1 Alors que des États tels que le Canada, le Mexique et les États-Unis ont incité à l’inclusion de références à l’éducation complète à la sexualité (ECS) et au droit à l’autonomie corporelle, l’Égypte et la Russie qualifiaient ces concepts de « controversés » et n’entrant pas dans le cadre d’un consensus international ou d’un quelconque instrument juridiquement contraignant. L’inclusion d’éléments de langage sur la santé et les droits sexuels et reproductifs (SDSR), notamment, cherchait prétendument à encourager l’avortement à la demande, alors que l’ECS aurait pour effet de « fortement sexualiser les enfants » et de les encourager à prendre des décisions non éclairées sur leurs corps, ce qui entraînerait alors également leur supposée incapacité à « fonder des familles stables ».
Tous les amendements proposés ont été rejetés par un vote. Les éléments de langage proposés par les féministes ne sont pas entièrement reflétés, mais le texte final contient bien du langage progressiste, ce qui a été favorablement accueilli. Ces dynamiques nous laissent, nous féministes, avec une question plus grande qui reste sans réponse : comment avancer ? Les négociations de cette année reflètent une polarisation croissante et des dynamiques politiques qui s’installent depuis des années. Les États qui font obstruction à un langage progressiste sur le genre et la sexualité ont renforcé leur coalition, consolidé leurs stratégies et tactiques, tout en collaborant avec des organisations antidroits, telles que l’Alliance Defending Freedom. De l’autre côté, l’Union européenne et les États-Unis, aux côtés d’États d’Amérique latine tels que le Mexique, le Costa Rica et le Chili, insistent continuellement sur leur rôle de « défenseurs du genre » dans les espaces multilatéraux. Cela pose plusieurs difficultés aux féministes, et notamment les importants efforts de plaidoyer nécessaires pour « faire bouger » les positions des États et le travail avec des États « intermédiaires », qui sont de plus en plus ardus. En outre, comment nous assurer que nos exigences féministes ne soient pas récupérées par des États du Nord, qui figurent eux-mêmes parmi les principaux obstacles aux réclamations des féministes en matière de justice climatique, d’accès aux médicaments et de redevabilité par rapport aux dommages causés par les grandes entreprises ? En tant que féministes, nous ne pouvons nous permettre de restreindre et de cloisonner nos exigences relatives à la justice et la redevabilité. Cela nous incite à interroger nos manières de mener des actions de plaidoyer différentes et intersectionnelles, dans le paysage politique multilatéral actuel.
Des « espaces non mixtes » en détention
Les féministes ont profité de l’accent mis sur la résolution de cette année portant sur la violence à l’égard des femmes pour rappeler l’obligation des États de considérer le système carcéral comme une forme de violence structurelle et d’aborder les causes fondamentales de la détention, dont le racisme, la pauvreté et le sans-abrisme. Lors des négociations sur la résolution cependant, des pays tels que l’Arabie Saoudite, le Nigeria, le Pakistan et l’Égypte se sont concentrés sur l’inclusion de références à des « espaces non mixtes » dans les centres de détention, faisant ainsi écho à des éléments de langage antitrans récurrents dans des pays tels que le Royaume-Uni, l’Australie et les États-Unis. En récupérant des éléments de langage progressiste, ces pays faisaient référence au manque d’espaces non mixtes dans les centres de détention, qui serait « une cause principale de la violence systémique » à résoudre.
Alors que cette référence pourrait sembler raisonnable de prime abord, les féministes ont démontré que ce discours ne défend pas réellement les droits des femmes (cis et trans) et qu’il cible de manière disproportionnée les femmes trans[2]. Émanant d’organisations antitrans au Royaume-Uni.[3], ce discours sur la soi-disant menace que posent les femmes trans détenues s’est révélé faire partie d’un programme de « droits basés sur le sexe » et de « critique du genre » qui vise à donner une définition nouvelle et plus étroite de ce que c’est que d’être une femme. Il s’inscrit dans le cadre d’une panique morale qui alimente la violence et les discriminations à l’égard des personnes trans, qui se sont fortement intensifiées au cours des dernières années. De plus, il donne une représentation à la fois erronée et très dangereuse des causes, conséquences et impacts des violences basées sur le genre contre toutes les personnes.
Ces discours ont, malheureusement, eu des répercussions dans d’autres parties du globe et ont infiltré les espaces des droits humains de l’ONU, sous couvert de « protection des femmes cis contre la violence ». Alors que le droit international des droits humains est très clair sur l’indivisibilité des droits de tout le monde, certaines parties prenantes de l’ONU, telles que Reem Alsalem, la Rapporteuse spéciale actuelle sur la violence contre les femmes et les filles de l’ONU, a dénaturé la réalisation des droits des femmes trans et celle des femmes cis en les présentant comme antinomiques et incompatibles[4]. Lors des négociations sur cette résolution, plusieurs États ont fait référence aux déclarations néfastes de la Rapporteuse actuelle afin de justifier l’inclusion d’éléments de langage sur les espaces non mixtes. Bien que le texte final n’inclue pas ces références, il est évident que les oppositions face aux réclamations et aux programmes féministes intersectionnels aux Nations Unies s’élèvent de toutes parts, et notamment depuis le système lui-même.
L’OCI et la droite chrétienne joignent leurs forces au service de « la famille »
Au cours de cette session du Conseil, l’Organisation de coopération islamique (OCI), la Ligue des États arabes, l’Union africaine et le Conseil de coopération du Golfe ont coorganisé un événement parallèle intitulé « Le rôle de la famille dans l’accélération du développement et le renforcement de la résilience ». Conformément aux efforts déployés les années précédentes pour faire de « la protection de la famille » un sujet des résolutions du Conseil[5], cet événement parallèle a insisté sur la place centrale de « la famille » dans les politiques socio-économiques, ainsi que dans les programmes « d’autonomisation des femmes ».
Tel que le souligne le rapport Nos droits en danger de 2017, ce discours vise à déplacer le sujet des droits humains vers des institutions déjà très puissantes, en l’occurrence la famille, plutôt que vers les membres de la famille, et à réglementer les normes relatives au genre et à la sexualité. En outre, les féministes ont souligné à quel point le fait de s’appuyer sur « les liens de famille » au sein de l’unité familiale pousse la famille – et en fin de compte le travail féminisé – à prendre en charge ce que des systèmes organisés de protection sociale devraient normalement assumer[6]. Ceci met le doigt sur ce que de nombreux États néolibéraux ont créé, en privatisant et en déréglementant les services de protection sociale et de soins, au détriment de l’unité familiale ainsi mise en avant.
Cet événement parallèle a démontré à quel point les antidroits ont adopté des approches holistiques, intégrées et transnationales dans leur plaidoyer au sein de l’ONU. Les États et les organisations antidroits sont sur tous les terrains. Non seulement mettent-ils en place des politiques nationales « orientées sur les familles »[7], mais ils investissent également lourdement dans la promotion et la légitimation de leurs programmes dans les forums internationaux en renforçant leurs alliances transnationales, menant des actions de plaidoyer stratégique et des « recherches basées sur des données probantes ».
Parmi les intervenantes figuraient deux organisations et institutions de la droite chrétienne très fortement financées : l’Alliance Defending Freedom (ADF) et Brigham Young University, basées aux États-Unis. Alors que l’ADF a détourné des arguments techniques et juridiques pour présenter la famille comme l’unité fondamentale de la protection dans le cadre du droit international des droits humains, Brigham Young University a principalement utilisé le langage du développement, avançant que l’unité familiale « évite la pauvreté » et fait advenir « la paix et la cohésion ».
Une personne représentant le Doha International Family Institute (DIFI) a également participé à la discussion, prétendant notamment être le premier groupe de réflexion au monde à publier un rapport sur une protection sociale centrée sur la famille. La personne représentant le DIFI a repris à son compte les arguments de l’ADF lors de la présentation des conclusions de son rapport, mettant en avant un prétendu lien direct entre les structures familiales traditionnelles et de meilleurs résultats en santé mentale pour les membres de la famille. Le DIFI a également annoncé l’organisation d’une conférence internationale en 2024, pour célébrer le 30e anniversaire de l’Année internationale de la famille.
Les États sont tenus de protéger la liberté d’expression, et de mettre un terme au racisme et à la xénophobie
Vers la fin de la 53e session du Conseil, la mission permanente du Pakistan aux Nations Unies à Genève a présenté, au nom des États membres de l’Organisation de coopération islamique (OCI), une résolution sur « la lutte contre la haine religieuse constituant une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence ». Tel que souligné par les inquiétudes des États et des ONG[8], la résolution visait à réintroduire des éléments de langage sur « la diffamation des religions » et imposer des limitations abusives à la liberté d’expression. Elle vise à aller au-delà de la portée du droit international des droits humains, en tentant de protéger non pas les personnes, mais bien les livres religieux.
Les experts et expertes de l’ONU et des droits humains de niveau régional ont, à juste titre, insisté sur « la différence entre les critiques d’une religion, d’une croyance ou d’une école de pensée et les attaques sur les personnes du fait de leur appartenance à cette religion ou croyance ». Dans des pays tels que la Malaisie, des lois trop élargies prétextant « protéger l’islam » et criminalisant les personnes qui « insultent l’islam » servent à cibler les communautés marginalisées et queer. Le Pakistan, pays présentant la résolution, a récemment renforcé ses lois contre le blasphème et les a utilisées contre des opposants politiques au gouvernement[9].
Alors que les États du Nord se sont opposés à la résolution et ont pesé de tout leur poids en faveur de la défense du droit à la liberté d’expression, il est difficile de ne pas songer à la violence systémique à laquelle les personnes racisées (dont nombreuses s’identifient également comme musulmanes) sont confrontées dans ces pays. Bien que certains de ces États reconnaissent que de brûler le Coran « alimente la haine et la violence », la réticence à envisager cet acte dans le cadre du continuum de la violence et de la discrimination auxquelles les communautés racisées sont confrontées en Europe est générale[10]. Du fait de l’héritage de la colonisation, du racisme et de la xénophobie, des États tels que la France, le Royaume-Uni et les États-Unis se sont souvent servi d’une prétendue lutte contre l’extrémisme islamique – ainsi que de notions racialisées des « valeurs occidentales » et de laïcité – pour augmenter la surveillance, justifier les brutalités policières et les politiques d’immigration xénophobes contre les personnes racisées. Face à cette réalité, les déclarations des États du Nord n’ont pu être que fallacieuses.
Les attaques antidroits lors des négociations intergouvernementales et dans les espaces multilatéraux représentent de véritables menaces. Il est important de garder à l’esprit que ces menaces viennent de tous bords. En tant que féministes, défendre l’indivisibilité des droits requiert également que nous envisagions des stratégies plus holistiques en réponse au paysage actuel du multilatéralisme, tout en défendant l’éventail entier des droits pour tout le monde, et particulièrement pour les communautés les plus marginalisées.
1 Les amendements hostiles sont introduits par des États qui visent à saper la résolution et ses objectifs. Pour de plus amples informations, consulter : https://www.awid.org/fr/les-consequences-principales-sur-le-systeme-international-des-droits-humains
3 https://bylinetimes.com/2021/09/30/the-far-right-co-option-of-the-transgender-rights-issue/
4 Courrier de novembre 2022 au parlement écossais, p. 6, paragraphe 27.
5 Rapport « Nos droits en danger » 2017 de l’OURs, p. 59 (disponible en anglais).
6 https://www.opendemocracy.net/en/oureconomy/coronavirus-crisis-shows-its-time-abolish-family/
7 Lors de l’événement parallèle, l’Arabie Saoudite a présenté une longue liste de politiques et actions orientées sur la famille qu’elle a mises en place, dont la vision saoudienne sur la stratégie familiale nationale, instaurée en 2016, dans l’objectif de permettre aux familles de prendre des décisions éclairées et de les autonomiser afin de jouir d’un environnement à la fois sûr, juste et prospère. En juin 2023, l’Arabie Saoudite a approuvé ses premières politiques de développement de la perite enfance, une politique interdisant le travail des enfants qui inclut un guide sur l’intérêt suprême de l’enfant.
9 https://www.nytimes.com/2023/01/21/world/asia/pakistan-blasphemy-laws.html
10 L’incident le plus récent d’autodafé du Coran en Suède a été organisé par des nationalistes blancs https://www.theguardian.com/world/2023/jan/27/burning-of-quran-in-stockholm-funded-by-journalist-with-kremlin-ties-sweden-nato-russia