Au moment où nous écrivons ce texte, la crise climatique, la pandémie mondiale de COVID-19, l'autoritarisme croissant, ainsi que les graves inégalités économiques et les fondamentalismes accentuent ce que beaucoup savaient déjà - l'exploitation du travail des gens et des ressources naturelles de la terre au nom d’une économie néolibérale basée sur le marché ne peut, ni pourra nous sauver.
Malgré un discrédit grandissant, le modèle capitaliste de marché ne manque pas de défenseur·e·s et les élites mondiales continuent de ressasser les mêmes vieux discours TINA (There Is No Alternative, « il n’y a pas d’autre choix »). Pendant ce temps, les marchés boursiers continuent de plonger, ce qui entraînera probablement une autre crise économique mondiale de grande ampleur dans un avenir proche. En d'autres termes, l'économie capitaliste, et les réseaux d'oppression systémique qu'elle a tissés, ne constituent pas une option viable pour quiconque s'engage en faveur de la justice sociale.
Si ce contexte met une fois de plus en évidence les lacunes du système économique actuel et les perturbations alarmantes qui se profilent à l'horizon, de tels moments représentent également des occasions d'entreprendre et de consolider des changements de paradigme indispensables.
Cela est d'autant plus vrai que nous continuons d'assister à l'émergence et à la visibilité croissante de différentes formes de résistance, de ré-existence et d'expression de pratiques qui, dans le monde entier, sont centrées sur les gens et la planète. Les pratiques des communautés qui oeuvrent à la construction du pouvoir - en particulier dans le Sud mais aussi au sein des communautés marginalisées du Nord - jaillissent d'en bas.
L’idée d’un nouvel ordre mondial n'est pas une utopie: il est juste sous nos yeux! Il est dans les doigts des paysan·ne·s labourant la terre et engagé·e·s dans l'agroécologie, dans les réseaux d'entraide qui émergent, dans l’occupation des terres qui dit non à la privatisation.
Introduction aux réalités économiques féministes
Les féministes remettent en question le racisme, le colonialisme, la modernité et l'anthropocentrisme depuis longtemps. Dans le cadre de ce cheminement, les mouvements féministes ont fait avancer les réalités économiques féministes. Des mouvements féministes antiracistes aux mouvements queer, en passant par les mouvements des personnes autochtones, migrantes, anarchistes, des travailleur·e·s du sexe et bien d'autres, tous ont construit depuis longtemps des systèmes économiques, politiques, sociaux et culturels fondés sur l'autonomie, l'autodétermination, l'entraide et la réciprocité, tant en théorie qu'en pratique.
Les réalités économiques féministes, en se multipliant et en tissant des liens entre elles continuellement, font progresser la construction de ces nouveaux mondes qui nous sont si désespérément nécessaires, et nous fournissent des pistes et des plans sur lesquels nous appuyer. Nous vous invitons à examiner les quelques exemples ci-dessous - qu'ils soient majeurs ou plus modestes - non pas comme un recueil d’« histoires » , mais plutôt comme un réseau de pratiques interconnectées aussi diverses que le sont les mouvements féministes.
5 exemples de pratiques féministes qui façonnent les nouvelles économies
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En Inde, 5 000 femmes se sont réuni·e·s afin de développer des systèmes communautaires de souveraineté alimentaire, y compris des banques de céréales et de semences, en utilisant les connaissances que leurs communautés détiennent depuis des centaines d'années. Les Women Sangams (groupes) de la Deccan Development Society (DDS) ne se contentent pas de contester l'agrobusiness et l'accaparement des terres par les entreprises, elles font également avancer les régimes fonciers communaux et approfondissent leurs pratiques en repérant des pratiques communautaires en équilibre avec le sol et la nourriture qu'elles cultivent.
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Au Chiapas, au Mexique, les femmes ont créé une économie sans argent grâce à une pratique appelée El Cambalache. Dans ce système économique non hiérarchisé, toute chose a la même valeur. Les personnes échangent des choses dont elles n'ont plus besoin contre des choses dont elles ont besoin, et partagent leurs connaissances et leurs compétences entre eles grâce à des réseaux d'entraide.
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À Jackson, dans le Mississippi, Cooperation Jackson développe la souveraineté économique par la création d'un réseau de coopératives, et la propriété foncière communale par l'installation de fiducies foncières communautaires.
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En Afrique de l'Ouest, les agriculteur·ices du mouvement Nous Sommes la Solution/ We Are The Solution ont créé et continuent de créer un mouvement agroécologique qui nourrit leurs communautés, renforce la souveraineté semencière, ralentit le changement climatique et améliore les connaissances des agriculteurices à travers l'Afrique.
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La coopérative Usha en Inde a été fondée quand les banques traditionnelles ont refusé de prêter leurs services aux travailleur·e·s du sexe de Sonagachi. Les travailleur·e·s du sexe se sont organisé·e·s pour mettre en avant leurs préoccupations économiques et ont créé leur propre institution financière. La Coopérative Usha est une banque coopérative de plus de 20 000 travailleur·e·s du sexe et a accordé plus de 4,7 millions de dollars de prêts à 7 231 travailleur·e·s du sexe en un an. Cette banque, dont les membres sont tou·te·s des travailleur·e·s du sexe, crée ainsi des opportunités permettant aux individus et aux communautés en marge de la société de construire un pouvoir économique à leurs propres conditions.
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Fondée en 1961 par des paysan·e·s à Cuba, l'Asociación Nacional de Agricultores Pequeños (ANAP) a eu un impact sur la vie de 300 000 familles à travers l'île en utilisant la conscience de l'éducation populaire sur l'économie des coopératives, les réformes agraires radicales, l'agroécologie et l'aide mutuelle. Au cours de ce travail, ANAP a fait avancer à une échelle nationale des pratiques de paysan·e à paysan·e qui sont participatives et horizontales (chaque personne est porteuse et partageuse de savoir). Ces méthodes sont adaptées pour répondre aux besoins des Cubain·e·s.
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En Colombie, l'Association des femmes afro-descendantes du Cauca du nord (the Afro-Descendant Women Association in Northern Cauca) reconstruisent le travail des fermes traditionelles, en réactivant les modes de production complémentaires aux activités économiques traditionelles de pèche et d'exploitation minière dans la région du Cauca de façon à ce que le temps de travail et les revenus soient atrtibués aux femmes. De plus, il y a un retour des marchers gérés par des femmes productrices qui apportent depuis les champs de la nourriture biologique, des articles de toilette et des produits artisanaux. De cette manière, la mémoire des filières de production persiste, l'économie locale basée sur la possession communautaire est renforcée et la souveraineté alimentaire est garantie. L'objectif à court et moyen terme est de promouvoir des cercles alimentaires agricoles et la médecine ancestrale, couplés à plus de mobilisation et de collectifs menés par les femmes dans la région.
Connaissez-vous d'autres exemples autour de vous ?
Il peut s'agir d'une initiative qui existe depuis longtemps ou qui est en cours de réalisation. Développons les diverses pratiques dans chacune de nos communautés, et enrichissons et élargissons le réseau pluriel de nos réalités économiques féministes vivantes !
Outre les conversations en ligne supplémentaires qui auront lieu au cours de l'année prochaine, des activités sur les réalités économiques féministes seront également organisées lors du prochain forum de l'AWID ainsi qu’une installation artistique multimédia soulignant la créativité qui se construit et s'épanouit dans le monde entier à partir des réalités économiques féministes.