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Quand une féministe et une société transnationale se retrouvent aux Nations Unies...

Face à la droitisation du monde et ses attaques contre l’espace civique, nombre de personnes espèrent que les puissantes entreprises pourront s’allier à la société civile. Parmi ces porteur-euse-s d’espoir figurent les intervenant-e-s du « The Business Case for Civic Space » (Argument commercial en faveur de l’espace civique), l’événement public organisé par CIVICUS le 14 juin dernier au siège du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies à Genève, auquel ont participé des haut-e-s membres dirigeant-e-s des Nations Unies et un représentant de Microsoft.


Pour nous, à l’AWID, le fait de participer à cette rencontre était l’occasion de rappeler que les violations des droits humains par le monde de l’entreprise sont très fortement marquées par le genre.

Les femmes, les immigrantes et les communautés du Sud sont concernées de manière disproportionnée par les conséquences négatives des activités des entreprises, allant de conditions de travail qui relèvent de l’exploitation aux déplacements forcés, en passant par la pollution de la terre et de l’eau. Comme le démontre la recherche participative de l’AWID et de la WHRDIC (Coalition internationale des femmes défenseures des droits humains) intitulée Les défenseuses des droits humains résistent aux industries extractives, les femmes sont également les premières à s’opposer au pouvoir des entreprises et à défendre les droits et la justice.

Les féministes sont excellent-e-s à faire des liens très pertinents. Le féminisme intersectionnel nous permet de comprendre comment le pouvoir social fonctionne aux croisements du genre, de la race, de la classe sociale, de la sexualité, de la situation de handicap/capacité, et de bien d’autres axes encore. Notre analyse du patriarcat dépasse les dimensions de la société, de l’économie et de la politique. Notre analyse de la sphère personnelle a redéfini à tout jamais le privé comme étant politique.

Alors quel lien y a-t-il à établir ici ?

Lorsque l’on parle du rétrécissement de l’espace civique et que l’on considère les sociétés transnationales comme de potentielles alliées, on oublie que le lien droite / entreprises est l’une des raisons à l’origine du rétrécissement des espaces civiques, de la montée des fondamentalismes et des répercussions négatives sur les droits des femmes.

Au début de l’année, les géantes de la technologie que sont Amazon, Facebook et Google ont fait appel (lien en anglais) contre l’interdiction de voyager émise par Trump contre un certain nombre de pays musulmans. Les entreprises évoquèrent, à cette occasion, leurs préoccupations commerciales, telles que d’avoir à recruter des personnes compétentes à l’international et faire face à la concurrence étrangère. Il est peut-être encore un peu trop tôt pour le dire, mais ceci pourrait bien avoir été la première prise de position collective de sociétés transnationales en faveur des droits humains. Ou cela y ressemble.

Parlons des entreprises qui s’opposent à l’extrême-droite ; en quoi est-ce un problème ? Précisément en ce que l’interdiction de voyager est elle-même le résultat de la mainmise des entreprises sur la présidence américaine.

Pour citer l’auteure et journaliste Naomi Klein, (lien en anglais) « il y a déjà eu des présidents ayant des intérêts commerciaux de par le passé. Mais jamais encore une marque mondialement commercialisée n’avait siégé à la présidence des États-Unis. »

La montée de la droite est intrinsèquement liée au pouvoir illimité du monde des affaires.

L’emprise des entreprises sur les processus politiques – tant au niveau national qu’international – aligne ces processus sur les intérêts des élites économiques. Le projet de l’emprise des entreprises détaille comment tout cela fonctionne, de la manipulation de la communauté à la diplomatie économique, sans oublier l’interférence judiciaire.

Les intérêts des entreprises coïncident parfois, de manière inopinée, avec les droits humains et les programmes progressifs, tel que dans le cas de l’interdiction de voyager, mais c’est plus souvent l’inverse.

Les marchés que concluent les entreprises avec la société civile en matière de droits humains, voire de droits des femmes, ne sont valables que tant qu’ils leur sont bénéfiques. Les problèmes apparaissent immanquablement dès lors que les droits et la justice entrent en contradiction avec les intérêts commerciaux et font grimper les coûts – par l’amélioration des standards environnementaux ou la résolution des écarts de salaires basés sur le genre, par exemple. Songeons à Google qui avance qu’il serait trop couteux (lien en anglais) de produire les données portant sur les salaires en fonction du genre. La théoriste bell hooks explique (lien en anglais) éloquemment le problème que pose le féminisme dans un monde de l’entreprise engagé en faveur du capitalisme, de la suprématie blanche et du patriarcat. Je ne suis peut-être pas une championne du monde des affaires, mais je n’ai pas l’impression que ça soit une très bonne affaire.

Il y a également un vrai problème de fond avec l’énoncé selon lequel « les droits humains sont bons pour les affaires ».

On entend souvent la même chose, en parlant de la discrimination de genre ou sur le lieu de travail : les droits des femmes sont une bonne chose pour les affaires. Il s’agit-là d’un choix stratégique : parler aux entreprises la langue qu’elles comprennent. Et nous contribuons effectivement – et probablement sans le vouloir – à ce que le langage des affaires devienne le plus puissant, et que la logique du profit soit désormais la plus plébiscitée dans nos sociétés. Nous sommes contraint-e-s de justifier les droits humains et la justice de genre en termes de productivité et de rentabilité, d’efficacité économique, d’être « bon pour les affaires ».

Les sociétés transnationales ne pourraient-elles pas jouer un rôle dans la protection des droits et la fourniture de ressources financières essentielles au fonctionnement d’un système international pour les droits humains ? Et pourquoi pas. Payer des impôts pourrait être un bon début. La justice fiscale est une question féministe (lien en anglais). La semaine dernière, news24 a rapporté (lien en anglais) des fraudes présumées « dans le secteur minier depuis 1998, qui auraient coûté 75 milliards d’euros (84 milliards de dollars US) à la Tanzanie ». Ce n’est là qu’un seul secteur de l’économie du pays, mais imaginez seulement que tout cet argent soit alloué au développement et à la défense des droits des femmes…

Contrairement à l’argent des impôts distribué par les gouvernements, les financements directs d’entreprises permettent aux sociétés de mettre un pied dans la porte des espaces inter-gouvernementaux. Il y a un mois, Microsoft et les Nations Unies ont annoncé (en anglais) une subvention de 5 millions accordée par l’entreprise au bureau des Droits de l’Homme des Nations Unies ; un don sans précédent provenant d’une entreprise privée.

En réponse à cela, la société civile et plusieurs États ont fait part de leurs inquiétudes, et appelé l’ONU à rejeter la contribution afin de garantir son indépendance. Notre opposition ne renversera peut-être pas la décision de l’ONU, mais elle énonce clairement que la présence des entreprises au sein de l’organisation internationale ne fait pas consensus.

Il existe un élan en faveur d’un dialogue multipartite au sein des espaces internationaux dédiés aux droits humains.

Il est attendu de la société civile qu’elle s’implique auprès des sociétés transnationales. Mais restons prudent-e-s quant au contexte dans lequel de tels engagements ont lieu, à savoir celui d’une impunité débordante du monde des entreprises, avec peu, voire pas, de redevabilité face aux violations des droits humains.

Nous n’avons pas encore créé les instruments et institutions capables de tenir les sociétés transnationales pour responsables. Les outils actuels, tels que les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme, demeurent à la fois facultatifs et limités, particulièrement en ce qui concerne les sociétés transnationales ayant des opérations transfrontalières.

A cette fin, l’AWID s’est embarquée dans le combat prometteur en faveur de l’obtention d’un traité juridiquement contraignant liant sociétés transnationales et droits humains. En réalité, nous commençons à peine à saisir l’ampleur et la profondeur inimaginables du pouvoir corporatif et son contrôle sur nos ressources naturelles, nos emplois et nos informations.

Category
Analyses
Region
Global
Source
AWID