Lettre de la société civile contre les règles sur le commerce électronique à l’Organisation mondiale du commerce (OMC)
Chères/ ers membres de l’OMC,
La technologie peut stimuler le développement et aider à créer des moyens de subsistance durables, mais il faut des politiques correctes pour que les pays, les travailleur-e-s et les consommatrices-teurs puissent en bénéficier partout. Or certains pays ont déclaré leur intention de réécrire les règles de l’économie globale pour donner aux multinationales de la technologie, les plus grandes entreprises du monde, de nouveaux « droits » au profit – tout en limitant la surveillance dans l’intérêt public et les bénéfices de la nouvelle économie pour tout le monde – en lançant de nouvelles négociations sur « l’e-commerce » à l’OMC.
Les règles proposées par les multinationales de la Big Tech vont beaucoup plus loin que « l’e-commerce » et elles ont des conséquences pour tous les aspects de l’économie nationale et globale, même pour les pays qui n’y participent pas.
Nous écrivons pour exprimer notre opposition profonde et pressante à ces négociations proposées qui, si elles aboutissent, pourraient entraîner la libéralisation totale de toute l’économie (numérique) et représenter une tentative détournée de parvenir à une « OMC 2.0 ».
Alors que la rhétorique sur « l’e-commerce » souligne les opportunités pour les entrepreneurs des pays en développement, des règles contraignantes sur l’économie numérique encore émergente limiteraient drastiquement la capacité des pays à développer leurs économies futures. Cela accélèrerait le désavantage global des travailleurs et des petites entreprises dans tous les pays par rapport aux multinationales, qui caractérise déjà l’économie globale. Cela permettrait aux Big Tech de consolider son modèle d’affaires d’exploitation, y compris l’obtention du droit d’accéder aux marchés globaux ; d’extraire et contrôler les données personnelles, sociales et des affaires dans le monde ; de verrouiller la déréglementation et évader une réglementation future ; d’accéder à une offre illimitée de main d’œuvre sans droits ; d’étendre son pouvoir par des monopoles ; et de se soustraire à l’impôt. Les règles proposées représentent donc une grave menace pour le développement, les droits humains, la main d’œuvre et la prospérité partagée dans le monde, ce qui est à l’opposé des politiques nécessaires à contenir le pouvoir des Big Tech.
1. Il faut une gouvernance démocratique appropriée, pas un pouvoir illimité des Big Tech sur les données.
La démocratie et le développement durable dépendent de la libre circulation des données et nous croyons fermement à la liberté d’expression. Mais c’est différent de la collection non régulée des données par les multinationales et de leur transfert au-delà des frontières. Le capitalisme de surveillance des Big Tech affaiblit le fonctionnement démocratique de nos médias, connaissance, culture, transports, agriculture, justice, commerce, santé et d’autres secteurs et il menace nos processus démocratiques. Les débats publics se concentrent de plus en plus sur le besoin de réduire le pouvoir des Big Tech par le renforcement des régulations au niveau national et international, mais les règles proposées sur l’e-commerce – y compris leur objectif principal de « libre circulation des données » illimitée – pourraient miner ces efforts dans les agences appropriées.
2. Des politiques de données dans l’intérêt public sont fondamentales pour le développement économique et la prospérité de tous les pays.
A ce jour, la plupart des pays (et des gens) ne saisissent pas entièrement la valeur des données, qui sont la ressource la plus précieuse, si bien que les gouvernements permettent trop facilement qu’elles soient collectées de façon indiscriminée et transférées à l’étranger par les multinationales. Tout comme aux siècles passés, lorsque les pays en développement ont perdu le contrôle de leur capacité à profiter du potentiel de création de richesse des matières premières, il y a un véritable danger de répéter les mêmes erreurs avec les données, ce qui va entraîner le colonialisme numérique et aggraver les sérieux problèmes d’accroissement des inégalités dans le monde. Tous les pays et surtout les pays en développement, doivent exploiter la valeur des données pour les entrepreneurs nationaux, mais aussi pour le développement économique de la communauté dans l’intérêt public. Ainsi ils doivent conserver la marge de manœuvre pour tailler des politiques sur la gouvernance des données, y compris pouvoir garder les données localement ou régionalement lorsque ceci peut être dans l’intérêt national ou de la communauté.
Les propositions à l’OMC de donner aux Big Tech le droit au transfert non réglementé des données à l’étranger, d’interdire aux pays de pouvoir exiger le stockage des données sur leur territoire ou l’utilisation de serveurs locaux limiteraient sévèrement la capacité des pays en développement – et de tou-te-s celles et ceux qui n’ont pas de Big Tech – d’assurer que leurs citoyens profitent de la numérisation.
3. Une forte protection des consommateurs, de la sphère privée et des droits serait mise en péril par les règles sur « l’e-commerce »
Il faut des politiques robustes pour la protection des utilisateurs numériques, y compris en ce qui concerne la protection de la sphère privée et des données. Les citoyens ont le droit à la protection de la sphère privée et les consommateurs à ce que leurs données soient protégées et non abusées par les multinationales pour le profit privé, ou par des gouvernements contre leurs droits humains dans l’espace numérique. Les règles proposées à l’OMC donneraient aux multinationales des droits illimités de transférer les données dans la juridiction qui leur plaît et elles feraient passer les droits commerciaux avant la protection des consommateurs et les droits des citoyens à la protection de la sphère privée d’une façon qui ne peut être réparée par les règles de l’OMC. Les droits humains, du travail, des consommateurs, économiques et civils doivent s’appliquer de la même façon dans la sphère numérique sans être limités car considérés comme des « entraves au commerce ». Vu que les entreprises utilisent de plus en plus l’intelligence artificielle (IA), par exemple pour engager et licencier, et que les gouvernements l’utilisent de plus en plus dans des fonctions comme les condamnations judiciaires, il faut aussi des cadres forts de reddition des comptes des algorithmes pour améliorer la discrimination et le biais de genre et racial, et non des restrictions pour l’accès au code source et aux algorithmes, comme dans les règles proposées.
4. Les politiques numériques doivent promouvoir des emplois décents pour la prospérité partagée, pas réduire le pouvoir des travailleurs.
L’industrialisation numérique inclusive pour la prospérité partagée doit se concentrer sur la création d’emplois décents et de sources de revenu et sur les droits sociaux et économiques associés. Le Rapport sur le commerce et le développement de la CNUCED a montré que les travailleurs sont en train de perdre leur part de la production globale au profit du capital, en partie parce que le capital a utilisé sa richesse pour réécrire les règles qui lui permettent de tirer encore plus de profit. L’automatisation et les politiques commerciales ont affaibli le pouvoir de négociation des travailleurs et les règles proposées sur « l’e-commerce » mineraient encore davantage les droits des travailleurs et leur pouvoir vis-à-vis des multinationales numériques et augmenteraient encore davantage les inégalités et la précarité dans de nombreux secteurs.
Alors que plus de femmes entrent dans l’économie numérique, nous nous opposons à la façon dont le « genre » et « la capacitation économique des femmes » sont utilisés à l’OMC pour faire avancer des politiques anti-développement qui vont réduire le pouvoir des travailleuses. De nouvelles règles qui renforcent les inégalités structurelles entre les pays et à l’intérieur de ceux-ci ne seront pas acceptables seulement parce qu’elles contiennent une clause sur le genre ou le droit du travail. La stratégie la plus importante pour assurer les bénéfices larges et inclusifs de la numérisation est un engagement en faveur de la création d’emplois qui tende vers le plein emploi, concentré sur l’équité, y compris des droits du travail forts et des conditions de travail décentes pour tou-tes les travailleuses-eurs ; l’égalité de genre ; les droits aux données des travailleurs ; et une protection sociale complète et portable, y compris pour les travailleurs des plateformes.
5. Il faut urgemment des régulations et des actions anti-monopolistiques dans des juridictions hors de l’OMC.
Presque tout le commerce numérique est dominé par quelques acteurs globaux des Etats-Unis et de la Chine d’une façon qui n’est pas seulement en train de perturber et réorganiser l’activité économique, mais qui entraîne aussi la domination numérique. Une source encore plus grande de profit des Big Tech vient de l’achat des concurrents et de l’évitement des régulations. En plus de créer de nouvelles régulations anti-monopolistiques et de renforcer les existantes, les gouvernements doivent envisager de briser les entreprises engagées dans des pratiques monopolistiques nocives. Jusqu’à ce que cela arrive, ce serait de la folie de faire basculer la balance encore plus en faveur du pouvoir des monopoles technologiques en acceptant leurs propositions à l’OMC.
6. La libéralisation numérique minerait le développement et augmenterait la pauvreté dans les pays en développement
Pour faire du commerce, les pays en développement doivent produire et augmenter la valeur captée par la production. Si le commerce numérique est étendu sans améliorer d’abord les capacités productives des pays en développement et clore le fossé numérique en améliorant l’infrastructure physique et l’interconnectivité et en adoptant des normes contraignantes pour la protection de la sphère privée, des données et des droits sur les données économiques, les pays en développement ne feront qu’ouvrir encore plus leurs économies aux importations étrangères. Se connecter à des plateformes d’e-commerce ne va pas augmenter automatiquement les exportations, mais cela peut entraîner une érosion accrue des parts de marché national. Ainsi la libéralisation dans la sphère numérique, sans les investissements nationaux nécessaires pour améliorer les capacités productives, va détruire des emplois et les pousser encore plus vers le secteur informel, décimer les micros, petites et moyennes entreprises (MPME) et limiter sévèrement le développement futur. Ces menaces à la souveraineté économique et aux prospectives de développement futures par la libéralisation numérique prématurée seraient largement amplifiées si l’espace économique numérique en évolution rapide est gouverné par des règles élaborées par des multinationales pour leur propre profit dans le monde entier.
7. Il faut urgemment une industrialisation numérique pour promouvoir le développement et les MPME
Au lieu de la libéralisation numérique, ce qu’il faut dans le monde c’est une stratégie d’industrialisation numérique centrée sur le développement. En Afrique, c’est reflété dans l’Agenda 2063 : L’Afrique que nous voulons. Pour promouvoir l’industrialisation numérique il faut investir dans l’infrastructure technique, légale et économique d’un pays et il faut des politiques pour développer et soutenir les business et les plateformes numériques nationales et créer les capacités pour utiliser les données nationales dans l’intérêt public ; il faut promouvoir stratégiquement les MPME, y compris par le transfert de technologie et des cadres d’utilisation de données nationaux ; il faut assurer les bénéfices universels de l’économie digitale par des politiques de plein emploi ; il faut une taxation et des investissements adéquats pour combler le fossé numérique ; il faut faire avancer le bien-être et la protection de la sphère privée des consommateurs par des mesures contraignantes de protection des consommateurs ; il faut assurer la régulation de l’économie numérique dans l’intérêt public et il faut de saines pratiques en matière de concurrence ; et plus.
Des politiques spécifiques sont nécessaires pour protéger les petits acteurs, commerçants, paysans, fournisseurs de petits services, travailleurs, etc. qui sont menacés par les nouveaux modèles numériques organisés globalement. Beaucoup de ceci peut être accompli par des politiques nationales qui devraient être développées avec une contribution appropriée des parties prenantes, et par l’intégration régionale. Mais les règles « d’e-commerce » à l’OMC visent à restreindre spécifiquement la capacité des pays à mettre en œuvre la plupart de ces politiques.
8. Une taxation plus équitable serait sévèrement limitée par les règles proposes sur l’e-commerce à l’OMC
Les propositions sur “l’e-commerce” à l’OMC comprennent au moins cinq mécanismes pour limiter les responsabilités fiscales des Big Tech, pas seulement en interdisant la taxation appropriée, mais aussi l’obligation pour les entreprises d’avoir une présence locale dans les pays où elles opèrent. Pourtant les entreprises technologiques géantes devraient contribuer à la base fiscale nationale, comme les entreprises locales ou non numériques. Les acteurs numériques profitent de la mobilité et de l’intangibilité des biens et services numériques pour échapper à l’impôt et créer un terrain de jeu inégal. Les règles fiscales qui permettent aux multinationales numériques de réduire artificiellement leur revenu imposable ou de déplacer les profits vers des juridictions à la fiscalité basse où il n’y a que peu ou pas d’activité économique devraient être abolies et non codifiées par les règles du commerce numérique.
Une taxation appropriée est essentielle pour les investissements dans l’infrastructure favorable au développement et pour des services publics de bonne qualité et accessibles, y compris l’infrastructure sociale qui peut réduire le travail de soin non ou mal payé à la maison, fait surtout par des femmes. C’est d’autant plus important que l’accroissement de la dette (aussi bien publique que privée) ces dernières années est de nouveau une source d’inquiétude quant à sa durabilité. Les pays en développement ne seront pas capables d’atteindre les Objectifs de développement durable (ODD) sans étendre les soutiens fiscaux pour avoir des services publics de qualité et accessibles dans l’éducation, la santé, le social, l’accès à l’eau, à l’électricité et plus.
9. Il faut des politiques qui promeuvent l’innovation, les petites entreprises et la sécurité, et non plus de monopoles sur les brevets
La CNUCED a souligné que tous les pays qui se sont industrialisés avec succès ont utilisé la protection des industries naissantes. Comme les pays en développement, et plus particulièrement les Pays les moins avancés (PMA) doivent encore s’industrialiser, ils doivent pouvoir utiliser la protection des industries naissantes, y compris par des politiques actives de transfert de technologie. Le système international de règles qui régissent les brevets et les droits d’auteur a entraîné un transfert incalculable de richesses du Sud et des consommateurs du monde entier vers un petit groupe de multinationales surprotégées qui détiennent les brevets et les droits d’auteur dans quelques pays. Des protections extrêmes de la « propriété intellectuelle » (PI) freinent l’innovation, réduisent l’innovation et la créativité, promeuvent les monopoles et facilitent l’évasion fiscale. Elles réduisent aussi notre sécurité envers le hacking, vu que les codes source et les algorithmes traités comme secrets commerciaux pourraient évader la surveillance régulatrice.
Les propositions à l’OMC sous le nom de « e-commerce » renforceraient davantage les systèmes de maximalisation de la PI et devraient être refusées, surtout pour les PMA qui n’ont pas besoin de les mettre en œuvre. Au lieu de cela, nous avons besoin de politiques qui promeuvent l’innovation, non limitées par des monopoles extrêmes de PI anti-développement.
10. Les pays ont besoin de marge de manœuvre; l’agenda sur l’e-commerce promeut une libéralisation totale nocive
“L’e-commerce” est utilisé comme un cheval de Troie pour d’autres propositions qui étendraient la libéralisation, y compris la suppression des droits de douane (sur les produits des technologies de l’information) ; la libéralisation de différents services ; et pour permettre aux entreprises étrangères d’entrer en concurrence pour l’attribution des marchés publics de tous les ministères. On propose de les appliquer même aux PMA qui ne doivent pas libéraliser les biens et services dans le cadre du Cycle de Doha. Ces propositions comprennent des sujets dont les pays en développement sont arrivés à stopper les négociations dans le Cycle de Doha. « L’e-commerce » ne devrait pas servir à faire entrer par la fenêtre des règles anti-développement qui ont déjà été rejetées.
11. Il faut un nouvel agenda pour des politiques économiques numériques et l’économie globale
Les pays en développement doivent développer leur propre agenda d’industrialisation numérique. Ils ne doivent pas faire avancer les « règles d’e-commerce » qui ont été développées par des multinationales comme Amazon, Google, Facebook et Alibaba dans leur propre intérêt. D’autres modèles peuvent distribuer plus équitablement les bénéfices de l’économie numérique tout en renforçant les droits humains. Tous les pays ont besoin de politiques pour restreindre le comportement de ces géants des affaires, afin de ne pas asseoir encore davantage leur pouvoir monopolistique démesuré. Un résultat pro-développement ne peut pas être atteint dans des discussions sur l’e-commerce parce que les règles et politiques nécessaires pour l’industrialisation numérique sont à l’opposé des règles de l’OMC, qui donnent des droits aux entreprises tout en restreignant le rôle régulateur des Etats.
La société civile a affirmé que le système commercial international doit laisser aux pays une marge de manœuvre suffisante pour poursuivre un agenda positif pour le développement et la création d’emplois et il doit faciliter, au lieu d’empêcher, les efforts globaux pour assurer la souveraineté alimentaire et la vraie sécurité alimentaire, le développement durable, l’accès aux médicaments abordables et la stabilité financière globale. Il doit privilégier des accords globaux sur les droits humains, l’environnement et les ODD par rapport au profit privé. Cet agenda pro-développement est mis de côté à l’OMC en faveur des intérêts des Big Tech par les négociations sur « l’e-commerce ».