Les récents débats au Royaume-Uni autour de la loi sur la reconnaissance du genre créent l’illusion qu’une frange du féminisme est intrinsèquement anti-trans, à savoir le féminisme radical et lesbien. Or soyons clair.e.s, les lesbiennes se sont toujours rebellées contre la répression fondée sur la binarité du genre et contre la répression sexuelle. Nous avons toujours été des traîtres face à l'essentialisme de genre.
En réalité, la complicité et la solidarité avec les personnes transgenres et avec la lutte transgenre pour les droits, la justice et le respect sont au cœur de notre histoire et de nos racines, tant féministes que lesbiennes. Permettez-moi de citer quelques exemples de trajectoires qui ont éclairé mon identité, mes expériences et mon positionnement politique.
Monique Wittig, théoricienne féministe et lesbienne radicale autoproclamée, déclarait dans son essai édifiant La pensée Straight (1979) que « les lesbiennes ne sont pas des femmes ». La catégorie de femme, expliquait-elle, n'a de sens que par rapport à la catégorie de l'homme, au sein d'un système de pensée et de gestion hétérosexuels. Ceci est tout sauf une pensée binaire de genre..
Audre Lorde Audre Lorde ouvre son autobiographie, Zami: une nouvelle façon d’écrire mon nom (1982) , avec les mots suivants: « J'ai toujours voulu être à la fois homme et femme ». Elle imagine le triangle père-mère-enfant qui se prolonge avec la triade grand-mère-mère-fille, elle-même flottant quelque part entre l’une ou l’autre. La fluidité de Lorde transcende ici non seulement les frontières patriarcales de genre, mais également celles d’ascendance, de lignage générationnel et de temps.
Stone Butch Blues (1992) de Leslie Feinberg, un roman célèbre très important pour la culture lesbienne, raconte l’histoire de Jess, une butch1 de la classe ouvrière, qui entretient une relation complexe avec son identité de genre, en constante évolution. Ce livre est plein d'amour et de respect pour les personnages transgenres, ainsi que pour les personnes travailleuses du sexe. Il célèbre tant les identités « fem » que « butch » et les cultures qui les accompagnent, et remet fondamentalement en question les normes sociales et les contraintes liées à la masculinité et à la féminité.
Ce ne sont pas des exceptions. Pourtant, beaucoup de gens en sont venus à croire que le féminisme radical se heurtait de manière inhérente à la question des droits, de la reconnaissance et du respect des personnes transgenres. Ou qu’être une féministe radicale signifie rejeter les mouvements de défense des droits des travailleuses et travailleurs du sexe. Dans certains milieux féministes, être anti-trans, ou anti-droits des travailleuses et travailleurs du sexe, est une étiquette assumée. Être «radfem» - abréviation de féministe radicale - revient à faire partie d’un club. Et faire partie de ce club comporte un ensemble de positions idéologiques qui ne peuvent pas être remises en question si vous tenez à y rester.
En conséquence, notre héritage est manipulé et réécrit, et nous nous retrouvons avec une version étroite, censurée, dévoyée et largement transphobe des théories et des mouvements féministes radicaux et lesbiens. Des générations de féministes ignorent donc les idées révolutionnaires, les théories et les politiques sur le genre et la sexualité issues du féminisme radical et lesbien.
Ce qui rend ce féminisme magnifique, c’est que tout en se centrant sur les femmes, il n’a eu de cesse de questionner ce qu’être une femme représente dans une société patriarcale et hétéronormative et de concevoir sa future libération du système binaire en termes de genre et de sexualité dans lequel nous vivons. Cette idée est au centre du manifeste «The Woman Identified Woman» (1970) du groupe Radicalesbians, par exemple.
Les débats autour de la loi sur la reconnaissance du genre ont à tort laissé entendre qu'il existait un conflit d'intérêts potentiel entre les femmes trans et cis. Cette idée s'accompagne souvent d'une demande assez manipulatrice de « dialogue », qui offre une apparence de civilité. Toutefois, le dialogue n’est possible que lorsque nous nous trouvons dans une position fondamentale de solidarité indéfectible et de souci sincère du bien-être de chacun.e et que nous reconnaissons sans réserve et entièrement l’humanité de chacun.e. Cela n'a pas été le cas dans le cadre de ces débats
En ce qui me concerne, je soutiens les mouvements de défense des droits des personnes trans, ainsi que ceux des travailleuses et travailleurs du sexe, en raison de (et non pas en dépit de) mon féminisme radical, de mon identité lesbienne et de mon expérience de vie. Évidemment, je ne suis pas la seule. De nombreuses expressions de solidarité, tel le soutien massif par de nombreuses lesbiennes cis via le hashtag #LwiththeT2, véhiculent le même message. Sur le plan politique, nous avons également assisté à des développements positifs dans le reste du monde. En octobre 2018 par exemple, le Parlement uruguayen a adopté une loi sur les droits des personnes transgenres, assortie d’un mécanisme permettant de se mettre en conformité avec le genre que l’on revendique sur les documents officiels ainsi qu’une pension pour les personnes persécutées sous la dictature militaire uruguayenne il y a plusieurs décennies. Et le mois dernier, des organisations féministes œuvrant pour la justice fiscale et des politiques fiscales incluant une perspective féministe ont publié une déclaration de solidarité avec les personnes trans (fièrement soutenue par l’AWID, l'organisation pour laquelle je travaille).
Il n’est pas surprenant que le recul du Royaume-Uni en matière de droits transgenres intervienne à un moment où les droits des femmes sont également en recul sur le plan mondial. Ces tendances sont liées à la montée des fascismes et de la droite dans de nombreux pays du monde. Elles exigent que nous nous rappelions que nous avons un intérêt commun: la destruction du patriarcat, avec son système de genre binaire et ses multiples formes de violence et d’oppression. Face à un contexte politique alarmant, il nous appartient de créer nos propres réalités féministes, ici et maintenant. Pour cela, nous avons besoin les un.e.s des autres. Pour citer les Radicalesbians, « ensemble, nous devons trouver, renforcer et valider notre/nos êtres authentiques ». C'était vrai dans les années 1970, et ça l’estencore aujourd'hui.
1 Lesbienne au style « masculin » (le mot butch vient du mot anglais butcher qui veut dire le boucher) NdT
2 « LwiththeT » est une abréviation de « Lesbians with the Trans » (les lesbiennes soutiennent les trans). NdT