Le fait qu’entre 500 et 800 milliards de dollars US soient évacués des pays en développement vers ceux du Nord par l’intermédiaire de flux financiers illicites (FFI) signale une profonde crise de gouvernance et des inégalités systémiques, comme le révèle Oxfam, chiffres à l’appui, dans un nouveau rapport publié en janvier 2016. Il s’agit également d’une question relevant de la justice de genre.
On considère habituellement que les FFI résultent d’activités criminelles, comme le blanchiment d’argent ou le trafic d’armes et de drogues. Bien que ces manœuvres jouent certainement un rôle, la majorité des FFI proviennent plutôt de l’évasion ou de l’évitement fiscal pratiqué à l’échelle mondiale par les entreprises multinationales, ainsi que de la falsification des prix des transactions commerciales.
Certains des secteurs entrepreneuriaux les plus puissants opérant dans les pays du Sud riches en ressources, particulièrement les industries extractives, sont au premier rang des fraudeurs fiscaux. Ils bénéficient largement d’une gamme d’incitations fiscales imbriquées à des « régimes de protection des investissements » et du soutien de puissantes institutions financières qui, parmi les services offerts à leurs société clientes, proposent le transfert de fonds vers des paradis fiscaux.
Pourquoi les défenseur-e-s de l’égalité de genre devraient se soucier des FFI?
La lutte contre les FFI est étroitement liée à la contestation du pouvoir des grandes entreprises sur le plan national et international. Le fait de compter sur un système financier mondial responsable et réglementé peut contribuer à redresser la distribution inégale des richesses et du pouvoir actuellement aux mains d’un bien petit nombre. En définitive, il s’agit d’un enjeu de justice économique, sociale et de genre. Voici au moins trois raisons pour lesquelles il en est ainsi, dont les défenseur-e-s de l’égalité de genre et des droits des femmes devraient tenir compte.
1. Les Nations Unies estiment qu’en Afrique seulement, 50 milliards de dollars US sont perdus par la voie des FFI.
Ce sont des ressources publiques dont on a désespérément besoin pour contrer l’appauvrissement en permettant un meilleur accès aux services essentiels comme l’éducation de qualité, les soins de santé, la protection sociale, l’assistance et les services liés aux droits sexuels et reproductifs.
Ces domaines sont particulièrement sous-financés dans les pays en développement, obligeant par exemple les femmes à assumer une plus grande part du travail lié aux soins alors que les services sociaux sont réduits. Les contraintes des États en matière de politiques relatives à la mobilisation des ressources ont pour effet d’ancrer de multiples discriminations et inégalités de genre structurelles, le travail non rémunéré des femmes y jouant un rôle crucial puisqu’il subventionne l’économie entière.
2. En outre, même si les grandes entreprises arrivent à dénicher des façons novatrices d’éviter de payer leurs dus (ou demandent à leurs avocat-e-s de les trouver pour elles), il n’en demeure pas moins que les recettes publiques doivent bien provenir de quelque part.
On estime fréquemment que le meilleur moyen de le faire (si l’on ignore les répercussions sociales et liées au genre) est de procéder à l’imposition des produits de base que les gens ordinaires consomment.
Plusieurs études, y compris celles du Rapporteur spécial des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, démontrent les conséquences de l’imposition des produits de consommation de base sur le renforcement des inégalités de genre, dont la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). En raison des normes de genre actuelles, une majorité de femmes dépensent une grande partie de leurs revenus pour se procurer les produits de base destinés aux personnes dont elles assurent les soins, par opposition aux grandes sociétés qui profitent d’exonérations fiscales.
3. Troisièmement, il est de plus en plus difficile de générer des revenus publics.
Ainsi, pour combler les écarts, les pays se tournent en grand nombre vers les sources de financement privées, celles-là mêmes qui contribuent à la pénurie de ressources publiques.
L’enthousiasme généralisé que suscitent les partenariats public-privé (PPP) comme mode de financement du développement est ainsi étroitement lié aux conséquences des fuites de capitaux du Sud vers le Nord. La protection des investissements et les dispositions relatives aux règlements des différends entre investisseurs et États garantissent que la partie privée de l’équation dégage des taux de rentabilité du capital investi, peu importe les résultats obtenus. Le fait de donner carte blanche aux entreprises, leur permettant de tirer profit des ressources collectives et de l’accès aux services, n’instaure pas les conditions propices à la réalisation des droits des femmes et de la justice de genre.
Sans un solide cadre réglementaire, fondé sur les droits humains, assorti de mécanismes de responsabilisation contraignants visant le secteur privé, il existe bien peu de preuves suggérant que les PPP puissent de quelconque façon contribuer à diminuer les inégalités.
En dépit de ce contexte, certains signaux indiquent que les FFI ne pourront plus désormais être balayés sous le tapis.
Comme le rapporte l’IPS, les Nations Unies ont cerné les FFI comme l’une des principales « sources cachées » du financement destiné au développement. On convient qu’il est absolument essentiel de s’attaquer à cette question pour mobiliser les fonds nécessaires à la mise en œuvre des 17 Objectifs de développement durable (ODD).
« À de nombreux égards, on se souviendra de 2015 comme l’année des flux financiers illicites », affirme la Financial Transparency Coalition (Coalition pour la transparence financière) qui a consacré son rapport 2015 à la revue des avancées et des régressions en cette matière. « Les dommages qu’ils [les FFI] causent sont maintenant bien inscrits sur la carte. Mais, il appartient aux citoyens et aux citoyennes, travaillant auprès de leurs allié-e-s du gouvernement, des médias, du monde des affaires et d’ailleurs, de faire en sorte que les solutions appropriées soient mises en place », souligne la Coalition.
Que peut-on faire?
Il est évident que la lutte aux FFI ne peut être menée individuellement par chaque pays. Il faudra plutôt emprunter un virage mondial, passant de la concurrence fiscale à la coopération fiscale entre les nations. L’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) a élaboré une série d’actions visant à réglementer l’évasion fiscale, endossée par le G20 en novembre. Cependant, le manque de participation de l’ensemble des pays en développement les plus touchés par les FFI érode la légitimité de ces espaces lorsqu’il s’agit d’instaurer des règles s’appliquant à tous les États.
Bien que les pays développés se soient vigoureusement opposés à établir un organisme international de coopération fiscale sous l’égide de l’ONU lors de la troisième Conférence internationale sur le financement du développement tenue à Addis-Abeba en juillet 2015, les pressions ne se sont pas résorbées. Les pays en développement et la société civile mondiale continueront d’exiger, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’ONU, la mise sur pied d’un organisme international de coopération fiscale. Il sera essentiel d’assurer la réglementation démocratique de la transparence fiscale et la diffusion publique de l’information financière.
Qui plus est, le renforcement de la redevabilité des entreprises et des sociétés fait actuellement l’objet de discussions au sein du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies. Un groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée, chargé d’élaborer un instrument international juridiquement contraignant pour réglementer a été mis en place, dans le cadre du droit international des droits humains, les activités des sociétés transnationales et des autres entreprises. Il est possible que ce processus permette également de traiter l’évasion fiscale pratiquée par les entreprises comme une violation des droits humains, plus particulièrement des droits économiques, sociaux et culturels. Il est crucial de compter sur la participation substantielle des organisations de droits des femmes et d’autres OSC afin de veiller à ce qu’on adopte un point de vue féministe au cours de la démarche et au final, dans l’instrument juridiquement contraignant. Il est aussi d’extrême importance que tous les gouvernements manifestent un engagement constructif à l’égard du processus.
Parallèlement à ces démarches et au contenu des discussions chez les responsables gouvernementaux, il importe plus que jamais de mobiliser l’ensemble des mouvements sociaux, y compris les activistes des droits des femmes et de l’égalité de genre. On pourra ainsi récupérer toutes les ressources dilapidées dans les flux financiers illicites, au nom de tous et toutes et au nom de leurs droits humains. La contestation du pouvoir des entreprises et la revendication de la justice fiscale sont les composantes maîtresses de la lutte en faveur de la justice de genre et de la justice économique à l’échelle mondiale.
Cet article a été initialement écrit pour le Righting Finance (en anglais)