Informez-vous

Votre source d’information par excellence sur les dernières tendances touchant la justice de genre et les droits des femmes dans le monde

Les espaces civils s’amenuisent : régression ou offensive?

Dans de nombreux pays et sous couvert de « sécurité nationale », les opinions dissidentes relèvent de plus en plus fréquemment de la justice pénale et les espaces dédiés à l’activisme et au travail en faveur de la justice sociale s’amenuisent. Cette évolution a des conséquences dramatiques sur les organisations financées par des bailleurs de fonds étrangers.

Dans des pays de plus en plus nombreux,  les espaces consacrés à la justice sociale se réduisent et les dissident-e-s sont de plus en plus fréquemment confronté-e-s à une pénalisation de leurs activités. Les mesures de répression mises en œuvre prennent la forme d’abus de pouvoir ciblés de la part des autorités mais aussi celle d’un remaniement législatif visant à empêcher certaines organisations en faveur de la justice sociale de faire leur travail. Souvent, ces actions sont légitimées par des priorités relevant de la « sécurité nationale » et reflètent les chocs idéologiques et les mouvements géopolitiques plus généraux qui agitent actuellement la planète. Elles ont pour effet de paralyser les organisations de la société civile dont les financements proviennent de l’étranger. 

En juin 2013, Maina Kai, Rapporteur spécial sur le droit de réunion et d'association pacifiques, a déclaré dans son rapport à la 23ème session du Conseil des droits de l’homme : « la capacité à rechercher, assurer et utiliser des ressources est essentielle à l’existence et au travail effectif de toute association, aussi petite soit-elle. Le droit à la liberté d’association comprend non seulement la capacité des individus ou des entités juridiques à former et rejoindre une association, mais aussi à rechercher, recevoir et utiliser des ressources (humaines, matérielles et financières) provenant de sources locales, étrangères et internationales. » Comme le précise ce rapport, les gouvernements imposent des restrictions de plus en plus importantes aux financements étrangers. Cette attitude est contradictoire – dans la mesure où ces gouvernements cherchent, pour la plupart, a obtenir des financements des pays qu’ils tentent d’exclure de leurs espaces civils – et va à l’encontre d’un certain nombre de dispositifs juridiques internationaux, parmi lesquels le Pacte international sur les droits civils et politiques, la Déclaration sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la croyance et enfin la Déclaration sur les défenseurs des droits humains.

Des éléments factuels nous ont permis d’identifier, parmi ces pays, l’Algérie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Belarus, le Cambodge, la Chine, l’Égypte, l’Éthiopie, la Hongrie, l’Inde, la Jordanie, le Kenya, la République kirghize, le Pakistan, la Russie, le Soudan et le Turkménistan. Tous ont particulièrement pris pour cible les organisations de défense des droits humains et celles qui réalisent un travail de plaidoyer et de réflexion dans le domaine de l’orientation sexuelle et de l’identification de genre. L’AWID s’est entretenue avec des défenseuses des droits des femmes et des droits des LGBTQI (lesbiennes, gay, bisexuel-le-s, transgenres, en questionnement ou intersexué-e-s) pour examiner plus en détail la situation en Russie et en Inde.

Les lois russes sur les « agents étrangers »

En mai 2015, Vladimir Poutine a autorisé l’entrée en vigueur d’une loi accordant aux autorités russes le pouvoir de mettre fin aux activités de toute organisation étrangère ou internationale dont les activités seraient identifiées comme « nuisibles » aux « capacités de défense, à la sécurité, à l’ordre public ou à la santé publique » du pays. Cette loi prévoit différentes sanctions applicables aux contrevenants : des amendes, des peines de prison et des restrictions de la libre circulation. Elle se fonde sur une autre loi, adoptée en 2012, qui permet de considérer certains groupes comme des « agents étrangers » en raison de leurs activités politiques supposées ou de leurs financements étrangers. Depuis le mois de juillet 2015, 78 organisations ont été officiellement recensées comme « agents étrangers », parmi lesquelles de nombreux groupes de défense de l’environnement et des droits humains. Parce que ces liquidités et ses actifs sont déposés dans des banques étrangères, la très respectée Dynasty Foundation s’est récemment trouvée incluse dans la liste des dernières organisations identifiées par ce dispositif législatif.

Irina Kosterina, coordinatrice des programmes pour la démocratie de genre au sein de la Fondation Heinrich Böll, note que les bailleurs de fonds, parmi lesquels sa fondation, rencontrent de plus en plus de difficultés pour travailler en Russie : « il est aujourd’hui difficile d’aborder des questions relatives au genre, à l’orientation sexuelle et parfois même à la politique dans la sphère publique russe. Certaines ONG partenaires accusées d’être des « agents étrangers » ont décidé de suspendre leurs activités. Nous sommes dans l’incapacité de soutenir les projets en rapport avec les droits des lesbiennes, des gays, des bisexuel-le-s ou des transgenres (LGBT), puisque cela est interdit par la loi sur la ‘propagande homosexuelle’. Les ONG LGBT que nous soutenons s’attachent donc principalement à aider les communautés et s’abstiennent de toute activité de plaidoyer ou de débat public. L’adoption de cette nouvelle loi sur les ‘organisations étrangères indésirables’ va considérablement réduire, voire geler définitivement, les activités des bailleurs de fonds étrangers en Russie. Les ressources consacrées aux droits civils vont indubitablement se tarir, notamment dans le domaine des droits des femmes et des personnes LGBT. » Ce recul survient dans un contexte qui aurait pourtant été favorable au dialogue entre mouvements, à la solidarité et à l’apprentissage. En lieu et place, les groupes de défense des droits des femmes sont de plus en plus nombreux à recevoir la notification qui fait d’eux des agents étrangers alors que d’autres mouvements s’épanouissent. Le mouvement de défense des droits des personnes handicapées en Russie est, par exemple, en plein essor et s’enorgueillit de nombreux succès. Les bâtiments sont de plus en plus accessibles aux personnes handicapées et ces dernières sont beaucoup plus visibles dans l’espace public, ce qui n’était pas le cas il y a vingt ans.

L’Europe de l’Est et les ex-républiques soviétiques semblent s’inspirer de l’exemple russe et des restrictions imposées aux espaces réservés à la société civile dans ce pays. Dans le Rapport 2014 sur la situation des droits humains et de la démocratie publié par le ministère britannique des Affaires étrangères et du Commonwealth, une étude de cas attire l’attention sur la réduction des espaces mis à la disposition des organisations de la société civile en Europe de l’Est et en Asie centrale. Selon ce rapport, les causes de ce phénomène restent difficiles à déterminer, mais il semble que les pays de la région rendent les influences étrangères responsables des troubles civils en Ukraine. Ces pays craignent depuis longtemps l’influence des investissements étrangers sur leur politique intérieure. Il y a dix ans, les fondations George Soros – qui connaissaient un bel essor dans l’ensemble de la région – ont été progressivement mises à l’écart parce que l’on craignait qu’elles n’infléchisse la direction donnée par ces États à leur propre développement. Au fil des années, et plus nettement depuis deux ans, l’Azerbaïdjan, le Belarus, le Turkménistan et l’Ouzbékistan ont adopté des législations visant à limiter les activités des ONG. L’Arménie et le Kirghizistan sont actuellement entrés dans un processus d’examen de projets de lois similaires.

La loi indienne sur la régulation des contributions étrangères (Foreign Contribution Regulation Act - FCRA)

En Inde, le gouvernement néolibéral de Narendra Modi s’est attaqué aux défenseur-se-s des droits humains et aux groupes de défense de l’environnement les plus visibles en faisant voter sa « loi sur la régulation des contributions étrangères ». Selon Kalyani Menon-Sen, membre du Feminist Learning Partnerships basé à Gurgaon, « le gouvernement s’est attaqué à Greenpeace parce qu’elle s’oppose au pillage des ressources naturelles par les grandes entreprises, à la Fondation Ford parce qu’elle soutient Teesta Setalvad ­­- qui incarne la campagne visant à obtenir justice pour les survivant-e-s du génocide du Gujarat en 2002 –[et] au Bank Information Trust, parce qu’il a enquêté sur des infractions au droit national et des détournements de procédure commis dans le cadre de projets financés par la Banque Mondiale et la BID dans les secteurs du charbon et de l’électricité ». Les organisations de femmes, notamment les ONG communautaires de base financées par Ford, ont subi, par association, les conséquences de ce que Menon-Sen appelle la « chasse aux sorcières de la FCRA ». Elles n’ont été que des dommages collatéraux.

Les financements étrangers sont importants pour les organisations locales indiennes, et ce pour plusieurs raisons. Outre ceux-ci, les ONG indiennes ne disposent que de quatre autres options de financement : les fonds que les entreprises sont légalement tenues de mettre à disposition au titre de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) ; le gouvernement ; les institutions philanthropiques locales ; et le grand public. Les entreprises et le gouvernement sont les bailleurs de fonds les plus importants, mais leurs décisions dans ce domaine sont souvent conservatrices ou restrictives.

Les fonds mis à disposition par le biais de la RSE sont le plus souvent alloués à des activités qui ne font pas polémique, ce qui exclut les groupes de défense des droits humains et de l’environnement qui, par nature, remettent en cause le gouvernement et l’industrialisation. Seem Misra, un avocat basé à Delhi, affirme que le travail sur les droits est perçu comme « hostile ». Selon Rajesh Tandon, le fondateur de l’organisation Participatory Research in Asia, les donateurs de la classe moyenne et les entreprises adoptent des comportements conservateurs parce qu’ils sont « une première génération de bailleurs de fonds et ne souhaitent pas contrarier le gouvernement ». En outre, ces donateurs sont moins susceptibles de contribuer au financement des programmes de renforcement des compétences, de mobilisation et de sensibilisation. Logiquement, de nombreux groupes comptent donc sur les financements plus flexibles des donateurs étrangers pour mener les activités de ce type. L’analyse proposée par l’Asian Centre for Human Rights vient renforcer celle de Tandon. Elle montre en effet que le gouvernement finance principalement des groupes qui sont en première intention des prestataires de services. Cette même analyse a révélé que le gouvernement n’avait jamais financé de groupes tenant le gouvernement pour responsable des échecs dans la mise en œuvre et la préservation de la loi. Tandon illustre ainsi les lacunes du gouvernement en matière de financement : « … les ONG obtiendront de l’argent du gouvernement pour construire des toilettes, mais pas pour sensibiliser les gens ou les inciter à les utiliser ». Cet exemple fait écho à l’article de l’AWID intitulé Arroser les feuilles et affamer les racines, publié en 2013. Dans tous les secteurs, les bailleurs de fonds sont de plus en plus nombreux à allouer des fonds aux « feuilles » – par exemple les femmes à qui l’on accorde des micro-crédits à titre individuel – plutôt qu’aux « racines » – par exemple les organisations de droits des femmes chevronnées qui ont passé des décennies à préparer le terrain pour un changement institutionnel et systémique. Le fait que le gouvernement indien applique ce mode d’allocation des fonds à l’ensemble des secteurs du développement affecte immanquablement les organisations indiennes œuvrant en faveur des droits des femmes.

Les exemples puisés en Inde, en Russie et ailleurs laissent apparaître une tendance claire. Les États s’efforcent de contrôler les organisations qui leur opposent le plus de résistance : les organisations de défense des droits humains, les institutions actives dans le champ de la gouvernance et enfin les organisations qui remettent en cause les normes hétéronormatives patriarcales – c’est-à-dire les organisations de droits des femmes et celles qui travaillent sur les questions d’orientation sexuelle et d’identification de genre.

Mais la situation est encore plus complexe. Les contextes évoqués s’inscrivent dan celui des chocs idéologiques et des mouvements géopolitiques plus généraux qui agitent actuellement la planète. Le déséquilibre économique en faveur de l’Occident tend à disparaître au profit du Sud et cette évolution entraîne une moindre dépendance vis-à-vis des modèles de développement néolibéraux des États-Unis et de l’Europe occidentale. Malheureusement, la société civile subit de plus en plus nettement les dommages collatéraux de cette bataille. Nous pouvons comprendre le fait que des économies en croissance comme l’Inde et la Russie souhaitent choisir leurs propres options de développement plutôt que celles que proposent la Banque Mondiale et le FMI ; mais l’accès aux droits humains fondamentaux ainsi qu’à la liberté de réunion et d’expression – comme la possibilité de les revendiquer – ne sauraient être rejetés sous le faux prétexte que ce sont des idéaux occidentaux. Cet argument nuit aux mouvements de résistance locaux qui ont toujours existé, avec ou sans financement étranger et le fait de réduire ces derniers à néant sous la pression de lois visant à les intimider ne rendra service ni à la Russie, ni à l’Inde, ni à aucun autre pays en croissance économique. Tous les États évoqués devraient inscrire dans leurs objectifs à atteindre l’établissement de rapports plus sains entre une société civile indépendante et l’État, plutôt que de se détourner des véritables priorités en tentant continuellement de déterminer qui est un « agent étranger » et qui ne l’est pas ». Nous vivons une période importante et la communauté internationale des bailleurs de fonds devrait saisir cette occasion pour se pencher sur le travail accompli à ce jour dans ces pays, dialoguer avec leurs partenaires pour identifier les prochaines étapes  et élaborer de nouveaux modes d’engagement et de nouveaux moyens de soutenir la société civile. 

    

Category
Analyses
Region
Global
Source
AWID