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Le Pape doit rendre compte des crimes systématiques et généralisés contre l'humanité

DOSSIER DU VENDREDI: Le 13 septembre 2011, le Centre pour les droits constitutionnels (CCR)[1] et l’association Survivors Network of those Abused by Priests (SNAP)[2] ont déposé plainte devant la Cour pénale internationale (CPI)[3] afin que celle-ci enquête sur le Pape, le Secrétaire d'État du Vatican et deux Cardinaux et engage des poursuites à leur encontre pour viol, d’autres formes de violence sexuelle et torture, reconnus comme crimes contre l’humanité.

Par Shareen Gokal, à partir des entretiens avec Pam Spees (CCR) et Megan Peterson (SNAP)

Lorsque Megan Peterson avait 14 ans, elle était convaincue que son destin était de devenir une nonne. Puis, en 2004, elle rencontra le père Jeyapaul, un prêtre indien en visite dans sa paroisse du Diocèse de Crookston, au Minnesota. Elle l’avait vu pour la première fois lors d’une retraite spirituelle pour jeunes, c’est pourquoi elle n’eut qu’une petite hésitation lorsqu’il l’interrogea sur le livre qu’elle était en train de lire et lui proposa de lui prêter l’un des siens.

Le père Jeyapaul proposa à Megan de s’asseoir dans son bureau, puis se leva pour aller chercher le livre en question, mais n’en fit rien et ouvrit la braguette de son pantalon à la place. C’est alors qu’il la viola, et il continua de le faire à plusieurs reprises durant presque un an, en la menaçant de lui faire du mal à elle et à sa famille si elle ne coopérait pas. Il a utilisé la religion, qui occupait une place tellement importante dans la vie de Megan, pour la manipuler, en lui disant que c’était la volonté de Dieu, qu’elle devait se repentir de ses péchés et qu’il avait le pouvoir de l’absoudre.

L’expérience de Megan est emblématique des très nombreux cas d’abus commis par des membres du clergé dans le monde entier, qui se caractérisent par la violence, la trahison et une souffrance qui ronge les victimes pendant très longtemps.

Exiger justice et responsabilité de la part des hauts responsables de l’Église

Lorsqu’un crime est perpétré par un prédateur aussi puissant que l’Église, les victimes et les survivants[4] de viols et d’abus sexuels ont peu de chances de faire reconnaître les responsabilités et d’éviter que plus de mal ne soit fait. Mais cela est peut-être sur le point de changer.

La plainte, déposée le 13 septembre 2011 par le CCR et le SNAP, comprend 22 000 pages qui documentent les faits, à savoir des témoignages, des études de cas, des déclarations, des lettres, des photographies, les conclusions de nombreuses commissions[5] et des rapports d'un grand jury, et vise à établir que les violences sexuelles perpétrées au sein de l’Église catholique sont systématiques et répandues. Les preuves disponibles en Australie, en Autriche, en Belgique, au Canada, en Allemagne, en Irlande, en Italie et aux États-Unis permettent d’estimer que durant la période comprise entre 1981 et 2005, le nombre de victimes était de l’ordre de 100 000[6] personnes. Toutefois, si les cas dénoncés en Afrique, en Amérique latine et dans d’autres pays étaient pris en compte, ce chiffre augmenterait considérablement à l’échelon mondial.

Le viol en tant que crime individuel, y compris hors du contexte des conflits armés, est recevable à la CPI lorsqu’il s’inscrit dans le cadre d’une pratique criminelle répandue ou systématique, ce qui permet d’engager des poursuites pour crime contre l’humanité. Bien que la juridiction de la Cour ne remonte qu’à 2002, date de l’entrée en vigueur du Statut de Rome, il est argumenté, dans la plainte déposée devant la CPI, que les nombreux cas qui se sont produits avant 2002 sont essentiels pour établir la « culture du viol et de l’impunité » qui règne au sein de l’Église. De même, le CCR affirme que les affaires survenues aux États-Unis ou dans d’autres pays n’ayant pas ratifié le statut de la CPI sont recevables en qualité de preuves, car elles confirment le caractère systématique et répandu des violences sexuelles commises au sein de l’Église.

Paradoxalement, la nature même de l’Église catholique, hautement centralisée et hiérarchique, utilisée très efficacement pour dissimuler la réalité, permet également d’établir la preuve irréfutable des violations commises. La plainte affirme que les hauts responsables du Vatican avaient ou auraient dû avoir connaissance des violences exercées par ses membres. Au cours de cette période, durant laquelle plus de 100 000 victimes d’abus sexuels ont été identifiées, le Pape actuel, Joseph Ratzinger, était à la tête de la Congrégation pour la doctrine de la foi (CDF), l’institution qui reçoit la totalité des plaintes pour violences sexuelles au sein de l’Église.

En tant que responsable de cette institution, Ratzinger est accusé d’avoir ordonné, encouragé, facilité ou, de quelque sorte que ce soit, de s'être rendu complice de ces politiques et pratiques visant à étouffer les plaintes crédibles de violences sexuelles[7]. Ces pratiques se sont traduites par l’obstruction de la justice, la destruction de preuves, la mutation des prêtres, le refus de coopérer avec les autorités civiles, le rejet du blâme sur les victimes, l'attribution de récompenses au profit des complices et de sanctions pour les personnes ayant dénoncé un abus.

L’une des autorités mises en cause dans cette plainte est le Secrétaire d'État du Vatican, le Cardinal Tarcisio Bertone, qui a déclaré que les évêques ne devraient pas être contraints à dénoncer aux autorités civiles les prêtres ayant commis des actes répréhensibles: « La société civile doit… respecter le « secret professionnel » des prêtres… Si un prêtre ne peut pas avoir confiance dans son évêque de crainte d’être dénoncé, cela revient à dire qu’il n’existe plus de liberté de conscience »[8].

Parmi les preuves figure la correspondance échangée au cours de nombreuses années entre le Pape Ratzinger, à l’époque cardinal, et Tarcisio Bertone, dans laquelle il était systématiquement refusé aux évêques souhaitant renvoyer ou défroquer des prêtres auteurs d’actes répréhensibles de le faire, en dépit de preuves flagrantes et, dans un cas, d’un rituel d’abus commis par un prêtre qualifié de « satanique »[9].

Le cardinal Angelo Sodano est également mis en cause pour le rôle déterminant qu’il a joué pour étouffer l’un des cas les plus scandaleux de violences sexuelles exercées par un prêtre, à savoir celui du père Marcial Maciel Degollado. Maciel, fondateur de l’ordre religieux de la Légion du Christ, a été dénoncé au Pape Jean-Paul II par des membres de l’ordre dès 1989 pour viol et violences sexuelles. Le Vatican n’a adopté aucune mesure concernant Maciel, qui a engendré plusieurs enfants avec des femmes rencontrées sous une fausse identité. L’un de ces enfants a même dénoncé avoir été lui aussi violé par Maciel. La procédure canonique, qui avait débuté après l’explosion publique du scandale en 2004, a été interrompue par Sodano, avec l’approbation du Pape Jean-Paul II.[10]

Abus et camouflages systémiques et généralisés

Parmi les conclusions incluses dans le dossier se trouvent celles formulées par un grand jury en 2011, après avoir enquêté sur l’archidiocèse de Philadelphie et documenté les abus sexuels de centaines d’enfants perpétrés par au moins 63 prêtres différents.[11] En dépit de l’adoption en 2002 par la Conférence des évêques catholiques des États-Unis d’une politique dite « de tolérance zéro » sur les abus sexuels, 37 prêtres qui faisaient l’objet d’accusations fondées de violences sexuelles étaient encore en fonction à l’archidiocèse de Philadelphie en 2011. L’un de ces prêtres avait été muté si souvent que selon les propres registres de l’archidiocèse, « il ne restait plus guère d’endroits où il ne serait pas déjà connu »[12].

Une enquête menée pendant 18 mois sur l’archidiocèse de Boston par le Bureau du Procureur général du Massachusetts a révélé que 250 prêtres et personnels d’église étaient accusés d’agressions sexuelles à l’encontre de mineurs « en si grand nombre et sur des périodes si prolongées qu'on a du mal à le croire ». Tout comme les autres commissions, le rapport de Boston a conclu que « peut-être l’aspect le plus tragique dans cette histoire était que de nombreux cas auraient pu être évités ».[13] Et pourtant, rien n’a été fait alors que les hautes autorités de l’Église étaient en connaissance de la situation.

Une enquête interdiocésaine réalisée en Allemagne a conclu à la « destruction massive de documents ». Aux États-Unis, un ancien archevêque a témoigné qu’il « détruisait systématiquement les documents » contenant des allégations d’abus sexuels, tandis qu’un autre évêque a été enregistré alors qu’il conseillait à des avocats ecclésiastiques d’utiliser la voie diplomatique protégée pour les communications relatives aux violences sexuelles.

En 2001, l’évêque français Pierre Pican été condamné à trois mois de prison pour non-dénonciation de viols et d’agressions sexuelles commis à l’encontre de dix jeunes garçons par un prêtre de son diocèse. Postérieurement, Pican reçut une lettre écrite par le cardinal Dario Castrillon Hoyos, avec l’approbation du Pape Jean-Paul II, lui disant: « Vous avez agi sagement et je me réjouis d'avoir un confrère... qui... aura préféré la prison plutôt que de dénoncer son fils-prêtre »[14].

L’un des cas individuels soumis à la CPI est celui de Rita Milla, agressée sexuellement par le père Santiago Tamayo, à l’église St. Philomena Church à Carson, en Californie, alors qu’elle était âgée de 16 ans. Le degré de violence des agressions sexuelles a augmenté au cours des cinq années qui ont suivi, jusqu’au viol à plusieurs reprises de Rita par sept prêtres. Rita est tombée enceinte et a refusé d’avorter en dépit de la pression exercée par le prêtre pour qu’elle mette fin à sa grossesse. Tamayo a pris des mesures pour l’envoyer à la clinique de son frère aux Philippines, où elle a été négligée et privée de nourriture au point de sombrer dans le coma et d’accoucher de son enfant dans cet état.

La mère de Rita a finalement réussi à la retrouver, est parvenue à la faire rentrer aux États-Unis et a dénoncé la situation à l’archidiocèse qui, un an plus tard, lui a communiqué que rien ne pourrait être fait. En 1984, elle a porté plainte contre l’archidiocèse de Los Angeles, mais les sept prêtres accusés avaient disparu. Lorsqu'enfin l’affaire a été entendue par la Cour d’appel, le délai de prescription avait expiré. En mars 1991, Tamayo est retourné en Californie, a confessé et a demandé pardon à Rita. Il a présenté des lettres prouvant que l’archidiocèse de Los Angeles l’avait payé pour qu’il reste aux Philippines afin d’éviter le scandale ou une action en justice.

Depuis, Tamayo est décédé et a été défroqué non pas pour les crimes commis contre Rita, mais pour s’être marié. Un test de paternité ordonné par la cour a confirmé qu’un autre prêtre du diocèse, Valentine Tugade, était le père de l’enfant de Rita. Tugade a déclaré à un journaliste: « Je me souviens d’elle... Nous avons eu des relations sexuelles avec elle, beaucoup d’entre nous ». Il a cependant ajouté: « Elle était consentante, il n’y a donc aucune raison pour je m’excuse auprès d’elle. Je m’en suis repenti il y a très longtemps de cela »[15].

Dans le cas de Megan Peterson, évoqué au début du présent article, un procureur a porté plainte contre le père Jeyapaul et obtenu un ordre d’extradition et la publication d'une notice rouge par Interpol. Jeyapaul continue de travailler dans des églises en Inde, alors que le Vatican a pleinement connaissance de l’accusation de viol qui existe à son encontre. Le cas de Megan fait maintenant partie des preuves présentées à la CPI contre William Levada, le successeur de Ratzinger aux fonctions de préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, pour ne pas avoir pris de mesures en vue d’assurer l’extradition de Jeyapaul et ne pas avoir coopéré avec l’enquête, outre son rôle de facilitateur d’autres violations.

Lutter contre l’impunité

D’après Pam Spees, l’avocate du CCR qui a porté l’affaire devant la CPI, aucun système national n’a été capable ou n’a voulu poursuivre les hautes autorités du Vatican pour leur responsabilité directe ou des supérieurs hiérarchiques dans ces violations. Même lorsqu’une poursuite en justice est engagée à l’échelon national, celle-ci ne concerne, dans la quasi-totalité des cas, que le niveau individuel, et non pas la dimension globale et systémique sous-jacente de ces crimes.

La présence mondiale de l’Église, son statut pseudosouverain, l’utilisation des voies diplomatiques et la persistance du secret (renforcé par la menace d’excommunication) montrent bien que celle-ci n’assume toujours pas sa responsabilité dans les juridictions nationales du monde entier. Pendant ce temps, le procureur de la CPI doit trancher si ce cas relève de sa juridiction et de sa compétence, et il reste à voir si la CPI aura la volonté politique de poursuivre « le représentant de Dieu sur terre » pour ces crimes odieux.

Mesures à prendre:

  • Les organisations de la société civile peuvent identifier et contacter les survivants et les organisations de survivants afin de leur apporter leur soutien. Parfois, outre le traumatisme vécu par les survivants, ceux-ci sont également confrontés à des risques considérables sur le plan physique, psychologique et émotionnel s’ils osent parler. Si vous connaissez des survivants à la recherche d’autres survivants, mettez-les en contact avec le réseau SNAP (via www.snapnetwork.org).

  • Si vous connaissez des personnes disposant d’informations ou de preuves concernant cette affaire et souhaitant les partager, veuillez contacter le CCR (http://ccrjustice.org/contact) ou vous adresser directement à la CPI (www.icc-cpi.int/Menus/ICC/Contact). Plus les cas présentés à la CPI seront nombreux, plus il y aura de chances pour que celle-ci instruise la plainte à l’encontre du Vatican.

  • Exigez de vos gouvernements qu’ils assument leurs obligations d’assurer le respect, la protection et la réalisation des droits humains en obtenant que les autorités ecclésiastiques, indépendamment de leur niveau de hiérarchie, soient soumises aux mêmes lois que tout le monde, et ne soient pas considérées au-dessus de celles-ci. Il convient d’enquêter sur et de poursuivre non seulement les coupables directs de viols et de violences sexuelles, mais également leurs autorités supérieures qui, bien que connaissant leurs violations et sachant qu’ils les commettraient à nouveau, les ont laissés à leur poste ou les ont mutés.

  • Exigez de vos structures internationales et régionales des droits humains qu’elles assument leurs obligations de la même manière, afin qu’elles puissent tenir leurs promesses et réaliser leurs mandats en matière de responsabilité. L’Église veut être traitée comme un État lorsque cette position est avantageuse pour le Vatican, et elle se cache derrière le voile de l’autorité religieuse lorsque ce n’est pas le cas. Elle doit assumer les conséquences et les répercussions des actes commis par l’ensemble de ses membres.

[1] Le Centre pour les droits constitutionnels (Center for Constitutional Rights) se consacre à la promotion et à la protection des droits garantis par la Constitution des États-Unis et par la Déclaration universelle des droits de l’homme. Fondé en 1966 par des avocats qui représentaient les mouvements des droits civils dans le Sud, le CCR est une organisation légale et éducationnelle à but non lucratif dont l'objectif est d’utiliser de manière créative la législation en tant que force positive en vue de susciter un changement social.

[2] Fondé en 1988 à Chicago, aux États-Unis, le réseau SNAP est le groupe d’appui le plus grand, le plus ancien et le plus actif au profit des femmes et des hommes victimes de figures d’autorité religieuse. Le réseau SNAP est présent dans le monde entier.

[3] Center for Constitutional Rights, “Victim’s Communication Pursuant to Article 15 of the Rome Statute Requesting Investigation and Prosecution of High-level Vatican Officials for Rape and Other Forms of Sexual violence as Crimes against Humanity and Torture as a Crime against Humanity,” ICC File No. OTP-CR-159/11. Document présenté au nom du réseau SNAP et des victimes et des survivants individuels, 13 septembre 2011. Disponible à l’adresse Internet : http://ccrjustice.org/ICCVaticanProsecution

[4]S’il est vrai que le terme « survivant » est approprié pour que les personnes ayant vécu dans la violence puissent être reconnues, s'affirmer et avoir plus de poids, il n’en demeure pas moins qu’il est important de reconnaître également que les preuves réunies montrent sans équivoque que de nombreuses personnes n’ont pas survécu aux dures épreuves subies. L’affaire portée à l’attention de la CPI documente des cas tragiques de suicides, de tentatives de suicide, et de longues périodes de souffrances. (CCR, « Communication des victimes… » p. 4)

[5]Commissions Hughes, Winter, Ferns, Ryan, Murphy et Cloyne, et rapports Westchester, Suffolk et New Hampshire.

[6]CCR, « Communication des victimes…» p. 6

[7]CCR, « Communication des victimes…» p. 56

[8]CCR, « Communication des victimes…» p. 37

[9]CCR, « Communication des victimes…» p. 46

[10]CCR, « Communication des victimes…» p. 47

[11]Le registre des incidents documentés dans le témoignage est bouleversant, tel le cas d’une fillette âgée de 11 ans, violée, tombant enceinte et contrainte à avorter par le prêtre. Une autre fillette a été agressée sexuellement alors qu’elle était immobilisée sur un lit d’hôpital. Une autre victime violée à l’âge de 12 ans a fait une tentative de suicide et demeure internée dans un hôpital psychiatrique étant adulte. Un autre cas évoqué est celui d'un garçon battu par son père jusqu’à perdre conscience pour s’être plaint que son frère était victime des abus d’un prêtre.

[12] Plainte, p. 25

[13]CCR, « Communication des victimes…» p. 21

[14] Plainte, pp. 37-38

[15]CCR, « Communication des victimes… » p. 42-43.

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Note: Cet article fait partie de la série hebdomadaire des « Dossier de Vendredi (Friday File en anglais) », de l’AWID qui explore des thèmes et évènements importants à partir de la perspective des droits des femmes. Si vous souhaitez recevoir la lettre d’information hebdomadaire « Dossier du Vendredi », cliquez ici.

Cet article a été traduit de l’anglais par Monique Zachary.

Category
Analyses
Region
Global
Source
AWID