Cet article est basé sur un discours présenté par la Directrice Exécutive de l’AWID Lydia Alpízar Durán à une Table ronde de haut niveau au cours de la 54ème session de la Commission des Nations unies de la condition des femmes (CSW).
Par Lydia Alpízar Durán Nous avions rêvé de voir la vie quotidienne de toutes les femmes et filles radicalement transformée ; d’un avenir où les filles naîtraient dans un monde d’opportunités, d’éducation et d’épanouissement, où les femmes pourraient aimer comme elles le voudraient et mener une vie débarrassée de toute forme d’oppression et de violence ; nous rêvions de voir les femmes accéder à l’éducation, à la santé, à un travail décent et à la prise de décision à tous les niveaux. Ces rêves ont été couchés sur le papier sous forme d’accords internationaux et nous attendions qu’ils soient traduits dans les faits. A Beijing il y a 15 ans, nous avions conscience d’être ensemble en train de bâtir l’histoire, parce que nous avions repoussé les limites des possibilités et construit un consensus mondial autour du progrès de l’égalité des genres et des droits des femmes, fondement de tout travail futur. Cette session annuelle de la Commission de la condition de la femme (CSW) est très particulière car nous commémorons et fêtons les 15 ans de la révolution qu’a signifié la 4ème conférence mondiale des Nations Unies sur les femmes. Comme une personne qui rejoint le mouvement des femmes en tant que jeune activiste au beau milieu des préparatifs de Beijing, c’est un honneur de pouvoir partager avec vous quelques réflexions, analyses et recommandations en tant que féministe et une membre très fière du mouvement historique mondial des femmes Le rapport du Secrétaire général des Nations unies, établi en tant que document de référence pour cette session de la CSW[1], présente un panorama très complet des avancées, lacunes et défis ainsi que quelques recommandations. Il établit clairement que les réalisations sont limitées ou inégales (entre les régions et au sein même des pays) et qu’il y a eu une très faible responsabilisation des États par rapport aux engagements souscrits à Beijing. Les avancées se concentrent surtout au niveau officiel (lois, politiques, programmes, mécanismes) et ne se sont pas réellement traduites en changements significatifs dans la vie des femmes. Qui plus est, les progrès réalisés au cours des 15 dernières années sont très fragiles. À une époque de crise systémique comme celle que nous affrontons aujourd’hui (économique, environnementale, alimentaire, énergétique, sociale, du travail et de la santé), les progrès atteints en matière d’égalité des genres et des droits des femmes sont les premiers à pâtir. Ce recul est manifeste et se poursuivra à l’avenir, dans des exemples tels que la hausse significative du chômage des femmes dans certaines zones de sous-traitance aux Philippines, en Inde et au Mexique ; une augmentation de la violence envers les femmes aux Etats-Unis, puisque certaines enquêtes indiquent que 75% des foyers d’accueil pour femmes rapportent une hausse de leur fréquentation depuis le début de la crise financière. On constate également une augmentation de la malnutrition et de la faim parmi les femmes et les filles[2]. Cet article se divise en quatre parties. Tout d’abord, je traiterai de l’importance de se concentrer sur la mise en œuvre du Programme d’action de Beijing et d’aller au-delà des Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD); je présenterai ensuite certains éléments clé concernant les avancées en matière de droits des femmes et d’égalité des genres au cours des 15 dernières années. En troisième partie, je présenterai un panorama des tendances actuelles qui doivent être prises en considération ; et enfin, je présenterai quelques recommandations centrées sur les actions à entreprendre. 1. La mise en œuvre du Programme d’action de Beijing : aller au-delà des OMD Même si les OMD constituent un outil important pour faire progresser l’égalité des genres et les droits des femmes, c’est sur les avancées en matière de mise en œuvre du Programme d’action de Beijing dans son ensemble que les débats de cette session de la CSW doivent se centrer en priorité. Comme de nombreuses autres personnes, j’ai une vision critique des OMD, car j’estime que même si ce sont des objectifs importants et qu’il n’est pas inutile de se fixer des buts concrets, ils ne sont qu’une version raccourcie de la liste plus complète des priorités avancées lors de plusieurs conférences et sommets de l’ONU (y compris Beijing) dans les années 1990. Plusieurs parties prenantes ont fait observer les limites des OMD et ont constaté avec inquiétude et déception que la plupart des OMD ne seraient vraisemblablement pas atteints d’ici 2015. En dépit de l’ajout, au cours des dernières années, de nouveaux objectifs en matière d’égalité des genres, ces objectifs continuent de montrer d’importantes lacunes, comme par exemple l’absence d’un but concret et d’indicateurs en matière d’éradication de la violence envers les femmes. Ainsi donc, les débats concernant les progrès en vue d’atteindre les OMD doivent se porter aussi sur les stratégies permettant de faire progresser le Programme d’action de Beijing, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) et sur les autres grands accords internationaux portant sur l’égalité des genres et les droits des femmes. Il est clair que si on ne fait pas progresser le programme d’action de Beijing dans son ensemble, il sera impossible d’atteindre les objectifs du millénaire pour le développement. 2. Quelques résultats obtenus au cours des 15 dernières années a) Il n’y a pas de solution miracle en matière d’égalité des genres et de droits des femmes. En dépit de tous les éléments et connaissances attestant de la nature complexe de l’oppression et de la discrimination que subissent les femmes, la croyance selon laquelle il y aurait des solutions miracles ou des raccourcis en matière d’égalité des genres et de droits des femmes persiste. Parmi les solutions-miracle dénombrées par le Secrétaire général dans son rapport, on trouve notamment : intégration des politiques d’égalité entre hommes et femmes, micro-finance et quotas paritaires dans la représentation politique. Ainsi que de nombreuses collègues féministes l’ont dit, ces interventions constituent toutes de bonnes idées ; elles sont d’ailleurs le résultat des activités de plaidoyer menées à bien par les mouvements de femmes mais ont été dépouillées des stratégies de transformation complexes auxquelles elles étaient, à l’origine, étroitement liées et sont finalement réduites à des formules, à des rituels et autres mantras. Srilatha Batliwala, une militante/spécialiste du féminisme, a déclaré : « la recherche et les expériences des groupes de base montrent que si ces stratégies sont mises en œuvre de façon mécanique et dépolitisée, elles ne débouchent pas nécessairement, que ce soit dans leur ensemble ou prises individuellement, sur le renforcement du pouvoir des femmes. De plus, dans de nombreux contextes, ces stratégies se sont contentées de transférer de plus grandes responsabilités et un plus gros fardeau en termes de survie économique et de changement politique sur les femmes elles-mêmes, ou ont même parfois terminé en racket. Ces stratégies créent des conditions d’habilitation ou une « poussée » pour la justice entre les genres depuis le haut, mais elles ne sont qu’un aspect d’un processus bien plus vaste » [3]. b) Il est nécessaire de renforcer différentes dimensions de l’autonomie pour faire progresser les droits des femmes et l’égalité des genres : la mise en œuvre faussée, fragmentée ou limitée des approches diverses au cours des 15 dernières années confirme que les politiques, normes et stratégies pour le renforcement du pouvoir des femmes doivent tenir compte au minimum des cinq dimensions suivantes : - Autonomie économique des femmes : il ne s’agit pas tant de stopper la féminisation de la pauvreté ou de travailler à l’éradication de la pauvreté, mais de transformer les structures économiques et macroéconomiques, de construire l’égalité et la justice sociale et de s’assurer que les femmes auront accès aux ressources économiques et pourront les contrôler. - Autonomie politique et pleine citoyenneté pour les femmes : travailler à la parité en matière de participation à tous les niveaux et assurer, dans les faits et non plus simplement au niveau des intentions en matière de quotas, la participation des femmes dans toutes les institutions et espaces, officiels ou non, de prise de décision ; il faudra ensuite veiller à ce que la participation contribue à faire progresser les droits des femmes et l’égalité des genres pour construire la démocratie et garantir aux femmes le plein exercice de leurs droits de citoyennes. - Délivrer les femmes de toutes les formes de violence : qu’il s’agisse de violence d’État ou de violence exercée par des acteurs privés ou des membres de la famille, la violence envers les femmes reste l’un des plus grands obstacles au plein exercice de leurs droits. Toute intervention efficace se doit de combattre la violence et d’aller dans le sens de son éradication. - Autonomie sexuelle des femmes : les femmes doivent avoir la liberté de choisir la manière de vivre leur sexualité sans risque de violence ou de discrimination. En dépit des nombreux éléments et connaissances attestant du rôle central de la sexualité dans la vie des êtres humains, on reconnaît encore trop peu l’importance de la sexualité des femmes et de leurs droits sexuels au regard de tous les autres aspects du développement et des droits de la personne. - Autonomie des femmes en matière de procréation : en l’absence de liberté en matière de procréation et de moyens permettant de l’assurer (accès universel aux soins, dépénalisation de l’avortement), les droits humains des femmes dans leur ensemble ne pourront jamais progresser. c) Les femmes et leurs organisations jouent un rôle important. Les femmes s’investissent dans les actions créatives et innovantes les plus importantes en matière de droits des femmes et d’égalité des genres. Nombreux sont les exemples de la façon dont les organisations et mouvements de femmes, du plus simple groupe de base jusqu’aux instances internationales, ont su orienter leurs forces pour faire avancer l’autonomisation des femmes partout dans le monde, le tout avec des moyens très limités (ainsi que l’étude de l’AWID l’a démontré) et bien souvent dans des contextes de forte répression. d) La capacité des Nations unies à remplir leur mandat est très imitée. Malheureusement, l’ONU ne possède ni les moyens adéquats, ni les mécanismes institutionnels, ni la capacité de remplir la mission de mise en œuvre du Programme d’action de Beijing et d’autres accords internationaux importants dont les états membres l’ont chargée en tant que champion des droits des femmes et de l’égalité des genres. Les Nations unies doivent aller au-delà de la simple fourniture de services techniques, du soutien opérationnel en matière de paritarisme et de normalisation, afin d’avoir une présence forte et une capacité opérationnelle au niveau des pays et des mécanismes efficaces plus solides afin de rendre les états comptables de leurs engagements. La résolution initiale de créer une nouvelle entité spécialisée dans le genre au sein de l’ONU constitue un pas positif dans cette direction. e) Des changements structurels plus profonds sont nécessaires. Nous avons constaté les limites du modèle économique de développement actuel. Les engagements contenus dans Programme d’action de Beijing, voire les OMD eux-mêmes, ne seront pas atteints dans le contexte de l’économie de marché et d’un modèle de développement qui situe les indicateurs économiques et financiers au-dessus d’un développement réel pour tous, de l’égalité des genres, des droits de la personne et de la durabilité environnementale. Des alternatives à ce modèle sont essentielles et doivent reposer sur le travail incroyable mené à bien par les groupes de femmes de base, les économistes féministes et les mouvements sociaux dans plusieurs régions du monde en vue de trouver une réponse aux problèmes de notre époque. 3. Tendances et défis actuels Je voudrais maintenant aborder certains des défis et tendances actuels qui ont des répercussions sur la lutte pour la promotion des droits des femmes et de l’égalité des genres, et qui doivent être pris en compte pour analyser le présent et définir les stratégies pour l’avenir. a. La crise financière et la récession économique : cette tendance est mentionnée dans le rapport du Secrétaire général et il est à présent évident que la plupart des réponses à la crise ont ignoré la dimension de genre et que par conséquent, elles n’ont aucune efficacité quand il s’agit de mitiger les répercussions de la crise sur les femmes. Il est crucial de s’assurer que les réponses à la crise incorporent une analyse claire de son impact sur les femmes et qu’elles tiennent compte des différentes dimensions telles que le genre et l’économie de la reproduction notamment. Ainsi que Ruth Pearson l’a fait remarquer : « Cela revient à examiner de quelle façon les femmes et les hommes vivant dans la pauvreté organisent leur survie au jour le jour, les différents rôles et responsabilités de chaque sexe dans le contexte des soins et de l’entretien de la famille et l’impact de la crise sur leurs capacités en la matière » [4]. b. Augmentation de l’insécurité sociale et de la violence : au cours des dernières années, le militarisme en tant qu’idéologie et pratique de gestion des problèmes sociaux a pris des proportions incroyables et s’est étendu au monde entier, que ce soit dans les zones de conflit ou ailleurs, en partie au prétexte de la prétendue « guerre au terrorisme ». La hausse des dépenses militaires des pays riches comme des pays pauvres atteste de cette légitimation du recours à la force de la part de l’État, alors même que nous constatons dans différentes régions que sa puissance est sérieusement menacée par les différents réseaux du crime organisé et des acteurs privés illégaux. Trafiquants de drogue, trafiquants de personnes, d’organes et d’armes, milices privées sont des réalités courantes dans les territoires que l’État ne contrôle plus. Les armées ou encore les sociétés militaires privées occupent de plus en plus le terrain de la sécurité publique autrefois assurée par l’État dont le rôle en matière de gouvernance s’amoindrit. La tendance est à la légitimation au nom de la sécurité publique, du recours à la force publique pour lutter contre la criminalité. Au sein de la société civile, des groupes conservateurs ont vu le jour et promeuvent les réponses militaristes et criminalistes à l’insécurité publique, justifiant le recours à la torture et aux restrictions des libertés civiles et politiques qui portent atteinte aux droits de la personne. Les femmes sont particulièrement menacées par cette violence montante : aggravation des formes existantes de violence envers les femmes et apparition et développement rapide de nouvelles formes de violence telles que les fémicides constatés au Guatemala et au Mexique, qui, pour la plupart, restent impunis. Il faut aborder ce problème de violence et pour ce faire, définir de nouvelles mesures et stratégies. c. Les fondamentalismes religieux progressent. Au cours des 15 dernières années, on a pu constater un accroissement de la présence et du pouvoir des fondamentalistes opposés aux droits des femmes au sein des différentes religions. Parmi les exemples de cette tendance, nous retiendrons les attentats à la bombe contre des écoles de filles, les prétendus « crimes d’honneur », les assassinats de médecins pratiquant l’avortement aux Etats-Unis, et, bien entendu, le flou qui s’installe au niveau de la séparation entre l’Église et l’État dans de nombreux pays laïques. La religion et la spiritualité sont importantes pour beaucoup de gens dans le monde et peuvent sans aucun doute enrichir la vie des peuples et des communautés, et avoir une action positive en faveur de la justice sociale et des droits de la personne. Des leaders religieux, toutes croyances confondues, ont fait campagne contre la violence envers les femmes, combattu la stigmatisation et la discrimination envers les personnes vivant avec le VIH et le SIDA et défendu d’autres priorités en matière de droits. Toutefois, on ne peut pas accepter la manipulation politique de la religion et de la culture en vue de promouvoir l’intolérance et la violence et de justifier les atteintes aux droits de la personne. Un aspect significatif de la tâche à laquelle les défenseures des droits des femmes ont dû s’atteler au cours des dernières années a consisté à défendre les acquis obtenus lors des conférences dans les années 1990 contre les atteintes de la part des fondamentalistes religieux contre les femmes et leurs droits. Aucun progrès significatif ne peut être atteint concernant ces priorités tant que des mesures précises n’auront pas été prises pour assurer le respect total de l’universalité des droits humains des femmes par tous les acteurs, institutions religieuses de toutes les croyances comprises. d. Les attaques et les menaces contre les défenseurs des droits humains des femmes sont de plus en plus fréquentes. Ces défenseurs ont joué un rôle crucial en matière de défense et de promotion des droits humains des femmes. Toutefois, dans le contexte actuel de remise en cause violente des droits de la personne, les défenseurs des droits humains des femmes (les hommes et les femmes qui défendent aussi bien les droits des femmes que les droits des lesbiennes, gays, transgenres, bisexuels, transsexuels et intersexuels - LGBTI) ont fait face à des menaces et des attaques croissantes, non seulement de la part des agents de l’État mais aussi d’acteurs privés tels que les puissants lobbys conservateurs et groupes fondamentalistes armés. Depuis la création du mandat de Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies pour la question des défenseurs des droits de l’homme en 2000, et jusqu’en 2007, cette instance a agi sur plus de 2 276 appels urgents de la part des défenseurs des droits de la personne, dont 22 % concernaient les femmes. Ceci sans compter les cas innombrables qui ne sont pas dénoncés. e. Le changement climatique et les prétendues « catastrophes naturelles » fréquentes ont d’énormes répercussions sur les femmes. Au cours des 15 dernières années, les exemples se sont succédés — tsunamis, ouragans, etc. Et suite, au cours du dernier mois seulement, aux tremblements de terre dévastateurs en Haïti et au Chili il y a quelques jours à peine, personne ne peut plus nier qu’il est urgent de s’occuper des ravages et des crises terribles causés par ces catastrophes, dont les femmes souffrent tout particulièrement. Il faut développer la recherche et les actions qui permettront une meilleure visibilité des problèmes environnementaux et leurs répercussions sur la vie des femmes, documenter et faire connaître les initiatives que les femmes et leurs organisations mettent en œuvre en tant que réponses alternatives à ces problèmes dans les différentes régions du monde. Nous devons nous assurer que les femmes aient accès à tous les forums où les décisions clé sont prises en la matière. f. Un nouveau discours portant sur les femmes et les filles en tant « qu’agents du changement » semble émerger dans les médias et au sein des institutions : sur la base des travaux engagés en 2007 par la Banque mondiale dans le cadre de son plan d’action « L’égalité entre sexes, un atout pour l’économie », plusieurs médias et institutions, ont, au cours des derniers mois, produit des documents (vidéos, livres, magazines) ou pris des mesures (mise en place de programmes, de projets, remises de prix, etc.). Ces initiatives reconnaissent le rôle central des femmes dans l’économie et le développement ainsi que leur capacité et leur rôle (les femmes en tant que « plus vaste marché émergent du monde » au cours des cinq prochaines années) et témoignent de l’évolution de leur rôle au sein de la société. Différents medias, notamment en Amérique du Nord et en Europe occidentale, reconnaissent et donnent une plus grande visibilité au rôle des femmes dans la société, particulièrement en ce qui concerne l’économie. Cette couverture en augmentation représente une évolution notable en matière de discours et d’image qu’on donne des femmes (présentées traditionnellement comme des victimes qu’il faut sauver ou protéger), mais certains défis subsistent, aussi bien concernant l’instrumentalisation des femmes par l’idéologie néolibérale, qui voit enfin tout l’intérêt qu’elle a à reconnaître la contribution économique et le pouvoir des femmes (et à exploiter la quête croissante du pouvoir par les femmes dans certains pays) et à les exploiter au profit du système économique et financier actuel. Cette idéologie ne remet pas en question les fondements du modèle de développement économique ni ceux de la dérèglementation du système financier à l’origine de la crise actuelle ; en outre dans de nombreux pays, elle est favorable aux approches de type « solution-miracle » dont j’ai déjà parlé. g. La féminisation de l’épidémie du VIH/SIDA : dans sa première étude portant sur la santé des femmes publiée l’année dernière, l’Organisation mondiale de la santé constate que le virus du SIDA est la première cause de mortalité chez les femmes âgées de 15 à 44 ans. Dans toutes les régions du monde, les femmes vivant avec le VIH sont plus nombreuses que jamais, et dans plusieurs des régions les plus touchées, les risques augmentent pour les femmes. En Afrique sub-saharienne, 61% des adultes vivant avec le VIH sont des femmes. Aux Etats-Unis, les femmes représentent 27% des personnes atteintes du SIDA diagnostiquées, alors qu’elles n’étaient que 8% en 1985. Qui plus est, la violence peut être autant une cause qu’une conséquence de l’infection par le VIH. Le rapport établit que les femmes ne parviennent pas à se faire dépister, ne font pas état des résultats des tests et que par peur des représailles, elles ne demandent pas à leurs partenaires de se faire tester, d’utiliser des préservatifs ou de leur être fidèles. Ainsi, en dépit de grands investissements réalisés en matière de prévention, traitement, soins et conseil, de nombreux éléments indiquent que pour les femmes et les filles, la prise en charge du SIDA reste un échec. Afin de situer les femmes au centre de la prise en charge du SIDA, il est impératif que les gouvernements mettent en œuvre l’Agenda pour l’intensification des mesures concernant les femmes, les filles, l’égalité entre les sexes et le VIH de l’ONUSIDA, un plan opérationnel destiné aussi bien aux gouvernements qu’au système des Nations Unies et à la société civile, qui encourage des mesures spécifiquement adaptées aux besoins des femmes et des filles en matière de VIH. À cet égard, il faut mettre en œuvre des moyens et des mécanismes tenant compte des besoins spécifiques des femmes, de leurs contributions et des conditions qui sont les leurs pour créer des services d’éducation et de conseil, d’attention multisectorielle, de soins médicaux et de distribution de médicaments qui permettront de prévenir la transmission du VIH, d’aider les personnes vivant avec le VIH, leurs familles et proches, à vivre plus longtemps avec le VIH et à ralentir l’évolution des maladies liées au SIDA, d’aider les familles des personnes atteintes du SIDA à gérer les effets de la maladie et de la mort dans leurs foyers et leurs communautés. 4. Quelques recommandations pour le chemin qui reste à parcourir Dans l’esprit de l’engagement actuel auprès de l’ONU et des gouvernements, qui a servi de base aux accords issus des différentes conférences internationales sur les femmes, j’aimerais vous soumettre un certain nombre de recommandations allant dans le sens de la mise en œuvre du Programme d’action de Beijing et donc d’une contribution à la réalisation des OMD. a) Assurer la protection et le soutien aux défenseurs des droits humains des femmes : vu le danger croissant que courent les défenseurs des droits humains en raison de leur militantisme, leurs besoins doivent être pris en compte dans la définition des politiques et des moyens alloués à la poursuite de la mise en œuvre du Programme d’action de Beijing et de l’OMD3. Parmi ces moyens, il faut envisager une dotation spéciale permettant d’établir et d’entretenir des mécanismes de sécurité et de protection des défenseurs des droits humains des femmes intégrant la dimension du genre, mécanismes qui devront aussi soutenir le financement des organisations et des mouvements de femmes ; il faut également s’assurer de la mise en place de politiques et de conditions de financement simples d’accès pour les petites organisations de femmes, leur permettent de poursuivre en toute sécurité leurs activités de plaidoyer en matière de droits humains des femmes. b) Définir des cibles de financement claires pour la mise en œuvre du Programme d’action de Beijing et les dimensions liées au genre de tous les OMD : il est évident que l’absence de financements constitue l’un des principaux obstacles à la mise en œuvre du Programme d’action de Beijing et à la réalisation des OMD, que ce soit pour les gouvernements ou la société civile. Il nous faudra, lors du prochain sommet mondial du millénaire, plaider pour une définition d’un objectif clair et de ses indicateurs respectifs afin de faire progresser les droits des femmes et l’égalité des genres en tant que partie des 8 objectifs du millénaire. Par le passé, des évaluations ont été réalisées afin d’estimer les moyens nécessaires à la réalisation du troisième et du cinquième OMD (par exemple celle qui vient d’être réalisée par l’UNFPA et le Guttmacher Institute, et une autre étude publiée en 2006 par la Banque mondiale). Il nous faut des données actualisées concernant l’estimation des coûts des aspects liés au genre de chaque OMD (en relation avec le Programme d’action de Beijing) ainsi qu’une estimation du montant approximatif des ressources à obtenir chaque année pour faire des progrès durables dans les domaines importants, de la même manière que d’autres objectifs chiffrés et indicateurs ont été définis et convenus par les gouvernements dans d’autres domaines. Un pourcentage du montant total annuel de l’aide publique au développement (APD) allouée par les pays développés et en développement devrait être spécifiquement alloué aux droits des femmes et à l’égalité des genres en tant que secteur (en plus des moyens accordés à l’intégration transversale du genre et à d’autres travaux intersectoriels). Ceci signifie qu’il faut continuer de faire pression sur les pays donateurs pour atteindre l’objectif de 0,7 % du PIB alloué à l’aide au développement, mais aussi pour qu’ils soutiennent des propositions innovatrices en matière d’obtention de moyens pour lutter contre la pauvreté et l’inégalité telles que la Taxe sur les transactions financières internationales, proposées par les organisations de la société civile dans le cadre des débats autour du financement du développement, qui est actuellement soutenues par plusieurs pays. L’argument selon lequel « il n’y a pas assez de moyens pour financer le progrès de l’égalité entre les genres » est désormais irrecevable. Quand la volonté politique existe, les gouvernements et autres parties prenantes sont tout-à-fait capables de mobiliser des milliards de dollars, par exemple pour sauver les établissements bancaires et financiers de la faillite. Nous demandons le même niveau d’engagement politique afin de dégager et d’investir les moyens requis dans le développement social, les droits de la personne, l’égalité entre les genres et la durabilité écologique. La Commission de la condition de la femme doit donc envisager de désigner une commission d’experts pour préparer et actualiser une analyse des coûts de la réalisation des OMD à partir d’une perspective de genre et sur la base des travaux existants. La commission pourrait préparer des recommandations concrètes qui seraient examinées plus tard cette année au cours du Sommet mondial du millénaire. Des mécanismes pour dégager des financements alloués à l’égalité des genres et aux droits des femmes doivent être établis sur la base des expériences et des leçons tirées par le passé. Le fonds OMD3 du gouvernement des Pays-Bas et le Fonds pour l’égalité entre les sexes géré par l’UNIFEM et créé grâce au gouvernement espagnol sont deux exemples de modalités de financement qui apportent une aide cruciale aux organisations de la société civile et plus particulièrement aux organisations de femmes agissant à plusieurs niveaux (le Fonds pour l’égalité entre les sexes aide également les gouvernements à faire progresser ces priorités). On pourrait également s’inspirer du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, qui constitue un modèle potentiellement adaptable. Il est important de s’assurer que les moyens soient distribués à une vaste diversité de groupes de femmes, du plus petit groupe de base aux plus grandes organisations, afin que les diverses voix et expériences soient représentées (femmes autochtones, rurales, femmes handicapées, travailleuses du sexe, lesbiennes, jeunes, femmes âgées, veuves, etc.). c) Améliorer la responsabilisation des États et des autres acteurs concernés : Ainsi que l’UNIFEM l’établit dans le rapport « Qui est responsable envers les femmes ? La clé de l’élimination de la discrimination fondée sur le sexe et de l’inégalité structurelle entre les sexes est la redevabilité ». Les femmes doivent être formées pour pouvoir exiger des décideurs (et d’autres acteurs concernés) qu’ils répondent de leurs promesses et prennent des mesures correctives en cas d’échec [5]. L’absence de responsabilisation est un facteur qui freine la mise en œuvre du Programme d’action de Beijing et donc la réalisation des OMD. L’UNIFEM met en avant un cadre clair de la redevabilité à partir d’une perspective de genre qui contient des propositions et des recommandations importantes qu’il faudra sérieusement examiner à l’avenir. Les acteurs de la société civile et notamment les organisations de défense des droits des femmes ont développé différents mécanismes et stratégies leur permettant d’exiger des gouvernements, des institutions financières internationales et des multinationales de rendre des comptes. La Convention sur l’élimination de toutes formes de discrimination à l’encontre des femmes doit figurer dans ce panorama en tant que cadre clé des droits des femmes et en tant que mécanisme de redevabilité. d) Prendre la résolution d’attirer pleinement l’attention sur les problèmes liés aux femmes et à l’égalité des sexes dans le cadre des opérations de secours et de reconstruction en Haïti. La situation qui prévaut en ce moment en Haïti exige une réaction puissante et continue sur le long terme de la part de la communauté internationale. Les gouvernements membres de la Commission de la condition de la femme ainsi que les agences internationales d’aide humanitaire ici présentes doivent s’engager en faveur de mesures visant à garantir que tous les investissements futurs destinés à soulager, à redresser et à reconstruire Haïti seront conformes aux normes mesurables de l’égalité entre les sexes et parviendront bien aux femmes sur le terrain. Dans la phase actuelle de distribution temporaire de l’aide d’urgence et des tentes, puis ensuite, lors de la répartition des droits et lors de la planification et de la reconstruction des infrastructures et des programmes de développement, les acteurs chargés de la mise en œuvre devront établir des processus collaboratifs ancrés sur des partenariats officiels avec les groupes de femmes haïtiennes (et notamment les groupes de base) qui ont le pouvoir et les moyens d’assumer la direction des opérations prolongées de reconstruction. La Commission doit envisager d’approuver une résolution spéciale à cet égard au cours de cette session annuelle. e) Créer une entité des Nations unies pour l’égalité des sexes opérationnelle et financée à hauteur de sa mission. La nouvelle entité des Nations unies pour l’égalité des sexes qui est proposée est vitale pour faire progresser la mise en œuvre du Programme d’action de Beijing et la réalisation des OMD. Le CSW devrait émettre une sérieuse recommandation à l’Assemblée générale où, comme nous le savons, des négociations pour la concrétisation de la création de cette entité sont actuellement en cours. Pour s’assurer que les Nations unies soient adéquatement équipées pour jouer leur rôle de champion des droits des femmes dans le monde, cette entité chargée du genre devra être dotée : - De fortes capacités opérationnelles au niveau des pays. Même si d’autres agences des Nations unies qui font un travail important sont présentes, il faut que la nouvelle entité chargée du genre ait des capacités opérationnelles au niveau des pays afin de les aider à faire progresser l’égalité entre les sexes et les droits des femmes. - De ressources financières importantes et durables sur le long terme. La campagne mondiale pour la réforme de l’architecture de l’égalité des sexes recommande que l’agence soit dès le début dotée d’un budget annuel d’au moins 1 milliard de dollars. - D’un leader possédant une importante stature politique, ayant clairement démontré son engagement et sa passion pour les droits des femmes et pour l’égalité des sexes. Ce responsable devra être choisi grâce à un processus transparent basé sur des critères bien définis. Sa désignation doit avoir lieu dès cette année. - De mécanismes clairs permettant d’assurer une participation significative de la société civile et plus particulièrement des organisations et des mouvements de femmes à tous les niveaux y compris celui de sa direction.
Notes [1] E/2010/4-E/CN.6/2010/2. [2] Pour plus de renseignements, consulter le document: « Séries des Brèves sous-régionales sur l’impact de la crise sur les droits des femmes», AWID (2009-2010), disponible à l’adresse suivante : http://www.awid.org/fre/A-Propos-de-l-AWID/Nouvelles-de-l-AWID/L-impact-de-la-crise-internationale-sur-les-droits-des-femmes [3] Batliwala, Srilatha (2007), « Walk Beside Us », Communication au débat thématique de haut niveau sur l’égalité entre les sexes et l’habilitation des femmes, Assemblée générale des Nations Unies, New York, 6 mars 2007. [4] Gender Perspectives on the Global Economic Crisis, Oxfam International Discussion Paper, février 2010, p. 4. [5] UNIFEM (2008), Progrès des femmes dans le monde 2008/2009 ‘Qui est responsable envers les femmes ?’, p. 15.