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Il n’y a pas de changement politique sans changement culturel

Dans le cadre de son engagement continu à renforcer le travail créatif inter-mouvements, l’AWID explore les différentes possibilités que nous avons de travailler avec des artistes et des acteurs et actrices culturel-le-s issu-e-s de mouvements sociaux divers et les enseignements que nous pouvons tirer de ces interactions afin de développer la solidarité, stimuler les connexions créatives et faciliter l’apprentissage mutuel.


Ce travail vise à renforcer et affirmer le rôle que l’art et la culture jouent au sein des mouvements, des organisations et des réseaux œuvrant pour la justice sociale aux échelles locale, nationale et internationale. Nous savons que l’Art et l’expression culturelle sont des outils incroyablement puissants qui permettent de traduire des idées politiques complexes en messages plus accessibles et attrayants. Cette interview, avec d’autre matériel tel que la série que nous avons récemment lancée, « Les mouvements comptent », s’inscrit dans nos efforts visant à donner plus de poids à l’important travail que les artistes et les actrices et acteurs culturel-le-s consacrent au renforcement des mouvements et à l’organisation de la justice sociale.

L’AWID s’est entretenue avec l’artivist Favianna Rodriguez sur le rôle de l’art en sa qualité d’outil de résistance et sur les besoins qui s’imposent pour modifier les mots et les actions haineuses et néfastes qui abondent sous l’administration de M. Trump, le nouveau président des Etats-Unis.


AWID : Pouvez-vous nous parler un peu de votre travail et de vous-même ?

Favianna Rodriguez (FR) : Je suis une artiste et je termine mon dernier mandat de directrice exécutive au sein d’une organisation appelée Culture Strike, dont je suis la cofondatrice. J’ai choisi de participer à la fondation de cette dernière parce que je souhaitais réellement créer un espace pour des artistes travaillant à la croisée des mouvements sociaux et des arts. Je voulais créer un espace de soutien où les artistes pourraient réellement concevoir des stratégies en faveur d’une culture qui reflèterait nos valeurs, et mettre en avant l’idée selon laquelle le changement culturel est précurseur du changement politique.

Je crois que l’on sous-estime souvent le rôle des artistes. On considère l’art comme quelque chose de « chouette » plutôt que comme quelque chose de nécessaire, ce qui fait que les infrastructures artistiques et culturelles bénéficient de très peu de soutien. Aussi, et cela vaut surtout pour les mouvements sociaux, on exploite les artistes et on leur demande de travailler gratuitement. Il y a en réalité très peu d’occasions de travail pour les artistes au sein des mouvements sociaux. Dans l’ensemble, les arts et les artistes sont sous-estimé-e-s, alors qu’il ne peut y avoir de changement sans changement culturel. Le changement politique ne peut exister que si la culture a mené à ce changement.

En fait, le changement culturel doit avoir lieu avant. 
Favianna Rodriguez, artiste et co-fondatrice du magazine Culture Strike

Je pense que cela explique en partie pourquoi nous sommes perdant-e-s à de maints égards sur des sujets tels que le changement climatique, les questions liées aux femmes, l’égalité raciale etc. : nous n’avons pas accepté le rôle de la culture, nous ne lui avons pas fait de place. Les productions culturelles sont désuètes, elles ne reflètent plus la réalité. Je parle de toutes les expressions culturelles et créatives : les films, la musique, les arts visuels, la littérature etc., ils sont tous à la traîne. Et les valeurs qui sont véhiculées sont des hypothèses sur la blancheur, sur le patriarcat… pour moi, nous allons tout droit vers l’échec.

Mon travail se concentre sur l’observation du rôle tout à fait fondamental et influent de la culture à travers le prisme des arts et la volonté d’autonomiser les personnes qui sont le plus touchées par ces politiques, c’est-à-dire les personnes de couleur, les femmes et les homosexuel-le-s. Culture Strike est une organisation qui s’intéresse à la culture dans une approche de construction de mouvement, et je m’y intéresse en tant qu’artiste dans une approche de praticienne. Culture Strike se consacre actuellement aux droits des migrant-e-s, au changement climatique et à la justice raciale.

AWID : Quelles possibilités l’art offre-t-il en termes d’organisation et de construction de mouvements pour la justice sociale ?

FR : L’art nous propose une autre façon de voir le monde - la vision d’un monde à notre image - et nous offre les outils pour raconter cette autre histoire. Nous devons raconter l’histoire de ce monde auquel nous aspirons, montrer à quoi il ressemble. Il ne s’agit pas simplement de se battre contre ce que nous ne voulons pas, nous devons être visionnaires, et les artistes sont des visionnaires : ils ont le pouvoir de créer, d’imaginer le monde. Le plus important pour moi, c’est donc de donner une représentation de ce que pourrait être le futur par le biais d’une image, une chanson, une pièce de théâtre…

AWID : Comment envisagez-vous ce monde ?

FR : J’ai la vision d’un monde où l’économie régénère la terre, d’une économie non extractive. Je vois un monde où le genre n’est pas un concept binaire, où les gens ont la possibilité d’incarner le genre qui leur correspond. Dans ce monde, nous n’avons pas de rôles préétablis et tout le monde est égal. Ce qui veut dire que les femmes ne grandissent plus dans des environnements où elles sont contraintes d’affronter la violence pour la seule raison qu’elles sont nées avec un genre particulier.

Je vois aussi un monde où la blancheur n’est plus le concept mondial dominant ; un monde où nous avons désappris le racisme et où l’égalité est répandue à travers le monde.

Nous sommes passé-e-s à des économies locales, parce que nous nous sommes rendu compte que l’utilisation excessive que nous faisons des énergies fossiles était trop onéreuse et impliquait des coûts trop élevés. Les artistes sont très dynamiques dans la culture de ce monde.

AWID : Votre vision et votre travail se concentrent sur trois grands sujets : les peuples migrants, la justice climatique et le racisme. Comment envisagez-vous ces derniers au vu du nouveau président des Etats-Unis et de son gouvernement ?

FR : C’est un futur gouvernement fasciste qui se montrera répressif sur tous les fronts. On le voit déjà, les gens qu’il intègre à son cabinet sont des adeptes de la suprématie blanche homophobes et des climatosceptiques. Je pense que tout cela engendrera beaucoup de détresse, et ce seront malheureusement les êtres humains et la planète qui en souffriront. Les personnes dont le nouveau président s’entoure n’ont aucune conscience et sont vraiment attardés et dangereux dans leur approche.

Parallèlement, je pense qu’on peut compter sur une très bonne organisation de nos communautés[1], je pense que les gens seront élus de façon judicieuse. Parfois, la politique électorale peut paraître très ennuyeuse aux mouvements sociaux, mais il est important que nous élisions des gens ayant nos valeurs. Nous devons renvoyer tous ces hommes blancs cisgenres actuellement en place, parce qu’ils sont vraiment totalement déconnectés. Ils représentent moins de la moitié de la population mondiale mais ont tout le pouvoir. Nous devons examiner la vie politique et concevoir un plan qui soit holistique. Quant aux arts – il s’agit de programmer des cours, de nous organiser et de nous placer.

AWID : Vous invitez les gens à se servir de ce système démocratique pour effectuer le changement depuis l’intérieur, par l’intermédiaire de personnes qui comme nous ont leur propre vision. Quel est donc le rôle que devraient jouer les artistes et l’artivisme dans ce contexte ?

FR : Le rôle de l’artivisme devrait être de permettre aux gens de se débarrasser de leur préjugés. Les personnes ont des préjugés parce qu’elles n’entendent pas parler de ce qu’il se passe dans le reste du monde. Elles ont encore peur. Nous vivons dans un environnement médiatique hautement privatisé et ce que les gens voient n’est souvent pas en phase avec la réalité. J’estime que le rôle de la culture et des artistes est de présenter une vision de notre complexité en tant qu’êtres humains. Nous ne sommes pas qu’une couleur de peau, nous ne sommes pas qu’un genre, nous sommes tous et toutes des êtres humains et faisons tous et toutes de multiples expériences.

Nous méritons tous et toutes nos droits humains, nous méritons tous et toutes de vivre en sécurité, de nous épanouir, d’avoir des opportunités. Nous devons raconter tout cela, raconter les belles histoires sans négliger les histoires compliquées. Beaucoup de personnes sont traitées comme des sous-humains ; elles sont incarcérées, violées, elles sont victimes d’abus. Cela indique qu’il y a des problèmes systémiques. Puisque le comportement découle de la culture, nous devons débrancher les cerveaux des gens et leur présenter ces histoires de façon à ce que la culture bouge et à réellement insister sur notre humanité partagée.

AWID : Quelles sont les trois mesures que vous estimez nécessaires en cette première année qui suit l’élection du nouveau président des États-Unis ?

FR : La première mesure qui s’impose est une prise de position urgente contre l’utilisation des énergies fossiles. Nous devons nous engager à y mettre un terme dans les quelques années à venir, nous affranchir de notre dépendance à leur égard et compenser en investissant pleinement dans l’énergie solaire. L’environnement ne peut plus attendre et j’estime qu’il faut attaquer le problème de front.

Nous devons aussi immédiatement ouvrir des enquêtes sur les procédures policières des Etats-Unis et démilitariser la police. La situation est totalement hors de contrôle et systémique. Il faut trouver des solutions urgentes pour éviter toutes ces morts.

Nous devons supprimer les armes et les pouvoirs hégémoniques, et créer un nouveau système de redevabilité.

[1] Cette interview a été menée avant la grande marche des femmes, qui a eu lieu le 21 janvier de cette année.


*GDC remercie Amina Doherty

Category
Analyses
Source
AWID