Alors que la 69e Commission de la condition de la femme (CSW69) s’est conclue le 21 mars 2025 à New York, les féministes réfléchissent à l’impact des mouvements anti-droits sur les conclusions de la session, dans un contexte où les objectifs de justice de genre semblaient prêts à être sacrifiés.
Au vu du contexte actuel, le 30e anniversaire de la Déclaration et du Programme d’action de Beijing ne démarrait pas sous les meilleurs auspices. Pour commencer, l’Arabie saoudite présidait la session, ce qui n’était pas de bon augure pour la déclaration politique attendue sur l’égalité de genre. La Commission comptait également parmi ses membres des pays aux positions problématiques sur l’égalité de genre, comme l’Argentine. Par ailleurs, l’administration Trump a imposé en février une interdiction de visa pour les athlètes transgenres, mesure susceptible d’être étendue et d’affecter plus largement la participation à la CSW69 durant ces deux semaines, ainsi que le paysage mondial des droits humains dans son ensemble. Au cours de son premier mandat, Trump avait introduit une « interdiction des musulmans » restreignant l’accès aux États-Unis pour les ressortissants de sept pays à majorité musulmane. Cette mesure continue d’empêcher certains voyageurs d’obtenir un visa pour les États-Unis, et le président américain a depuis menacé d’en imposer une nouvelle version élargie. Tout cela s’est ajouté au démantèlement massif de l’aide étrangère - suivi de près par les annonces des Pays-Bas, du Royaume-Uni, et de la France, qui ont également procédé à des coupes claires dans leurs budgets de développement. Ces décisions menacent directement la participation de la société civile, particulièrement celle des pays du Sud Global, à la CSW et à d’autres forums multilatéraux.
Malgré les efforts de certains États membres, la déclaration politique de la CSW de cette année a été adoptée par consensus, réaffirmant les engagements des pays envers le cadre historique de la Déclaration de Beijing de 1995 pour l’égalité de genre et les droits des femmes. Malheureusement, dans le contexte géopolitique actuel marqué par la montée des autoritarismes dans le monde, les représentants des États-Unis et de l’Argentine ont déployé une stratégie concertée pour soulever des objections, chaque fois que le mot « genre », ou d’autres termes liés à « la diversité, l’équité et l’inclusion » (DEI) étaient mentionnés. Cette rhétorique anti-genre s’était déjà manifestée aux États-Unis avant la CSW, notamment lors des réunions des conseils d’administration d’agences onusiennes, y compris ONU Femmes, l’organisation qui organise la CSW. Ces obstructions constantes ont créé une dynamique inattendue où des groupes traditionnellement conservateurs comme le Saint-Siège et la Russie, connus pour leur ferme opposition à toute formulation progressiste sur le genre et la sexualité, paraissaient presque modérés durant les négociations. Parallèlement, l’Arabie saoudite, en dépit de son propre bilan en matière de droits humains, tenait à ce qu’une déclaration politique soit adoptée par consensus afin de valoriser sa présidence.
Néanmoins, tout n’est pas perdu. Le texte final contient pour la première fois dans une déclaration politique de la CSW, une référence à la violence basée sur le genre, maintient l’inclusion des personnes LBTQI, et intègre des références à la reconnaissance, la représentation, la rémunération, la valorisation et la redistribution du travail de soin. Toutefois, le document reflète sans surprise d’importants reculs pour le mouvement féministe : absence totale de références à la santé et aux droits sexuels et reproductifs, omission de l’éducation complete à la sexualité, et formulations insuffisantes concernant le changement climatique. Certains États membres d’Amérique latine (à l’exception de l’Argentine) et des pays de l’Union européenne, se sont mobilisés pour exclure du texte le terme essentialisant de « maternité », ainsi que les formulations conservatrices autour du concept de « la famille ».
Alors que les groupes anti-droits comme le Center for Human Rights and the Family (C-Fam) , se sont réjouis de l’« l’indignation féministe » suscitée par la suppression des termes relatifs à la santé et aux droits sexuels et reproductifs et à l’éducation sexuelle, ils ont aussi déploré la présence de certains termes dans le texte, tels que les références au « genre » et aux « formes croisées de discrimination ». Ils considèrent en effet que ce dernier « est souvent utilisé pour introduire des questions liées à l’identité de genre et à l’orientation sexuelle ». Certains groupes anti-droits comme Ordo Iouris de Pologne se sont félicités de la présence d’une « coalition d’organisations pro-vie » pour bloquer toute mention de la santé et des droits sexuels et reproductifs. C-Fam et ses alliés anti-genre, tant au sein de la société civile que parmi les États membres incluant les États-Unis, ont structuré leur action à la CSW69 autour de la notion de « protection » des femmes. Cette vision implique la promotion d’idéologies anti-transgenres, anti-travail du sexe, anti-pornographie et anti-reproduction assistée.
Dans un revirement intéressant qui reflète les discussions mondiales plus larges sur la « vérité », dans un contexte où de plus en plus d’États autoritaires émergent, les groupes anti-droits ont remis en question les définitions de la désinformation et de la mésinformation à la CSW, ainsi que le rôle de l’intelligence artificielle. Néanmoins, ces organisations ont largement repris leur rhétorique habituelle de victimisation et d’appropriation du langage des droits humains. Pour la deuxième année consécutive, C-Fam a organisé un événement parallèle - la Conférence sur la condition de la femme et de la famille (CSWF) - coparrainé notamment par la Heritage Foundation (connue pour son projet 2025) et le groupe canadien anti-avortement Campaign Life Coalition. Ces organisations justifient cette initiative par leur supposée exclusion de la CSW officielle. Ciblant principalement un public de jeunes militant·es issu·es d’universités chrétiennes américaines et de groupes anti-genre comme Family Watch International, cette conférence de deux jours n’a ni présenté de discours véritablement novateurs, ni attiré une audience considérable.
Malheureusement, la mission américaine auprès des Nations-Unies a donné de la crédibilité à l’événement en co-parrainant une session de la C-Fam et en publiant des remarques sur « l’assaut de l’idéologie du genre contre les femmes et la famille ». De plus, après la CSWF, ses jeunes participant·es anti-genre ont ciblé des événements progressistes, à la fois ceux organisés par les États membres et la société civile, en tentant d’intimider les intervenant·es et les participant·es avec des commentaires et des questions anti-avortement à la fin des sessions. On observe depuis 2024 que les actions de ces groupes sont de plus en plus coordonnées et fréquentes. Plus que par le passé, ils ont mis l’accent sur un discours d’exclusion et se sont présentés comme systématiquement ciblés par le mouvement féministe. Leurs tentatives de participer à des événements pourtant uniquement sur invitation et leurs plaintes d’être exclus des débats ont servi à donner crédit à leurs allégations d'être mis à l’écart.
En outre, bien que la Déclaration du Consensus de Genève ait été fréquemment évoquée comme élément structurant du mouvement anti-genre aux Nations unies, notamment par le représentant américain par intérim à l’ONU, les principales thématiques développées lors des sessions anti-genre se sont articulées autour de plusieurs axes. Ces groupes présentent la maternité et l’égalité de genre comme étant contradictoires, promeuvent la « santé mentale » dans le cadre des soins post-avortement et comme alternative aux soins d’affirmation de genre, instrumentalisent continuellement les droits des personnes en situation de handicap et se focalisent sur les personnes transgenres à travers le concept d’« idéologie du genre ». Ce dernier aspect a malheureusement été renforcé par le positionnement de la Rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes et les filles. Sa participation en ligne à plusieurs événements parallèles anti-genre de la CSW aux côtés d’organisations comme C-Fam et CitizenGO a non seulement ciblé les populations transgenres, mais a également servi de plateforme aux groupes anti-avortement et anti-LGBTQI de manière plus générale. Cette année, CitizenGO a déployé cinq bus affichant des messages contre l’avortement et les personnes transgenres.
La question du « fléau de la pornographie » et du travail du sexe présenté comme une forme de violence envers les femmes a malheureusement, mais de manière prévisible, été reprise par de nombreux gouvernements et organisations de la société civile. Le Lobby européen des femmes a notamment pris la tête de cette coalition et, lors d’événements parallèles, martelé des messages similaires. Ces événements ont systématiquement créé un amalgame entre prostitution, trafic sexuel et exploitation numérique, en mettant l’accent sur le rôle amplificateur de la technologie dans les vulnérabilités. Les intervenant·es ont critiqué les échecs des modèles de légalisation et de dépénalisation, tout en plaidant pour l’adoption d’une approche abolitionniste. Iels ont insisté sur la nécessité de réformes législatives, de campagnes de sensibilisation menées par des « survivant·es » et de coalitions internationales visant à promouvoir le modèle abolitionniste à travers l’Europe.
Contrairement à ce que pourrait suggérer leur discours perpétuel de victimisation, la CSW69 a révélé que les mouvements anti-droits n’ont jamais été aussi confiants. Ces groupes et États membres poursuivent une stratégie double : ils s’impliquent activement dans l’espace multilatéral pour l’affaiblir de l’intérieur, tout en l’attaquant et en cherchant à le priver de financement de l’extérieur. Ce phénomène, qui se déploie à l’échelle mondiale et depuis les espaces des Nations unies à New York et à Genève, fait peser une menace sérieuse sur le cadre normatif des droits des femmes, qui risque de continuer à perdre du pouvoir et du crédit.
La 58e Commission de la population et du développement, prévue du 7 au 11 avril, s’annonce tout aussi complexe en termes de négociations. La session actuelle du Conseil des droits de l’homme manifeste déjà des dynamiques comparables. Face aux obstacles grandissants pour responsabiliser les États qui ne respectent pas ou transgressent ces cadres normatifs, les mouvements féministes expriment une méfiance croissante envers des forums comme la CSW. Les interrogations sur la pertinence des Nations unies, conjuguées à leur accessibilité de plus en plus restreinte, risquent d’entraîner un désengagement progressif des féministes des espaces politiques internationaux, facilitant ainsi davantage la mainmise des groupes anti-droits. Appeler à un meilleur accès de la société civile - par le biais du processus de revitalisation de la CSW ou de la discussion sur les méthodes de travail prévue l’année prochaine - serait une façon de résister. Les organisations de la société civile ont constamment réclamé davantage de moyens et de meilleures méthodologies pour contribuer et participer aux débats. Il est temps que les États membres attachés au système des Nations unies donnent suite à ces nombreuses recommandations.
L’Observatoire de l’universalité des droits tient à remercier les membres du Caucus des droits des femmes qui ont contribué à la couverture de la CSW69 et à l’élaboration de ce document.