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Comment l’économie du « ruissellement » noie les plus vulnérables

Tant qu’elles ne seront pas tenues de rendre des comptes, les entreprises continueront à exploiter le système et à nous exploiter toutes et tous.

Caroline est mère de deux enfants et vend des bonbons, à son compte, sur un stand du marché de Nakambala, en Zambie. Elle gagne 20 000 kwachas (environ 4 dollars US) par jour, mais elle paie plus d’impôts que Zambia Sugar, la filiale zambienne d’Associated British Foods, qui affiche un revenu annuel de mille milliards de kwachas (200 millions de dollars). Caroline paie non seulement plus d’impôts en proportion de son revenu que cette énorme entreprise, mais aussi au total !

Le cas de Caroline est une parfaite illustration du « pouvoir corporatif », une notion que l’AWID et le Solidarity Center définissent comme « le contrôle et l’accaparement des ressources naturelles, du travail, de l’information et des ressources financières par l’alliance des grandes entreprises et de l’élite mondiale, souvent avec la complicité des gouvernements et d’acteurs fondamentalistes et fascistes ».

Fait important, le pouvoir corporatif trouve son ancrage dans l’histoire coloniale et l’impérialisme. Selon certaines estimations prudentes, la plus grande partie des 50 milliards de dollars perdus chaque année par l’Afrique résulterait des activités des grandes entreprises commerciales comme Associated British Foods, qui perpétuent ainsi l’exploitation néocoloniale. Il convient de rappeler ici que des entreprises comme The East India Company, laquelle est devenue « la plus puissante institution financière de Londres », ont joué un rôle important dans la consolidation du pouvoir et des profits dans les premiers temps de la colonisation et de l’impérialisme.

Aujourd’hui, les entreprises continuent à exploiter massivement les failles du système fiscal pour renforcer leur pouvoir et privent de ressources indispensables aux progrès des droits humains ceux et celles qui, comme Caroline, travaillent dur pour gagner leur vie.

Malheureusement, il ne s’agit là que de l’un des nombreux exemples des conséquences du pouvoir corporatif dans la vie publique.

Secteur privé contre droits humains : pas si simple ?

Dans le cadre du Forum des Peuples du Commonwealth qui s’est tenu à Londres du 16 au 19 avril 2018, j’ai pris part à une discussion visant à expliquer pourquoi on reproche toujours autant au secteur privé de ne pas apporter sa pierre à l’édifice des droits humains. De mon point de vue, la réponse est simple. Le but fondamental de toute entreprise est de maximiser ses profits, souvent quoi qu’il en coûte.

Contrairement à ce que certains acteurs du secteur privé veulent nous faire croire, il ne s’agit jamais de contribuer à une transformation sociale ou de faire progresser la justice sociale. Quand les entreprises affichent des visées transformatrices, elles proposent en réalité des solutions fondées sur le marché qui nourrissent et renforcent leur structure axée sur le profit.

Les écoles de pensée dominantes, comme la « main invisible » d’Adam Smith, nous ont persuadé-e-s du fait que le libre-échange est intrinsèquement bénéfique pour la société et le bien commun. Elles affirment également que, débarrassées des interférences étatiques, les sociétés prospéreraient par le biais de « l’effet de ruissellement » et que la croissance économique profiterait, en fin de compte, à tous les membres de la société.

Elles défendent aussi l’idée que dans le cadre de cette logique de maximisation du profit, l’atteinte aux droits humains et la dégradation de l’environnement ont une raison d’être sur le plan économique. Le secteur privé trouve également un intérêt à promouvoir un « féminisme de ruissellement », lequel s’enorgueillit de permettre à davantage de femmes de s’élever au rang de directrice générale, mais continue par ailleurs à exploiter des millions d’entre elles en par le biais de conditions de travail précaires et à s’appuyer sur le travail de soin non rémunéré qu’elles accomplissent.

Comme le dit fort justement Debbie Douglas, du Conseil ontarien des organismes de services aux immigrants (OCASI),

« nous ne pouvons plus évoquer la possibilité de briser le plafond de verre sans parler de celles qui balaient le verre brisé ».

Sur le plan économique, il est logique d’imposer des normes environnementales moins strictes dans le Sud global pour y installer, à moindre coût, des industries polluantes dangereuses pour les humains qui y vivent et de laisser des entreprises de sécurité privées réduire au silence les communautés qui se révoltent et remettent en cause ce modèle économique.

Les entreprises peuvent même gagner davantage en exploitant les populations migrantes et en les privant de sécurité sociale et d’assurance maladie. Et pour maximiser encore leurs profits, elles peuvent également envoyer une armée de lobbyistes pour obtenir que les lois privilégient les intérêts du monde des affaires aux dépens de l’intérêt général, comme dans le cas de la crise de l’eau potable à Flint.

Oppression, intersectionnalité et domination des entreprises

Nous n’avons évoqué ici que quelques-unes des multiples injustices infligées par le système économique actuel. Comme le montrent l’histoire de Caroline en Zambie – et la dynamique genrée et raciale qui la sous-tend – ainsi que la crise de l’eau potable à Flint, dans l’État du Michigan, le pouvoir des entreprises repose sur – et renforce – des systèmes de domination interreliés, établis de longue date et fondés sur le passé colonial, le genre, la classe, la race, la caste et l’appartenance ethnique.

Les femmes et les groupes depuis longtemps opprimés sont les premières victimes de ces systèmes qui imposent des conditions de travail relevant de l’exploitation, accaparent des terres au profit des entreprises, provoquent des déplacements forcés ou la pollution de l’environnement.

Nous avons donc commencé à porter notre regard au-delà du rôle d’employeur que jouent les entreprises du secteur privé – et de la question de l’inclusion des minorités sur le lieu de travail – pour nous interroger sur l’impact des activités des entreprises sur la société dans une perspective plus large. Et nous avons alors pu commencer à mettre véritablement en cause certaines contradictions criantes, comme le fait de classer Monsanto comme l'entreprise la plus accueillante pour les membres de la communauté LGBTQI en oubliant le triste record détenu par l’entreprise en matière de violation des droits humains : son monopole mondial sur la nourriture et la vente de produits chimiques a en effet contribué à l’anéantissement d’une multitude de petits exploitations agricoles et à la dégradation de l’environnement.

Assurer les fondamentaux : devant qui les entreprises sont-elles responsables ?

Forts de leur pouvoir grandissant, les acteurs du secteur privé infiltrent progressivement les espaces de gouvernance. Le modèle économique actuel privilégie les grandes multinationales dirigées, pour la plupart, par des hommes blancs d’âge moyen. Grâce à leur fortune personnelle, ces derniers ont acquis une influence politique inédite et conquis un accès à des espaces qui devraient jouir d’une totale indépendance et servir l’intérêt général. Les entreprises évoluent donc en toute impunité, faute d’un cadre international global et juridiquement contraignant visant à surveiller et contrôler leurs activités, mais aussi à leur imposer de rendre des comptes et de réparer les dommages occasionnés.

Les Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme visent à lutter contre les violations des droits humains par les entreprises, mais ces directives ne sont pas contraignantes. Il conviendrait d’élaborer un traité juridiquement contraignant pour disposer d’un outil capable de lutter contre ce pouvoir corporatif en réglementant les activités des sociétés transnationales (STN) et des autres entreprises commerciales (AEC), mais aussi de mettre fin à l’impunité des entreprises et de garantir l’accès à la justice aux communautés affectées par leurs activités. Au sein du système onusien, l’Équateur est à la tête d’un tel projet d’élaboration d’un ensemble d’obligations contraignantes et de mécanismes répressifs qui permettraient de contraindre les grandes entreprises à assumer la responsabilité des violations des droits humains qu’elles commettent.

Les États du Commonwealth se doivent de soutenir cette initiative susceptible de mettre un terme à des décennies de violation de droits humains et d’impunité des entreprises. Il est également essentiel que la société civile se joigne à l’intense mobilisation en faveur d’un traité juridiquement contraignant, qu’elle fasse entendre les réalités vécues par les citoyen-ne-s et qu’elle propose d’autres visions de ce que pourrait être une économie juste. C’est en s’inscrivant dans ce type de processus que les mouvements en faveur de la justice sociale pourront remettre en cause les principes fondamentaux du modèle économique actuel et placer les besoins fondamentaux et la dignité des êtres humains, le bien-être environnemental ainsi que la solidarité et l’attention envers nos communautés au cœur du débat.

Category
Analyses
Region
Global
Afrique
Source
AWID