Le Conseil des droits de l’homme (CDH) de l’ONU a longtemps été un espace où la société civile pouvait demander des comptes aux États quant à leurs violations des droits humains. Cet espace est néanmoins récemment devenu un terrain fertile pour de nombreux groupes d’intérêt qui cherchent à faire reculer les droits, particulièrement ceux en lien avec le genre et la sexualité. Lors de la session du mois dernier, des États sont apparus prisonniers des priorités de multinationales, tandis que d’autres tentaient de faire valoir des discours antidroits.
Deux résolutions en discussion étaient ainsi particulièrement inquiétantes pour les féministes à la 50e session du CDH tenue récemment : l’une sur la participation politique et le militantisme des filles et des jeunes femmes et l’autre sur l’accès aux médicaments, vaccins et autres produits de santé. Des questions qui ne sont pas sans lien. En effet, sans accès aux médicaments et aux vaccins, les jeunes femmes et les filles ne sont pas en mesure de participer à la vie politique, et inversement, tel que l’a démontré l’impact disproportionné de l’inégalité vaccinale dans le monde sur les femmes des pays du Sud.
Derrière les portes closes du Palais des Nations à Genève, les diplomates discutaient cependant de ces deux questions comme si elles n’avaient aucun rapport l’une avec l’autre.
Dans une salle, les représentant·es de l’UE, du Canada et de la Nouvelle-Zélande se confrontent à celles et ceux de l’Égypte, de la Russie et du Pakistan. Dans le premier groupe, on réclame un langage progressif dans le domaine du genre et de la sexualité, alors que le second groupe souhaite imposer un langage antidroits. Aucun groupe ne cède de terrain.
Dans une autre salle, où l’on discute santé et accès aux médicaments, ces mêmes États qui défendaient un langage progressif sur le genre et la sexualité bloquent tout effort de discussion sur l’inégalité vaccinale mondiale qui pourrait sauver d’innombrables vies.
Il était tout simplement impossible d’ignorer la dissonance entre ces deux situations.
Des États conservateurs et des organisations antidroits collaborent pour s’en prendre à la justice de genre
Usant d’arguments et de tactiques antidroits que nous ne connaissons que trop bien, des États aux positions conservatrices sur les questions des droits des femmes – tels que l’Égypte, le Bahreïn, le Nigéria, la Russie et le Pakistan – ont avancé des arguments et réclamé des amendements de résolutions dans une tentative évidente de dilution des droits en lien avec le genre et la sexualité.
Tout au long des négociations, ces États ont détourné le concept de capacités évolutives de l’enfant et insisté sur la nécessaire « supervision des parents » pour toute participation politique des filles et des jeunes femmes. Ce discours s’inscrit dans un effort à la fois systématique et cynique de création d’une nouvelle – et fausse – catégorie de « droits parentaux ». Ces « droits parentaux » sont, au contraire, un nom de code qui octroie aux parents davantage de pouvoirs restrictifs sur les droits et l’autonomie des enfants, en totale opposition à l’éducation basée sur les droits et faisant abstraction de la violence basée sur le genre au sein des familles. Les conservateurs et conservatrices ont également invoqué la panique d’ordre moral qui les incitait à demander le retrait de l’éducation complète à la sexualité (ECS) dans le texte de la résolution.
Mais les États ne sont pas seuls aux manettes. Ainsi, le rapport « Nos droits en danger : il est temps d’agir » met en lumière l’étroite collaboration entre les États et les organisations antidroits dans un effort de consolidation des politiques discriminatoires au sein de l’ONU.
L’Alliance Defending Freedom basée aux États-Unis a, en effet, été particulièrement active au cours de cette session. Organisation de plaidoyer juridique chrétienne désignée comme un groupe propageant la haine par le Southern Poverty Law Center, ADF aurait été vue en train d’exercer des pressions sur les diplomates représentant l’Égypte et le Pakistan. ADF est connue pour ses pressions et son soutien aux délégations qui adoptent des positions particulièrement conservatrices en matière de restriction des droits dans de nombreuses négociations. Lors de précédentes sessions du Conseil, des féministes ont rapporté que des États tels que le Pakistan et le Bangladesh ânonnaient les arguments antiavortement d’ADF.
ADF a joué un rôle clé dans les pressions visant à renverser le jugement Roe vs. Wade aux États-Unis et réplique très activement sa stratégie de plaidoyer juridique à travers le monde. OpenDemocracy a ainsi révélé que le groupe a dépensé au moins 21,3 millions de dollars dans les cinq continents depuis 2008. Doté du statut ECOSOC lui permettant de participer aux réunions à l’ONU, ainsi que de personnel qui travaille au CDH et dans d’autres organes multilatéraux, ADF a, de ce fait, aisément accès aux diplomates et fonctionnaires. Avec l’influence de groupes antidroits tels qu’ADF au CDH, les féministes alertent sur le fait que les États conservateurs sont de plus en plus audacieux dans leurs attaques contre la justice de genre.
La justice vaccinale est une question féministe
Les États de l’Union européenne, le Canada et le Royaume-Uni, qui soutenaient fermement l’ECS et le droit des filles et des jeunes femmes à une participation politique, ont tourné leur veste quand, dans une autre salle, les négociations ont porté sur l’accès aux vaccins et aux médicaments. Ces « défenseurs du genre » ont systématiquement rejeté toute tentative de faire reconnaître « l’accès aux médicaments en tant que bien public mondial » et contesté l’obligation pour les États de corriger les inégalités entre les pays.
Pendant ce temps, la conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) visant à finaliser le texte de dérogation aux aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC) se tenait dans un autre hémicycle. La dérogation aux ADPIC permettrait un relâchement des règles de l’OMC sur la propriété intellectuelle et une augmentation de la production et de la distribution de vaccins et traitements contre la COVID-19.
Mais l’UE a bloqué toute initiative ressemblant de près ou de loin à une dérogation significative des droits de propriété intellectuelle, qui aurait permis au reste du monde d’avoir accès à des traitements. Et les États-Unis, qui appuyaient précédemment une dérogation limitée, ne se sont pas prononcés. Le document final approuvé a été qualifié d’apartheid vaccinal par la Rapporteuse spéciale de l’ONU sur les formes contemporaines de racisme.
Pendant toute la durée de la pandémie, des groupes tels que Feminists for a People’s Vaccine ont souligné à quel point l’abordabilité et la disponibilité des vaccins sont prises en otage par les États à revenu élevé et les multinationales pharmaceutiques. La Suisse, qui présidait aux négociations sur un texte portant sur la violence à l’encontre des femmes et des filles, aurait détruit plus de 600 000 doses surnuméraires de vaccins contre la COVID-19 au cours de la semaine précédant le début de la session du CDH.
En accordant la priorité aux monopoles des firmes pharmaceutiques en matière de vaccins, ces États du Nord ne font que peu de cas de l’impact à la fois immense et disproportionné sur les femmes des pays du Sud, les minorités raciales, les femmes noires et les femmes autochtones. Ce sont effectivement ces femmes qui supportent les conséquences des politiques restreignant l’accès élargi aux vaccins.
Et que se passera-t-il ensuite ?
Comment des États peuvent-ils, d’un côté, revendiquer un engagement envers la justice de genre, et de l’autre empêcher toute tentative d’accès aux vaccins pour toutes et tous ? Il est bien aisé pour les États de considérer la participation politique des femmes et l’inégalité vaccinale mondiale comme deux questions bien distinctes. Mais la réalité est qu’elles ne sont ni vécues ni ressenties séparément. Toutes les formes d’oppression sont à combattre dans leurs interconnexions, et l’influence des acteurs et actrices antidroits au sein de l’ONU, qu’il s’agisse de groupes fondamentalistes religieux, de programmes d’États nationalistes ou d’intérêts corporatifs, doit être contestée.
Ce qui est effrayant, c’est que l’espace dans lequel les États sont redevables en matière de violations des droits humains est de plus en plus détourné par des États et des acteurs et actrices antidroits au service d’intérêts qui visent à éradiquer l’égalité des droits. Les programmes féministes sont menacés de nombreuses parts, mais les activistes féministes doivent continuer à riposter, et continueront à le faire.
Remarque : La rédaction de cet article a bénéficié de l’aide à la recherche d’Isabel Marler et d’Anissa Daboussi, de l’équipe Promotion des droits universels et de la justice à l’AWID.
Cet article a été initialement publié le on 16 août 2022 sur OpenGlobalRights.