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Analyse féministe du CDH56 : résister au protectionnisme et au colonialisme, défendre l’espace civique

Le Conseil des droits de l’homme (CDH) est le principal organe « politique » des droits humains de l’ONU. C’est le principal lieu de discussion et de négociation des gouvernements sur des questions en lien avec les droits humains. C’est là qu’ils se posent des questions et se tiennent mutuellement responsables en matière de violations des droits humains. Communément considéré comme LA session de l’année abordant les enjeux d’égalité des genres, cette session du CDH qui a débuté le 18 juin et s’est étalée sur quatre semaines, n’a pas été vraiment différente des autres années. Les États et les acteurs conservateurs non-étatiques ont avancé des arguments familiers remettant en cause les droits établis en matière de genre et de sexualité, en ayant recours à un langage rétrograde1

Bien que les féministes considèrent historiquement le CDH comme un espace plus accessible pour les activistes par rapport à la Commission de la condition de la femme (CSW) notamment dans les possibilités de faire avancer les droits liés aux genres et sexualités, la session de cette année a soulevé de nombreuses questions. Comme celle posée par Sachini Perera dans son billet de mars 2024,* où iel se demandait : pour les féministes venant du Sud global, se présenter à ces événements en général, mais également dans le contexte actuel de génocide, de mainmise des entreprises et d’une machine d’opposition bien huilée, cela fait-il encore sens ? Dans le cas de cette session du CDH en particulier, cela nous force, nous les féministes, à nous demander : quelles voix mettons-nous véritablement au centre de ces espaces ? Comment nous éloigner des dynamiques coloniales au sein non seulement du système, mais également au sein de nos propres mouvements ?

Quelles voix mettons-nous au centre ?


L’une des principales inquiétudes des féministes lors de la 56e session, a été le rapport délétère de l’actuelle Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la violence contre les femmes et les filles (SRVAW). Ce rapport est une régression dans les normes établies relatives aux droits humains du travail du sexe, qui sape les efforts de plaidoyer des mouvements des travailleur·ses·x du sexe (TDS) et perpétue la stigmatisation du travail du sexe et des TDS. 

Le Sex Workers Rights Advocacy Network (SWAN, réseau de défense des droits des travailleuses du sexe) souligne notamment : « Il [le rapport] emploie une terminologie honteuse et stigmatisante qui ne fait qu’aggraver la marginalisation des travailleuses du sexe. » Le rapport défend clairement des modèles délétères de criminalisation du travail du sexe et « ignore les propositions détaillées formulées par les TDS et leurs allié·e·s, qui mettent en lumière les impacts réels de telles politiques. La criminalisation met à la fois en danger les TDS tout en portant atteinte à leurs droits humains, à leur sécurité et à leur dignité .» 

L’approche de l’actuelle SRVAW, Reem Alsalem, qui se dit elle-même féministe, suscite chez les féministes le besoin de nous poser nous-mêmes certaines questions : quelles voix mettons-nous au centre dans notre plaidoyer ? À qui appartiennent les droits que nous considérons comme valant la peine d’être défendus ? Comment pouvons-nous renoncer à reproduire les mêmes dynamiques coloniales en donnant la priorité à celles et ceux que nous considérons comme « expert·e·s » et en « sauvant » les personnes « dans le besoin » ? Ancrée dans les lois coloniales de la plupart des pays, la criminalisation du travail du sexe fait la distinction entre les personnes considérées comme dignes d’une telle protection et celles qui sont considérées comme « jetables ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que le rapport problématique de la Rapporteuse spéciale sur le travail du sexe fasse suite à son positionnement persistant, rétrograde et néfaste sur les droits des personnes trans, qui se targue de défendre la « sécurité » et les droits des femmes cisgenres contre l’autonomie corporelle des personnes trans. 

En général, les activistes et les communautés qui sont ciblées par les lois punitives et pénales, comme les TDS et les activistes Palestinien·ne·s, sont également les personnes qui sont systématiquement écartées des espaces politiques mondiaux. Pendant ce temps, les activistes du Sud global font face à des obstacles supplémentaires pour accéder aux espaces onusiens, en raison de régimes de visa racistes et discriminants. En toile de fond s’ajoute la crise perpétuelle des liquidités vécue par le système onusien des droits humains. Alors que la crise de trésorerie a eu de l’impact sur les résultats attendus et les activités du système des droits humains, la société civile, et en particulier ceux et celles n’étant pas installé·e·s à Genève, a été la première à en ressentir l’impact. 

Les politiques troubles de « décolonisation » 

Lors de cette session, une résolution a été présentée au conseil sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’encontre des femmes et des filles, avec un accent mis sur la pauvreté. Menée par le Mexique et le Chili, la résolution a suscité des amendements de la part de la Fédération de Russie et du Koweït au nom du Groupe des États arabes. Ces derniers ont eu recours aux arguments classiques visant à mettre en péril ou faire disparaître les normes relatives à la santé reproductive et aux droits reproductifs, à l’éducation sexuelle intégrée, à l’autonomie corporelle et au genre.2

Les ONG ont salué la résolution triennale sur le VIH présentée par le Brésil, la Colombie, le Portugal et la Thaïlande. Il convient de noter le consensus historique sur l’adoption du terme « santé et droits sexuels et reproductifs », dans un document fruit de négociations internationales, un accomplissement majeur après de nombreuses années de plaidoyer au sein de ces négociations mondiales. Cela réaffirme également le droit à utiliser, dans toute la mesure du possible, les dispositions prévues dans l’Accord de l’Organisation mondiale du commerce sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, qui prévoit de la souplesse dans la protection de la santé publique et promeut l’accès universel à tous les médicaments, en particulier dans les pays en développement. L’adoption a fait l’objet de plusieurs propositions d’amendements du même acabit que celles formulées face aux résolutions concernant les discriminations faites aux femmes.

Alors que les propositions d’amendements hostiles ont été rejetées, et que nombre des personnes présentes ont salué la résolution sur le VIH - en particulier depuis la perspective féministe du Sud global travaillant au sein du système mondial des droits humains - je continue de m’inquiéter face à des questions bien familières : comment traduire le langage des droits humains en actions concrètes sur le terrain ? Comment les mouvements féministes peuvent faire avancer notre plaidoyer sur les DSSR tout en résistant aux efforts des États pour se réapproprier notre langage et nos causes ? Il faut appeler un chat un chat : les États du Nord global, « champions du genre » réclamant un langage DSSR progressiste font preuve d’hypocrisie, en particulier dans le contexte du génocide du peuple Palestinien perpétué par Israël. Comme le soulignaient nos partenaires de l’Initiative pour les droits sexuels (Sexual Rights Initiative, SRI), lorsque les composantes des DSSR sont découpées en petits morceaux et isolées en silos, considérées comme non-applicables, non-pertinentes ou n’ayant rien à voir avec la justice économique et sociale et la libération de l’oppression coloniale, la pleine réalisation de ces droits devient un rêve encore plus lointain. 

La logique de la mentalité coloniale de respectabilité et de moralité qui considère les TDS comme jetables est la même logique que celle de la domination et de la spoliation coloniales qui sous-tend le génocide en cours perpétré contre le peuple Palestinien. Depuis octobre 2023, les activistes et défenseur·se·s des droits humains sont abasourdi·e·s par la question de comment pouvoir continuer « comme si de rien n’était » alors qu’un génocide est en train de se produire. Les féministes qui travaillent sur le plaidoyer onusien en particulier se retrouvent face à une question existentielle : comment s’impliquer dans un espace multilatéral alors que le droit international est façonné de logiques impérialistes ? Et alors que le genre et la sexualité sont souvent récupérés et utilisés comme monnaies d’échange ou instruments de pinkwashing, comme illustré plus haut.
 

Non, il est impossible de faire comme si de rien n’était : mobilisation collective et inter-mouvements

Tout en admettant que l’institutionnalisation des droits humains reste un défi intrinsèque pour les mouvements avec des activités de plaidoyer auprès des Nations unies, cette année j’ai constaté la puissance de la mobilisation collective, de la part des TDS, des féministes, des principales organisations de défense des droits humains, des organisations de défense de la cause palestinienne, des mouvements étudiants, entre autres.

En réponse au rapport de la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la violence contre les femmes et les filles, 20 TDS de différentes régions se sont rendu·es·x à Genève, au Conseil des droits humains, avec à leur tête le Réseau mondial des projets sur le travail du sexe (NWSP), et soutenu·es·x par la SRI. De la coordination des déclarations de ONG avec les alliées lors du dialogue interactif avec la Rapporteuse spéciale, en passant par l’organisation d’un événement parallèle sur la décriminalisation du travail du sexe mais aussi d’une manifestation devant les bureaux de l’ONU, la mobilisation des TDS au CDH contre le positionnement délétère du rapport de la Rapporteuse spéciale a été perturbatrice et décisive. Cette mobilisation expose également la nature patriarcale, classiste, coloniale et raciste du système onusien, qui se refuse depuis toujours à écouter les TDS, à reconnaître l’agentivité et les droits des TDS selon leurs propres conditions.4

Nous avons vu collectivement comment les organisations palestiniennes, les mouvements étudiants basés à Genève, aux États-Unis et en Europe, les organisations défendant les droits civils et politiques, la justice économique, les genres et les sexualités et leurs alliées au sein du système onusien tentent de remettre en cause cette situation de statu quo au sein de l’ONU. Parmi les problématiques mises en avant par la société civile se trouvent la répression de la liberté d’expression et de rassemblement pacifique, à l’encontre de ceux et celles qui veulent manifester leur solidarité envers le peuple Palestinien et/ou faire entendre leurs critiques de l’État d’Israël, en Europe et en Amérique du Nord, les arrestations et les détentions politiques d’étudiant·e·s Palestinien·ne·s citoyen·ne·s d’Israël, ainsi que l’obligation des États à répondre de la complicité des entreprises et des sociétés transnationales dans le génocide. 

La collaboration et la mobilisation transversale entre organisations ne travaillant pourtant pas sur les mêmes questions, domaines thématiques et régions, pour dénoncer l’impunité sont un reflet de l’indignation massive que nous constatons à l’échelle mondiale. Ce peut être également là une possibilité d’abandonner des intérêts géopolitiques et économiques clivants qui animent souvent les systèmes multilatéraux et nous tourner vers un socle de solidarité et de libération collective. Même s’il n’existe sans doute pas de réponse facile aux questions existentielles de l’engagement féministe auprès des Nations unies, Wesam Ahmed, du Centre Al-Haq pour l’application du droit international, souligne qu’« il nous faut essayer de forcer le changement à l’ONU depuis l’intérieur, mais pas uniquement... Il nous faut reconnaître notre place au sein du système et le pouvoir qu’a l’individu ; si tout le monde fait avancer le même objectif, le système finira par changer ».
 


* Plusieurs des sources liées dans cet article sont disponibles en anglais.

1 Réflexions féministes suite à la 53e session du CDH : tendances, défis et opportunités

2, Vous l'avez ratée ? Voici ce qui s'est passé à la 56e session du Conseil des droits de l’homme !

3 Cette résolution a abordé les fossés de financement pour les programmes de prévention pour les personnes issues des populations clés, en particulier pour les programmes dans les pays à faibles revenus ou intermédiaires.

4 Vous l'avez ratée ? Voici ce qui s'est passé à la 56e session du Conseil des droits de l’homme !

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Analyses
Region
Global
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AWID