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Une perspective féminine de la violence et de l’oppression exercées par le régime de Bahreïn

DOSSIER DU VENDREDI – L’AWID s’est entretenue avec la Dre. Ala’a Shehabi*, activiste pro-démocratie et maître de conférences, sur la violence et les persécutions dont font actuellement l’objet les citoyen-ne-s de Bahreïn ainsi que sur la manière dont les femmes contribuent à la lutte en faveur de la démocratie et des droits.

Par Rochelle Jones

L’agitation latente qui se développe à Bahreïn

Le Royaume de Bahreïn est un petit archipel constitué de 33 îles, situé près des côtes occidentales du golfe Persique, voisin de l’Arabie Saoudite à l’est et de l’Iran au nord. Le roi Hamad ben Isa al-Khalifa règne depuis 1971 et la famille al-Khalifa est au pouvoir depuis des siècles. Sous l’influence des révolutions du printemps arabe survenues en Tunisie et en Égypte et las d’être privés de leurs droits et du statut de citoyen à part entière, les manifestant-e-s sont descendus dans les rues début 2011. Le gouvernement bahreïni a réprimé avec violence ces manifestations et provoqué environ 80 morts à ce jour, sans compter les centaines de personnes emprisonnées.

Le gouvernement bahreïni affirme avoir mis en œuvre, depuis lors, un certain nombre de réformes démocratiques et en faveur des droits humains. Le roi a par exemple chargé la Commission d’enquête indépendante de Bahreïn de se pencher sur les abus commis en février et mars 2011 et s’est engagé à mettre en œuvre les recommandations formulées par celle-ci. Cependant, le rapport de la Commission en lui-même ainsi que la réponse du gouvernement à celui-ci ont été considérés insuffisants et ont soulevé des critiques. Bahrain Watch, par le biais de son projet Government Inaction, signale que les recommandations sont largement en deçà de la gravité des conclusions. Certaines questions sont totalement absentes, d’autres incorrectes, et les recommandations du rapport s’adressent au Ministère de l’intérieur, attribuant ainsi le problème à un mauvais fonctionnement des forces de police et non pas à une structure de commandement opérationnel suivant des ordres émanant des plus hautes sphères du pouvoir.

Amnesty International a également critiqué la mise en œuvre par le gouvernement des recommandations formulées par la Commission d’enquête indépendante. Le directeur adjoint du Programme Moyen-Orient et Afrique du Nord de l’organisation a récemment signalé que d’après les autorités, la situation des droits humains s’est améliorée, alors que la réalité est que celles-ci imposent des restrictions aux ONG, y compris à des organisations telles qu’Amnesty International, dont la présence à Bahreïn est interdite durant les fins de semaine, c’est à dire aux moments où la plupart des manifestations se déroulent et où la police a recours aux gaz lacrymogènes et à la force.

L’AWID s’est entretenue avec Ala’a Shehabi, membre fondatrice de Bahrain Watch, afin de l’interroger sur la situation actuelle à Bahreïn. Elle signale qu’aujourd’hui, Bahreïn vit une situation de répression normalisée dans un contexte de manifestations croissantes. Au cours des derniers mois, une répression silencieuse a frappé de manière ciblée un grand nombre des organisateurs des manifestations locales, y compris certains activistes connus tels que Zainab al-Khawaja et Naji Fateel, et le journaliste Ahmed Humaidan. Les prisonniers politiques s’entassent - littéralement - dans les prisons, et sont si nombreux qu’il est difficile d’en tenir un registre. Les forces de sécurité ciblent différents villages chaque nuit. Ceux-ci sont assiégés pendant qu’elles effectuent des descentes dans les maisons et procèdent à l’arrestation de jeunes hommes. Un grand nombre des personnes détenues continuent de dénoncer des pratiques systématiques de tortures et de confessions forcées, y compris deux femmes arrêtées pour avoir manifesté sur la piste où se déroulait la Formule 1.

La violence et les persécutions permanentes à l’encontre de la population civile montrent que le gouvernement a échoué à aborder les revendications du peuple, qui exige des réformes politiques et économiques concrètes. Mais pire encore, celui-ci a cherché de manière active à les passer sous silence. Depuis 2011, les manifestations persistent et les informations rendant compte de violations des droits humains ne diminuent pas. C’est le cas, par exemple, de l’activiste des droits humains Zainab al-Khawaja, dont la sentence à trois mois de prison pour « rassemblement illégal » a été confirmée le 9 mai. Cette peine viendra s’ajouter à celle qu’elle accomplit actuellement, à savoir trois mois et 22 jours, pour avoir « insulté un agent de police ». Sa sœur Maryam al-Khawaja, est également une cible du gouvernement. Elle a fui le pays et ne peut plus rentrer car elle craint d’être détenue et torturée. Leur père est un important défenseur des droits humains qui a été battu, arrêté et torturé en 2011. Il purge actuellement une peine de prison à vie. Un rapport établi par six personnes condamnées à un an de prison pour avoir utilisé Twitter pour « insulter » le roi vient d’être publié.

Bahreïn, vu par les femmes

Les femmes ont joué un rôle fondamental dans les soulèvements. Au début du mois d’avril, les femmes sont descendues dans les rues de la ville de Malkiya, située sur la côte occidentale, pour protester contre le Grand Prix et exprimer leur appui aux prisonniers politiques incarcérés. Elles ont été dispersées à l’aide de grenades incapacitantes et de gaz lacrymogènes.

Évoquant le rôle des femmes, Shehabi affirme que pour les personnes qui connaissent l’histoire de Bahreïn, l’importance et l’ampleur de la participation des femmes n’a pas de précédent. L’abaya noire n’est plus le symbole stéréotypé de la passivité forcée : elle est devenue la tenue de contestation des femmes, leur permettant de se camoufler et d’échapper au regard inquisiteur de la police qui les traque dans les ruelles de leurs villages. Shehabi signale que les femmes sont des partenaires à part entière, et même des chefs de file du mouvement. La stratégie fondamentale consiste à utiliser diverses modalités de protestation. Pour le peuple bahreïni, il s’agit de faire sentir et de rendre visible sa présence non désirée par le biais d’activités subversives. Le gouvernement veut que les gens restent confinés dans leurs villages pour que le pays apparaisse le plus normal possible. Dans l’éventail des rôles que jouent les femmes, à savoir avocates, médecins, professeures, mères, etc., la dissidence adopte des modalités diverses, parfois visibles, autrefois subtiles. Par exemple, les femmes médecins jouent un rôle fondamental car elles soignent les manifestant-e-s blessé-e-s et permettent ainsi d’éviter leur arrestation. Dans le même temps, les femmes cachent en lieu sûr des centaines de manifestant-e-s faisant l’objet d’un mandat d’arrêt.

Les femmes partagent les mêmes revendications que les hommes en matière de démocratie face à un gouvernement tyrannique, ce qui veut dire que les questions spécifiques des droits des femmes sont souvent mises de côté afin de concentrer tous les efforts sur l’obtention de réformes démocratiques plus générales. Shehabi est de l’avis que les femmes qui luttent pour un changement structurel du système politique désirent profondément que l’égalité - indépendamment de la classe, du sexe et de la secte - devienne une réalité. Les femmes reconnaissent que la totalité du système doit faire l’objet d’une profonde réforme, afin de devenir un système basé sur ses citoyens et non pas sur la servitude. Le concept de citoyenneté englobe la protection des droits des femmes, en conséquence, les efforts se centrent sur la revendication de l’égalité des citoyens dans le cadre d’un système démocratique permettant de mettre fin à la corruption, aux violations des droits humains et à la discrimination auxquelles personne n’échappe. Les femmes n’ont pas repris les discussions sur les lois sur le statut personnel, engagées en 2005.

Bien que les femmes et les hommes soient engagés dans la même lutte à Bahreïn, les femmes activistes et les femmes défenseures des droits humains sont, dans la plupart des cas, traitées différemment, purement et simplement parce qu’elles sont des femmes. Shehabi affirme que les femmes sont confrontées à une double discrimination, tant de la part du gouvernement que de la société, et qu’un grand nombre d’entre elles, dont elle fait partie, ont perdu leurs emplois en raison des pressions politiques et sectaires.

D’après le rapport de la Commission d’enquête indépendante, le recours à la violence sexuelle par les autorités refait surface comme outil de torture. Cette réalité est corroborée par Shehabi, qui signale que les femmes sont souvent menacées de viol pendant leur détention, comme l’ont récemment dénoncé deux femmes, Nafeesa Al Asfoor et Rihanna Almosawi, arrêtées alors qu’elles essayaient de manifester lors de la course de Formule 1 qui s’est tenue à Bahreïn le mois dernier. Toutefois, Shehabi souligne plus particulièrement le fait qu’il existe de très nombreuses preuves indiquant que les hommes sont eux aussi couramment abusés sexuellement pendant leur détention. Elle précise que son mari a été victime d’abus sexuels en prison, tout comme de nombreux amis arrêtés ici ou là. L’abus sexuel est considéré le moyen le plus efficace d’humilier et de déshonorer un être humain, c’est pourquoi il s’agit d’un outil important utilisé par un appareil sécuritaire brutal dans le processus de châtiment, de coercition et d’obtention de confessions forcées. Les abus sexuels se produisent tous les jours dans les commissariats de police et les centres de torture secrets. Le combat pour mettre fin à la torture contre les femmes et les hommes, y compris la violence sexuelle, est en cours et pour y parvenir, la première chose à faire est d’exposer et de documenter les faits. L’État refuse de tenir pour responsables les personnes qui supervisent l’appareil de torture, et la torture est rarement invoquée comme chef d’accusation. Shehabi est en mesure de l’affirmer car elle a porté plainte au nom de son mari, qui a donné le nom des agents l’ayant torturé ainsi que celui du colonel leur en ayant donné l’ordre. L’affaire a été classée pour manque de preuves, malgré des preuves médico-légales incontestables.

La marche à suivre à Bahreïn apparaît incertaine à ce stade, mais la stabilité du pays représente un enjeu stratégique et économique de taille pour les États-Unis puisque la cinquième flotte américaine y est basée. Nul ne sait si les États-Unis ne vont pas tenter de faire pression sur le gouvernement bahreïni, mais le département d’État américain a critiqué Bahreïn dans son rapport annuel récemment publié Rapports 2012 sur les pratiques des pays en matière de droits de l’homme. Le gouvernement bahreïni vient d’approuver une proposition soumise par le Parlement pour « mettre fin aux ingérences de l’ambassadeur américain Thomas Krajeski dans les affaires internes du Bahreïn », ce qui n’a fait qu’accroître les tensions. Shehabi est de l’avis que l’unique issue est une transformation complète du cadre dans lequel s’inscrit le pouvoir actuellement, qui ne viendra pas de l’intérieur. Elle signale que l’affaire de son mari l’a en partie convaincue du fait que le système politique est incapable de se réformer lui-même. Elle pense que celui-ci manque de volonté et de désir de mettre en œuvre ce changement, et de la même manière qu’un drogué a besoin de plusieurs cures de désintoxication pour pouvoir venir à bout de son addiction, Bahreïn requiert une restructuration aux plus hauts niveaux du pouvoir et un changement de la totalité de sa structure de gouvernance. De son avis, c’est l’unique manière de mettre fin à l’oppression et de garantir les libertés.

*La Dre. Ala'a Shehabi est maître de conférences, écrivaine et activiste pro-démocratie bahreïni, née au Royaume-Uni. Elle est titulaire d’un doctorat en économie de l’Imperial College London et a travaillé pendant deux ans comme analyste politique à RAND Europe. Au Bahreïn, elle est membre fondatrice de Bahrain Watch et de l’organisation Bahrain Rehabilitation & Anti-violence Organisation (BRAVO).

Category
Analyses
Source
AWID