DOSSIER DU VENDREDI : Le 30 avril dernier, la Chambre des député‑e‑s a approuvé à l’unanimité un ensemble de réformes au Code de justice militaire, dont l’une d’entre elles limite le pouvoir militaire dans les cas où les victimes sont des civiles. L’AWID s’est entretenue avec Cristina Hardaga, de JASS (Asociadas por lo Justo)[1], sur l’importance de cette réforme pour les Femmes défenseures des droits humains.
Par Gabby De Cicco
La réforme du Code de justice militaire (CJM) a été une action historique mise en avant par les victimes d’abus militaire, les organisations de la société civile et les mécanismes internationaux de protection de droits humains. En effet, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (COIDH) a ordonné à l’État mexicain de réformer le Code par le biais de quatre jugements contraignants. Ces jugements portaient sur des affaires où il a été démontré que la Cour martiale avait étendu sa juridiction sur les victimes civiles, entravant ainsi leur accès à la justice. En outre, la Cour suprême a déclaré inconstitutionnel l’article 57 du Code de justice militaire en ce qu’il fait du pouvoir militaire un privilège personnel[2].
AWID : Pourquoi l’approbation des réformes au Code de justice militaire est-elle si importante pour les Femmes défenseures des droits humains?
Cristina Hardaga (CH) : La réforme fait partie d’un ensemble de mesures qui cherchent à mettre fin à la non-transparence et à la violence militaires. Pour les Femmes défenseures, il s’agit également d’un triomphe sur l’Armée. Ce sont elles qui, par leurs revendications et dénonciations pour avoir été directement victimes des violations des droits humains, ont jeté la lumière sur les transgressions commises par l’Armée. Maintes d’entre elles ont été directement confrontées à l’abus de pouvoir et à la violence institutionnelle militaire, les amenant à percevoir le pouvoir militaire comme synonyme d’hermétisme et de privilège. Même si leurs plaintes étaient dans un premier temps déposées devant les instances civiles, sitôt la lecture du CJM réalisée, on renvoyait les affaires au système martial. La juridiction militaire assumait à partir de ce moment la responsabilité des affaires et des enquêtes en tant qu’acteur gouvernemental chargé de les mener à bien.
De l’affaire des sœurs González Pérez à celle d’Inés Fernández et de Valentina Rosendo, on a dénoncé et essayé de prouver que tout ce qui entourait l’Armée perpétuait et augmentait les niveaux de violence et de discrimination que nous subissons généralement en tant que femmes. Une des luttes consistait à faire en sorte que toutes les affaires de violation de droits humains de personnes civiles ne soient pas menées par l’Armée. On cherchait également à prouver que l’Armée n’enquêtait pas en particulier sur les violations commises aux femmes. C’est ainsi que la lutte menée par Inés et Valentina, avec l’appui de Tlachinollan, a donné lieu à certaines des plus grandes victoires et a sans doute aidé à remporter cette réforme du CJM.
AWID : En quoi les affaires et l’expérience de Tita Radilla, de Valentina Rosendo ou d’Inés Fernández montrent-elles la dimension genrée de l’abus et de la violation des droits humains ou de l’accès à la justice?
CH : Les actions les plus emblématiques contre le pouvoir militaire ont été menées par des femmes victimes qui se sont transformées en défenseures.
Leurs dénonciations ont lancé un appel important aux organisations de la société civile. Elles ont mis en lumière ce que beaucoup d’entre nous et autres organisations avions manqué, soit l’invisibilisation des agressions et de l’impact différencié que subissaient les femmes, notamment les femmes autochtones, lors de dénonciations de violations des droits humains commises par les militaires.
La priorité était de dénoncer l’Armée et la juridiction militaire et non pas les manières dont ces violations (par exemple, le viol, la négation de l’accès au système judiciaire ou les obstacles d’accès aux services de santé) avaient un impact direct sur les femmes. On a pu commencer à faire cela au fur et à mesure que les dénonciations avançaient et que l’on rétro-intégrait nos constatations au travail des organisations des droits humains et des Femmes défenseures des droits humains. Ces dernières pouvaient voir cette dimension de genre que les organisations traditionnelles ne voyaient pas. C’est là que nos programmes ont convergé de façon à illuminer la particularité de l’expérience des femmes au moment de la déposition d’une plainte (soit les obstacles à l’accès au système judiciaire et les agressions contre les femmes) en plus du combat mené contre la juridiction militaire.
AWID : Pouvez-vous nous donner quelques exemples de ces violations des droits humains ?
CH : Les témoignages d’Inés et de Valentina nous ont permis de démontrer que, en cas de dénonciation d’un viol, l’une des premières réponses de l’Armée est d’offrir de l’argent pour que les femmes renoncent à porter plainte. Ils voyaient bien qu’elles étaient des femmes autochtones unilingues vivant dans la pauvreté et leur façon d’étouffer l’affaire était donc d’offrir de l’argent. Dans le cas de Valentina et d’Inés, les premières traductions pour porter plainte ont été faites par les maris. Il n’existait pas, parmi les experts juridiques et les traducteurs spécialisés, de femme en mesure de se charger de la traduction.
Le mauvais traitement relatif au système de santé est aussi manifeste. Quand Inés et Valentina sont allées dénoncer les agressions et se sont présentées à l’hôpital, on leur a informé qu’il n’y avait pas de femmes médecins ; uniquement des hommes médecins. Devant leur insistance d’être examinées par une femme, on leur rétorqua : « Si vous vous êtes faites violées par un homme, en quoi est-il un problème d’être examinées par un homme ? » Bien souvent, influencés par la présence militaire dans les populations, les médecins vers qui elles se tournaient, dans la toute première étape du processus de dénonciation, leur disaient : « Je ne peux pas accepter ta plainte, car que je ne veux pas de soucis avec l’Armée ».
CH : Tita Radilla, Inés Fernández et Valentina furent les plus organisées et les plus actives dans les processus. La réforme du CJM signifiait aussi pour elles qu’aucune autre femme n’allait jamais vivre ce qu’elles ont vécu. Les pressions pour la tenue d’audiences publiques ont porté leurs fruits, ce qui a permis d’entendre les témoignages et les expériences des Femmes défenseures de droits humains. Par exemple, Alma Gómez de l’État de Chihuahua a pu, grâce à son expérience et à son engagement, jouer un rôle fondamental dans la dénonciation de la juridiction militaire et témoigner de la pertinence de la réforme.
Au long du déroulement des audiences et des travaux de rédaction du projet de loi, maintes autres Femmes défenseures décidèrent de se joindre à l’action, autant pour ce qu’avaient vécu les trois femmes ayant porté plainte que pour le reste du mouvement des droits humains des femmes, notamment des Femmes défenseures.
Les organisations internationales des droits humains des femmes ont rendu possibles plusieurs moments très importants. Par exemple, l’AWID, la Iniciativa de las Mujeres Nobel (l’initiative des femmes prix Nobel) et JASS, ont harmonisé leurs stratégies pour publiquement prendre position, de façon à communiquer que, bien que la réforme du CJM soit une situation particulière au Mexique, elle représente l’ensemble de la région et s’applique à d’autres pays. Cela a donc donné lieu à des campagnes d’appui direct et de communiqués visant à faire pression, autant sur le Congrès que sur le pouvoir législatif et exécutif, de façon à les responsabiliser quant à l’importance d’effectuer cette réforme.
Profondément marquée par l’expérience des Égyptiennes au Forum de l’AWID à Istanbul, Valentina a pu tracer des parallèles et relever des problèmes communs dans les deux contextes. Cela l’a poussée à mobiliser la communauté pour trouver des stratégies conjointes pour mieux comprendre ces processus et pour que différentes femmes puissent s’appuyer depuis diverses régions.
Depuis plus d’une décennie, la réforme du CJM est une priorité aux programmes des organisations non gouvernementales de défense des droits humains, à l’échelon national comme international. En cours de route nous avons littéralement eu recours à tous les mécanismes de l’ONU et de l’OEA, à la pression de la communauté internationale et à l’influence des organisations. C’est pourquoi je mentionnais les communiqués de l’AWID et de l’Initiative des femmes prix Nobel. Ces échanges nous ont aidées à neutraliser les excuses du gouvernement contre une réforme du CJM. Des affaires sont alors parvenues à la CIDH, à la COIDH et certaines ont été jugées à la Cour suprême (CS). Bien qu’il ne s’agisse pas tout à fait d’affaires de violations de droits humains des femmes, les victimes et les femmes en question s’unissaient malgré tout pour cette action, sachant que la CS était une autre instance qu’il fallait gagner.
AWID : Quels sont les défis de la mise en œuvre de cette réforme, de la perspective des défenseures ?
CH : Dans les zones dépourvues d’organisation et de médias, l’Armée commettait des violations et venait automatiquement s’approprier la scène, présentant ou introduisant des preuves, dénaturant tous les faits et s’assurant que les plaintes n’aboutissent pas sur une enquête ou un quelconque enregistrement. En ce sens, un des défis est de veiller, dans la mesure où les plaintes continuent, que l’Armée ne participe pas aux activités qui ne la concernent pas et qu’elle s’en tienne aux rôles qui lui correspondent, par exemple, la sécurité publique.
Un autre défi sera d’assurer que les tribunaux civils s’acquittent correctement de leur nouvelle tâche : qu’ils s’en tiennent à la loi, qu’ils mènent à bien les enquêtes et qu’ils ne revictimisent pas les femmes.
Il faut continuer d’appuyer les revendications des proches des personnes disparues au cours des années 1960, mais aussi celles des victimes de violations actuelles encore commises par des membres de l’Armée. Il est inacceptable que les membres de l’Armée ou de la marine impliqués continuent de se dérober aux enquêtes.
Quant à nous, les organisations, nous devrons rester aux aguets et surveiller la mise en œuvre de la réforme, pour veiller à ce qu’elle parvienne aux responsables, tandis que plusieurs affaires sont transférées à la juridiction civile. Cela nous permettra également de commencer à avoir une meilleure idée du nombre d’affaires déposées devant les tribunaux martiaux ainsi que du nombre de militaires impliqués.
Grâce aux efforts concertés et au travail sans relâche des victimes et de leurs proches, on peut compter aujourd’hui sur un mécanisme limitant le pouvoir de l’Armée et veillant à ce que les enquêtes soient réalisées par le civil. On pourra ainsi mieux surveiller le comportement des militaires.
[1] De 2009 à 2014, Cristina a collaboré avec le Centro de Derechos Humanos de la Montaña Tlachinollan (le centre des droits humains de la montagne Tlachinollan), une des organisations ayant travaillé pour la réforme.
[2] Dans l’affaire Bonfilio Rubio Villegas, les proches ont réussi, avec l’aide du Tlachinollan, à faire en sorte que la Cour suprême de justice de la nation déclare pour la première fois l’article 57 du CJM comme anticonstitutionnel.