DOSSIER DU VENDREDI – À l'issue du Forum mondial social de Tunis, il est clair, pour beaucoup, que le Forum a retrouvé son dynamisme d'antan.
Ce Forum s’est tenu à l’Université Al Manar de Tunis, dans le contexte des revendications encore sans réponse de dignité et de justice du printemps arabe, et a réuni enviro 54.000 personnes unies par un même désir de construire un monde meilleur.
Par Shareen Gokal
Le Forum social mondial (FSM), qui s'est réuni en plus petit nombre que d'habitude, a compensé cette réduction du nombre de membres par une énergie, un enthousiasme et une diversité notables. L’Assemblée des femmes a été inaugurée par des chants et de fortes manifestations de solidarité avec la lutte pour les droits des femmes dans la région. Le message a été un engagement réel de promouvoir le droit des femmes comme axe central pour parvenir à un monde meilleur pour tous.
Mettre le patriarcat et les différentes formes de néolibéralisme au cœur des combats du FSM n'a pas toujours été une tâche facile. Gina Vargas, qui participe au comité de planification du FSM depuis ses débuts à Porto Alegre en 2001, considère que le FSM est sur la bonne voie tout en reconnaissant que l'objectif n'a pas été accompli à 100 % : « il était très impressionnant de voir comment les femmes tunisiennes ont réussi à mettre d'emblée les questions de genre au cœur du programme de ce forum mais ce combat (pour la pleine reconnaissance des problèmes liés au patriarcat et la dynamique des rapports de force) ne fait que commencer.
Le FSM est la plus grande réunion de mouvements sociaux au monde et constitue donc une occasion unique de nous regarder dans un miroir en tant que mouvements et de revendiquer un monde meilleur. Ce miroir reflète une énergie débordante, un espoir immense et une incroyable diversité. Mais il nous montre aussi une image marquée par une dynamique inégale du pouvoir, la prévalence du patriarcat, les conflits et les tensions historiques et contemporaines, avec tous les traumatismes qui en résultent. Le campus El Manar fut une mosaïque de manifestations, d’expositions artistiques, de concerts spontanés et de contestations diverses, où la politique était très présente.
Les tensions régionales et locales à l'avant-scèn
En raison de la localisation du FSM et du fait que plus de 80 % des participant-e-s provenaient du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord, le groupe possiblement le plus puissant et sans doute le plus visible et le mieux organisé présent à cette réunion a été le mouvement de solidarité palestinien contre l'occupation, et pour la liberté de la Palestine. Dès le premier jour du forum, un énorme drapeau palestinien a été déployé sur l'édifice situé sur la place centrale du campus et un drapeau israélien a été étendu sur le sol, offert aux graffitis des passants. Les messages étaient notamment « État fasciste », « Pas de justice, pas de paix, pour une Palestine libre! », slogans qui ont été répétés tout au long du forum.
Un autre sentiment prédominant durant la réunion a été la déception vis-à-vis du parti Ennahda actuellement au pouvoir en Tunisie de la part de nombreux participant-e-s qui estiment que la raison d'être de la révolution a été trahie. Deux ans après la Révolution du Jasmin, la qualité de la vie des gens ne s'est guère améliorée, au-delà d’une plus grande liberté d'expression et de participation politique. Le taux de chômage et le coût des produits de base comme l'essence sont plus élevés qu'à l'époque de l’ancien président déchu, Zine el-Abidine Ben Ali. Il semble également que l'insécurité et l'instabilité se soient accrues et beaucoup considèrent que l'islamisme fait une montée en force à l'intérieur et l'extérieur de la Tunisie.
La ville de Tunis a également été envahie par des affiches, des graffitis et des rassemblements pour protester contre l'assassinat en février 2013 de Chokri Belaid, dirigeant de l'opposition qui critiquait ouvertement le parti islamiste Ennahda. Pour certains, cet assassinat reflète ce qu’il est advenu des espoirs de justice et de dignité nés il y a deux ans. Beaucoup accusent directement le parti Ennahda d'avoir, pour le moins, créé les conditions propices à cet assassinat en ignorant les menaces de mort formulées par les islamistes, voire d'avoir lancé l'ordre d'assassinat. De nombreux participant-e-s ont également fait allusion à la présence croissante de groupes salafistes et à l'utilisation de l'islam politique de la part du parti Ennahda qui créent des conditions propices au développement de l'extrémismFe.
Le FSM était également truffé de groupes islamistes favorables à Ennahda qui ont partiellement couvert la place de graffitis dénonçant le parti séculier, rapidement remplacés par d'autres graffitis qualifiant « Ennahda de terroriste ». Bien qu'on ne puisse parler de nostalgie de Ben Ali, il est clair, comme signalé dans une affiche, que « la démocratie tunisienne est en cours de chargement ».
La tension est montée entre les deux groupes lorsque des partisan-t-es du régime syrien de Bashar Al Assad ont protesté-e-s contre le groupe qui planifiait une réunion destinée à analyser les stratégies et les actions futures pour lutter contre le régime syrien. Les manifestants pro Bashar al-Assad ont envahi la place centrale aux cris de « Syrie, Allah et al-Assad », alors que le groupe opposant répondait en scandant « Syrie, Allah et le peuple » ; finalement, la manifestation s’est dispersée au milieu d’une foule de participant-e-s, de policiers-ières et de représentant-e-s des médias.
Cet aspect politique inquiétant s’est présenté sous différentes formes. Sous un chapiteau, étaient exhibées avec orgueil des affiches des « Combattants du monde », un groupe particulier comprenant, entre autres, Bashar Al Assad, Gandhi, Mandela, Chavez et Ahmadinejad. Pour sa part, un étudiant, adoptant une attitude tout aussi dépourvue de critique et profondément antioccidentale, avait écrit en lettres brillantes le nom de Saddam Hussein sur son sac du forum. L’élévation de leaders fascistes et génocidaires au rang de héros, sous la même bannière anti-impérialiste que de véritables icones de la liberté comme Gandhi et Mandela, ainsi que le dérapage des sentiments nationalistes mettent un bémol au succès du FSM. Ceci démontre de façon dramatique comment le discours anti-néolibéral, anti-occidental et anti-impérialiste peut facilement être manipulé et faire en sorte que des gens que nous considérons même comme des camarades de gauche voient les choses d'une manière totalement différente et dépourvue de critique. Ne faut-il pas plutôt envisager un espace de créativité, de possibilités, d'alternatives ; un avenir où la violence, quels qu'en soient les acteurs, ne peut être acceptée, ni tolérée, ni pardonnée ni justifiée ?
Démonstration de solidarité
Il a été poignant de voir comment étaient évoqués les combats les plus oubliés de l'Afrique du Nord, notamment ceux des réfugiés du Camp de Choucha, sur la frontière entre la Libye et la Tunisie, dont la fermeture a été annoncée pour le 30 juin et qui risque de priver des centaines de personnes d’un endroit où vivre. Une liste interminable de noms de 16.175 migrant-e-s figurait sur une immense banderole documentant la mort de ceux qui essayaient de quitter l'Afrique du Nord pour se rendre en Europe.
Malgré la prédominance des combats menés dans la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord, d'autres voix se sont également fait entendre clairement : les femmes rurales d'Afrique dont les corps, le travail et les moyens d'existence sont sacrifiés au profit de l’essor des industries minières, et des populations autochtones qui réclament un changement systémique qu'elles considèrent comme la seule façon de venir à bout de la domination destructive du système néolibéral. Des appels ont été lancés pour mettre fin à la violence à l'égard des femmes, des extrémismes, du patriarcat et de la misogynie.
Globalement parlant, le FSM constitue un espace unique, riche en possibilités et en espoirs d'un avenir meilleur ; un espace où les conversations et les expériences les plus intéressantes s'offrent à ceux et celles qui souhaitent suivre cette voie et utiliser les espaces informels pour échanger des idées et forger des alliances afin d'établir de futures orientations stratégiques.