DOSSIER DU VENDREDI : L’Association pour le progrès des communications (APC) a tenu une réunion mondiale sur le thème du genre, de la sexualité et de l'Internet, en Malaisie, du 12 au 17 avril, pour analyser et mieux comprendre, collectivement, ce à quoi ressemble un Internet féministe. L’AWID s’est entretenue avec Nadine Moawad[i] à propos de cette réunion et du projet EROTICS de l’APC.
Par Rochelle Jones
L’APC est une organisation virtuelle à but non-lucratif et constitue un réseau international qui cherche à ce que l'Internet soit non seulement accessible sur le plan matériel et financier, mais qu'il contribue à améliorer les vies et à créer un monde plus juste. Le projet de recherche exploratoire EROTICS a été mené au Brésil, en Inde, au Liban, en Afrique du Sud et aux États-Unis entre juin 2008 et 2011 et a analysé « la façon dont l'Internet héberge des informations critiques sur l'éducation sexuelle, la santé, la lutte contre la discrimination sexuelle et la définition de la sexualité de chaque individu, ainsi que pour démentir l'idée reçue selon laquelle la sexualité en ligne se limite à la pornographie. »
Sur la base des résultats de cette recherche initiale, publiée comme rapport sous le titre EROTICS: Sex, rights and the internet (en anglais), la prochaine phase du projet EROTICS vise à « réduire l’écart entre les hypothèses politiques et favoriser une meilleure compréhension des contenus et des « préjudices » en fonction des expériences vécues de la sexualité en ligne … en étudiant l'impact des cadres réglementaires et des mécanismes de contrôle sur les pratiques vécues, les expériences et les préoccupations des Internautes dans l'exercice de leurs droits sexuels ». Jusqu’à présent, cette phase comprenait une enquête mondiale 2013 sur les contenus, les pratiques et les modes d'interaction en ligne qui ont été censurés, restreints ou qui sont menacés, ainsi qu’une réunion récente à l'échelle mondiale sur le genre, la sexualité et l'Internet, en avril 2014, pour analyser le concept d'Internet féministe.
AWID: Quelle est l'idée qui sous-tend le concept d'Internet féministe ?
Nadine Moawad (NM) : Le Programme des droits des femmes de l’APC travaille depuis 2008 sur les interactions entre les droits de l'Internet et les droits sexuels, à partir d'une perspective féministe altersexuelle (queer), dans le cadre du projet EROTICS. La recherche et le réseau liés à cette sphère de travail démontrent que, bien que s’agissant d’un nouveau champ de recherche, il est d’une importance croissante pour les activistes féministes qui utilisent l’Internet de façon intensive pour soutenir leur action. Le fait de documenter les expériences de centaines d'activistes des droits sexuels du monde entier nous a permis d’en savoir beaucoup plus sur les violations des droits, que ce soit sous la forme de violence basée sur le genre ou de la censure du contenu relatif à la sexualité. Il faut toutefois développer davantage la réflexion, l’élaboration et l’imagination pour trouver une alternative. À quoi ressemblerait un Internet féministe en tant qu’espace public? Quels en sont les principes et par quelles politiques doit-il se régir ? Voilà certaines des questions auxquelles nous avons tenté de répondre à notre réunion mondiale du mois d’avril.
AWID: Quels ont été les idées et les concepts analysés à cette réunion ? Dans le cadre du débat virtuel tenu sur ce thème par l’APC, des questions réellement intéressantes ont été posées, par exemple : L’Internet a-t-il favorisé l'activisme féministe ou a-t-il renforcé le patriarcat ? Quels types de réponse avez-vous apportés à ces questions ?
NM: « Avons-nous assumé la maîtrise de l'Internet ou celui-ci nous maîtrise-t-il ? » ; « Utilisons-nous l'Internet ou sommes-nous utilisés par celui-ci? » ; « Comment pouvons-nous résister à la marchandisation mondiale de l'Internet et comment pouvons-nous le défendre comme espace ouvert, diffus, décentralisé et subversif ?» ; « Le clivage entre nos vies en ligne et hors ligne est-il en train de s'effacer ? Ce phénomène contribue-t-il à notre autonomisation ou constitue-t-il une menace ? » Voici quelques-unes des questions complexes qui ont été soulevées durant les débats qui se sont déroulés pendant trois jours et auxquels ont participé des universitaires, des activistes féministes et queer, ainsi que des spécialistes des politiques et des droits relatifs à l’Internet de divers réseaux et organisations des pays suivants : Inde, Ouganda, Canada, Chine, Pakistan, Bosnie-Herzégovine, États-Unis d'Amérique, Afrique du Sud, République dominicaine, Jordanie, Mexique, Philippines, République démocratique du Congo, Malaisie, Brésil, Liban, Indonésie, Nouvelle-Zélande, Kenya et Argentine.
Les participants se sont penchés sur certaines questions sensibles, comme la définition des termes « contenu nuisible », pornographie féministe, « discours haineux », protection des enfants, la prise en compte des queers sur l’internet, et beaucoup d’autres. Nous n’ignorons pas que de nombreuses activistes fondaient de grands espoirs sur le rôle que l'Internet pourrait jouer pour faciliter le changement social et susciter un débat sain et profond. Mais le fait est qu'aujourd'hui, la plupart des activistes expriment leur lassitude devant ce qui est désormais appelé l'activisme du hashtag et beaucoup se heurtent aux mêmes types d'hostilités rencontrés dans les espaces publics hors ligne. Il était donc temps d'aborder la question sous un autre angle et de penser de façon proactive l'espace que nous voulons créer ainsi que les stratégies que nous devons utiliser pour y parvenir.
Les discussions qui se sont tenues sur notre concept d'un Internet féministe ont débuté plusieurs jours avant la réunion sur Twitter. Sous le hashtag #ImagineAFeministInternet, l'invitation consistait à recueillir les avis du plus grand nombre possible de personnes, y compris celles qui n'étaient pas présentes à la réunion tenue en Malaisie. Le dialogue en ligne a été très fécond et nombreux ont été les activistes qui ont exprimé la nécessité de plaider en faveur d'un Internet féministe.
La réunion avait également pour but de mettre en place un réseau d'activistes féministes et queer, d'universitaires, d'experts en droits de l'Internet et de férus de technologie afin de définir des stratégies collaboratives transversales. Le réseau a maintenant pour but de renforcer les capacités de participation aux mécanismes et instruments des Nations Unies sur les droits humains de façon à promouvoir les droits sexuels et les droits humains des femmes en ce qui concerne l'Internet.
AWID: L'élimination de la misogynie et du sexisme en ligne a été évoquée à plusieurs reprises dans la courte vidéo présentée par l’APC durant la réunion – un Internet permettant la liberté d'expression tout en restant sûr et respectueux de tout un chacun. Par où commencer pour adopter des mesures qui nous permettent d'atteindre cet objectif ambitieux ?
NM: Plus de la moitié des activistes qui ont répondu à notre enquête de suivi menée en 2013 à l'échelle mondiale sur l'utilisation de l'Internet pour promouvoir les droits sexuels affirment avoir été confrontés à un type de harcèlement en ligne en raison de leur action. Parmi elles, la moitié reconnaissent avoir dû suspendre leur action suite à des menaces directes, des actions de piratage, des mesures de censure ou des violations de la vie privée.
Il existe une tension traditionnelle entre les activistes prônant la liberté d'expression qui estiment que la réponse au discours haineux passe par plus de discours, et les activistes des droits des femmes qui considèrent que tout contenu présentant des actes de violence à l'égard des femmes doit être bloqué. En tant que féministes, nous reconnaissons que les réponses à la violence basée sur le genre doivent être aussi complexes que les outils du patriarcat et que le débat ne devrait être en aucun cas binaire. C'est pourquoi nous nous sommes penchées sur des études de cas de stratégies utilisées par des femmes internautes qui contestent la misogynie et le sexisme en ligne et nous avons trouvé de nombreuses réponses. Certaines ont choisi d'organiser des campagnes numériques, et d'autres travaillent sur la responsabilité du secteur privé (par exemple Facebook et Twitter) pour améliorer les mécanismes de dénonciation des menaces et des violations.
AWID: Les participant-e-s ont-ils/elles élaboré des lignes directrices pouvant s'appliquer à un Internet féministe ?
NM: Un des principaux résultats de la réunion a été de jeter les bases d'un ensemble évolutif de principes féministes de l'Internet, après avoir analysé la situation et renforcé notre compréhension collective du concept d'un Internet féministe. Nous avons élaboré un projet de principes féministes et de processus de discussion et nous cherchons actuellement à recueillir les avis des activistes qui s'intéresseraient au perfectionnement de ces concepts. Notre but est de pouvoir rédiger un document de travail qui pourra être utilisé par les activistes pour faire pression en vue d’améliorer les politiques à l'échelle mondiale et nationale, ainsi que favoriser la sensibilisation et le soutien des internautes à la création d'espaces sûrs, justes et propices à l'autonomie.
L’APC invite tous les intéressés à examiner une partie du matériel renvoyant aux débats qui se sont déroulés durant la réunion à l'adresse : http://www.genderit.org/node/4018/ et à contacter les groupes de travail et le réseau EROTICS pour participer à cette action.
[i] Nadine Moawad anime une organisation féministe basée à Beyrouth, Liban. De 2009 à 2011, elle a mené des recherches pour le projet EROTICS sur la réglementation de l'Internet au Liban et coordonne actuellement le projet mondial EROTICS avec l’APC, qui se penche sur les interactions entre les droits sexuels et l'Internet. Son compte twitter est @nmoawad.