Le Conseil des droits de l’Homme (CDH) est le principal organe «politique» des Nations unies en matière de droits humains, c'est-à-dire le principal lieu où les gouvernements discutent des questions relatives aux droits humains, négocient les normes en la matière et se tiennent mutuellement redevables des violations des droits humains. Le Conseil des droits de l'Homme se réunit plusieurs fois par an et a conclu sa 47ème session en juillet 2021.
Pendant de nombreuses années, le Conseil des droits de l'Homme a été le théâtre de mouvements anti-droits très médiatisés au niveau de la politique internationale, tout en restant le lieu des progrès les plus importants en matière de droits à la santé sexuelle et reproductive (DSSR). La mobilisation et le plaidoyer féministes ont été à l'avant-garde, y compris pour ce qui est de résister et contester l’avalanche actuelle d’hostilité à l’encontre des droits humains. Nous présentons ici un certain nombre de tactiques et de discours employés par les acteur·e·s anti-droits lors du 47ème Conseil des droits de l'Homme et partageons les défis croissants auxquels sont confronté·e·s les défenseur·e·s des droits humains et les féministes travaillant dans cet espace, en particulier dans le contexte du Covid-19.
Contrer et perturber : les États conservateurs
Propositions d'amendements hostiles
Tout au long des négociations sur les résolutions, nous avons entendu de nombreuses stratégies et discours familiers, employés pour tenter de combattre le langage progressiste des États. Afin d'affaiblir les droits liés au genre et à la sexualité au Conseil des droits de l'Homme, les États et les blocs d'États conservateurs négocient souvent de manière agressive la suppression d’un langage affirmant les droits et introduisent des amendements hostiles aux résolutions. Le retour de la Russie au Conseil des droits de l'Homme a vu ce pays mener une série d'amendements hostiles contre des résolutions liées au genre et à la sexualité, tout en contrant et en perturbant activement le langage sur les droits sexuels et reproductifs pendant les négociations. La Russie a déposé 10 amendements hostiles à la résolution sur les droits humains et le VIH/sida, ainsi que plusieurs autres amendements conjoints avec l'Arabie saoudite, le Pakistan et l'Égypte à la résolution sur la mortalité et la morbidité maternelles évitables, ainsi qu'à la résolution sur la violence contre les femmes et les filles porteuses de handicap. Ces amendements ont tous été rejetés lors du vote.
Appels au relativisme culturel pour justifier la dilution des protections des droits humains
Lors des négociations de diverses résolutions, certains États ont fait valoir la nécessité de prendre en compte les «spécificités culturelles» des différents pays, ou les lois nationales existantes. Par exemple, l'Égypte, la Russie et l'Irak se sont opposés à l'utilisation de l'expression «populations clés» dans leurs amendements hostiles à la résolution sur le VIH et le sida. Ces États ont fait valoir que «la culture et les personnes les plus touchées diffèrent d'un pays à l'autre». Les agences de l'ONU telles que l'ONUSIDA définissent ce terme comme les populations présentant un risque plus élevé de contracter des infections, notamment les travailleur·e·s du sexe, les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes, entre autres. De nombreux pays ont eux aussi créé et mis en œuvre des politiques de lutte contre le VIH et le sida en utilisant ce concept. L'argument selon lequel chaque pays devrait «désigner ses propres populations vulnérables en fonction de son contexte épidémiologique local» est une manœuvre visant à éviter la responsabilité concernant les violations et la protection des droits des communautés marginalisées dans leur pays. De même, l'Égypte et l'Arabie saoudite ont déposé un amendement contre l'inclusion d'une éducation sexuelle complète dans la résolution sur la violence à l'égard des femmes et des filles porteuses de handicap, au motif que cela contredit leur «culture».
En savoir plus: Religion, culture et tradition
«Protection de la famille»
Instrumentalisant la crise du Covid-19, la Côte d'Ivoire a mené une déclaration sur l'obligation des États de «protéger la famille» et de mettre en œuvre des «politiques centrées sur la famille» au regard du «rôle crucial» de cette dernière. De nombreuses rumeurs laissaient entendre qu'une résolution spécifique sur ce thème serait déposée au cours de cette session, ce qui risquait de faire passer un langage régressif dans le langage accepté des droits humains. Pour de nombreuxes activistes féministes, ce fut un soulagement que de finalement aboutir à une déclaration, car celle-ci a moins de poids politique qu'une résolution. Cependant, le fait que la déclaration ait été approuvée par 98 pays témoigne d'un soutien important à cette rhétorique. Cette déclaration fait écho à une précédente résolution sur la «protection de la famille» qui refuse de reconnaître la famille comme un lieu possible de violence à l’égard des femmes, des personnes de genre différent et des individus marginalisés et instille une conception patriarcale et hétéronormative étroite de la famille.
En savoir plus: Protection de la famille
Infiltration et cooptation: les acteur·e·s anti-droits de la société civile
Les féministes, qui n'ont cessé de s'alarmer devant la mobilisation croissante des acteurs anti-droits au sein des espaces onusiens à New York, en particulier à la Commission de la condition de la femme (CCF), connaissent déjà bien ces tendances anti-droits. Les organisations de la société civile de la droite chrétienne, telles que C-Fam et Family Watch International, ont construit des coalitions régressives au sein de la CCF, tel que le Caucus des droits de la famille des Nations Unies, et font pression sur les États pour que le texte des conclusions concertées de la CCF reste peu ambitieux et édulcoré par rapport aux autres textes négociés par les Nations Unies en matière de genre.
Il n'est donc pas surprenant que les groupes féministes aient de plus en plus de mal à faire avancer les droits lors de la CCF, dans la mesure où ils consacrent beaucoup d'énergie à essayer de résister aux réactions hostiles à ces mêmes droits.
Alors que l’opposition coordonnée des États contre les droits liés au genre et à la sexualité s’est avérée plus marquée au CDH, la mobilisation des acteur·e·s anti-droits de la société civile a été moins importante et percutante à Genève. Cependant, avec des moyens croissants et des alliances transnationales stratégiques, les acteur·e·s de la société civile anti-droits tels que CitizenGo et Alliance Defending Freedom (ADF) gagnent en visibilité et en engagement au sein du CDH. Adoptant une approche interne/externe, les acteur·e·s anti-droits ont carrément attaqué certain·e·s titulaires de mandats au titre des procédures spéciales de l'ONU dans le but de délégitimer le système des droits humains de l'ONU dans son ensemble, tout en défendant activement des programmes anti-droits de l'intérieur.
En savoir plus sur les acteur·e·s anti-droits de la société civile (lien en langue anglaise)
Collusion entre les Etats et les organisations anti-droits de la société civile
L'influence toujours plus grande exercée par la société civile anti-droits sur les délégations des États au sein du CDH devient une source importante d'inquiétude pour les activistes féministes. Les activistes ont rapporté des cas de longues consultations entre les organisations de la société civile anti-droits et des États tels que le Bangladesh, l'Égypte, le Nigeria, le Pakistan, la Russie et l'Arabie saoudite, et ont noté comment ces mêmes États font des déclarations au CDH qui reflètent étroitement les arguments des organisations anti-droits. Au cours de cette session particulière, le Pakistan et le Bangladesh se sont opposés à l'inclusion du droit à l'avortement sans risque dans la résolution sur la violence contre les femmes et les filles porteuses de handicap, en utilisant comme argument «la protection du droit à la vie». Traditionnellement au coeur du discours anti-avortement de l'aile droite et des fondamentalistes chrétiens comme l'ADF, «le droit à la vie» n'a pas prédominé dans le discours du Bangladesh et du Pakistan à l'intérieur du pays ou dans les espaces politiques internationaux. Ce recoupement n'est pas une simple coïncidence, mais semble être le résultat d'une stratégie continue de «cheval de Troie» qui vise à saper et à diluer les normes des droits humains depuis l'intérieur du système des droits humains.
Cooptation des droits des personnes porteuses de handicap visant à remettre en cause le droit à l’avortement
La pression exercée par le Bangladesh et le Pakistan pour exclure l'avortement sans risque lors des négociations sur la résolution relative à la violence contre les femmes a été immédiatement soutenue par l'ADF. Si elle n’a pas catégoriquement rejeté l'inclusion du droit à l'avortement sans risque dans le texte, l'ADF a souligné que «dans les cas où les enfants ne sont pas désirés parce qu'ils sont handicapés... nous n'accepterons jamais que cela fasse partie des services de santé.» Faisant écho à une tactique répandue à l'ONU, l'ADF a en outre plaidé pour un retour au «langage convenu» de textes plus faibles comme ceux de la CIPD, et souligné que l'avortement «ne devrait jamais être promu comme méthode de planification familiale.»
Ces arguments s'inscrivent dans le cadre d'un changement tactique global opéré par l'ADF et d'autres acteur·e·s anti-droits ces dernières années. Ces groupes sont passés de discours explicitement religieux et anti-droits à des discours qui cooptent plutôt le langage progressiste des droits humains. Dans ce cas particulier, l'ADF a coopté les préoccupations réelles des défenseur·e·s des droits an matière de handicap afin de faire pression en faveur de la restriction ou de l'élimination de l'accès à l'avortement. Les acteur·e·s anti-droits présentent les droits reproductifs comme étant en opposition avec les intérêts des groupes marginalisés. Un cadre complet et intersectionnel de la justice reproductive affirme les droits de tou·te·s à l'autonomie corporelle et inclut la justice pour les personnes handicapées.
«Idéologie de genre» et discours de victimisation
Une autre organisation de la droite chrétienne, HazteOir, a émis une déclaration orale en réponse au rapport de l'Expert indépendant sur la protection contre la violence et la discrimination fondées sur l'orientation sexuelle et l'identité de genre concernant la «loi d'inclusion» en se basant sur le genre et l'identité de genre. L'organisation a accusé «les partisans de l'idéologie du genre et du programme LGBT" de «réduire au silence, d'éliminer et de vilipender quiconque s'oppose à leur programme.» Les acteur·e·s anti-droits brandissent souvent ce discours de victimisation afin de faire valoir que leur «voix morale» est victime d’attaques et servir leurs campagnes anti-droits pour mobiliser le public.
Dans la déclaration d'HazteOir, le discours de «l'idéologie du genre» a été employé dans le but de délégitimer les défenseur·e·s du genre et de la justice sociale en les dépeignant comme des lobbyistes «autoritaires» qui cherchent à «imposer leurs idéologies comme des vérités absolues" et menacent «l'ordre naturel» de «la famille». En appelant le HCDH et les titulaires de mandats à «protéger efficacement tous les droits fondamentaux sans établir d'exclusions ou de postulats d'idéologie du genre ou de programme LGBT», HazteOir tente de délégitimer les droits liés au genre et à la sexualité comme de «nouveaux droits" qui n'ont aucun fondement dans le cadre des droits humains (une tactique anti-droits courante).
Pour en savoir plus: discours anti-droits (en langue anglaise)
Erosion de l’espace dédié à la société civile au sein du CDH
À la lumière de la pandémie du Covid-19, le passage aux procédures en ligne a indéniablement ouvert des voies de participation à distance au profit des activistes qui ne sont pas basé·e·s à Genève, et en particulier de celleux résidant dans le Sud. Cependant, comme le soulignent les déclarations conjointes d'organisations féministes et de la société civile, dans l'ensemble, le passage aux procédures en ligne a eu un impact négatif sur la capacité de la société civile à surveiller et à demander des comptes aux États.
La grande majorité des discussions du CDH disponibles en ligne se déroulent sans sous-titres et sans interprétation en langue des signes, ce qui empêche les personnes souffrant de certains handicaps, notamment les sourds, ainsi que celles dont l'anglais n'est pas la première langue, de participer à la session. Les détails permettant d'accéder aux négociations informelles en ligne, l'espace où les États négocient le langage des résolutions du CDH, ont été retirés du programme officiel de la session. Cela a laissé aux États le soin de partager l'accès, favorisant les organisations de la société civile basées à Genève ou celles bénéficiant de contacts diplomatiques existants, et laissant les autres à l'écart. La suppression des débats généraux, un espace important pour les rapports et les discussions liés au genre et aux droits des femmes, a laissé de nombreux groupes féministes sans créneau pour s'adresser au Conseil.
Ces mesures s'inscrivent dans le contexte du sous-financement systématique du HCDH et du non-paiement par les États de leurs contributions au système des droits humains de l'ONU. En guise de réponse, le Conseil a lancé une série de mesures d'«efficacité» à long terme afin d'économiser de l'argent et du temps. Comme le soulignait une déclaration de la société civile lors de la précédente session du CDH, «des concepts tels que l'’efficacité’ et la ‘rationalisation’, ainsi que les processus et les résultats qui en découlent, ne sont pas neutres et sont le fruit du managérialisme d'entreprise, souvent employé pour masquer et justifier l'exclusion et une série de violations des droits humains.»
À son terme, la 47ème session du CDH a révélé la collusion transnationale croissante entre la société civile anti-droits et les États au sein du CDH, reflétant les tendances mondiales de la mobilisation de la droite et des fondamentalistes religieux. Alors que la 47ème session se déroulait, la Hongrie a adopté une loi de «propagande anti-gay», interdisant la «représentation et la promotion de contenus homosexuels" pour les moins de 18 ans. Le Congrès mondial des familles, une organisation de droite américaine mais partiellement financée par la Russie, a été fortement impliquée dans l'adoption de cette loi.1
Alors que les acteurs anti-droits à l'ONU et dans le monde entier font avancer leur programme avec une coordination et un impact croissants, l'espace dédié à la société civile s'érode à un rythme alarmant. Pourtant, les activistes féministes et les défenseur·e·s des droits humains sont en première ligne pour faire pression en faveur de la responsabilité des États et de la protection des droits humains. Plus que jamais, les tactiques anti-droits et leurs impacts sur le système de l'ONU doivent être exposés et contrecarrés. L'ONU doit prendre des mesures concrètes pour renforcer et permettre l'engagement féministe au sein du CDH, et non le diminuer.
Signez l'Appel à l’actionpour stopper l’infiltration de l’ONU par les anti-droits.
1https://lefteast.org/what-is-the-hungarian-pedophilia-act/ (lien en langue anglaise)