DOSSIER DU VENDREDI: Les technologies de l’information et de la communication (TIC) modifient, sans nul doute, la façon dont nous menons à bien notre action militante, que ce soit à l’échelle locale ou mondiale, et les activistes des droits des femmes sont au cœur de ce phénomène. » AWID a interviewé Erika Smith, de l’Association for Progressive Communications Women's Networking Support Programme (APC WNSP) sur l’utilisation que font les femmes des TIC aux fins de la mobilisation.
Par Gabriela De Cicco
AWID: Pouvez-vous nous parlez de la façon dont les TIC peuvent être utilisées et ont été utilisées pour promouvoir la mobilisation, en particulier autour des droits des femmes ?
Erika Smith (ES): Actuellement le facteur déterminant dans la possibilité de mobilisation par les réseaux sociaux est la rage, au point que certains considèrent que le printemps arabe est le résultat des contacts établis par Facebook et Twitter et non pas le long combat mené par des millions de personnes pour parvenir à ce moment historique.
Il existe plusieurs sites d’actions et de pétitions internationales, tels que Avaaz, Care2, 350.org qui font pression et collectent de l’argent pour des causes très spécifiques dans des délais limités. Avaaz est composé de presque 10 millions de membres et a mobilisé des millions de dollars pour différents types d’actions, y compris la pression faite sur l’Afrique du Sud en vue de l’adoption de mesures visant à mettre fin aux « viols correctifs » commis contre des lesbiennes noires, les efforts pour convaincre la chaîne d’hôtels Hilton de prendre ses responsabilités dans la lutte contre le trafic sexuel et l’aide aux groupes locaux pour s’opposer au projet de loi proposant la peine de mort pour les homosexuels en Ouganda.
Dans certains pays, ces actions à l’échelle mondiale et ces appels à la contestation sont considérés comme des tentatives « d’imposer des idéaux occidentaux ». Des critiques mettent également en doute le degré véritable d’efficacité de cet « activisme par Internet ». Pour certains, il est trop confortable pour les gens de se contenter d’un simple clic sans prendre aucune action ni changer leur propre vie pour lutter contre l'injustice structurelle. Mon opinion est que les pétitions ont certes un pouvoir mais que la mobilisation virtuelle ne devient réellement efficace que lorsqu’elle est accompagnée par un activisme physiquement présent, non virtuel et en temps réel.
Les femmes qui communiquent en ligne apportent des témoignages ; elles sont des acteurs et des agents et non pas des objets. Elles déterminent elles-mêmes la façon dont elles vont projeter leur image et être représentées, et exigent de la transparence et de la responsabilité dans la création de nouveaux mondes basés sur des multimédias créatifs. La mobilisation sur Internet en faveur des droits des femmes se manifeste de façons multiples au fil du temps, comme le démontrent les campagnes virtuelles présentées ci-après[i].
AWID: Les femmes et les hommes ont-ils le même accès aux TIC et comment cela influence-t-il leur capacité d'utiliser ces instruments de façon efficace aux fins de la mobilisation?
E.S: D’une manière générale, les femmes sont en train de refermer le fossé numérique entre hommes et femmes mais lorsqu’on analyse les populations qui utilisent l’Internet, il est clair que les femmes de plus de 30 ans, qui ne parlent pas anglais et qui ne vivent pas dans des zones urbaines ont un accès beaucoup plus réduit.
On estime aujourd’hui que 30% de la population mondiale a accès à Internet mais, dans quelle partie du monde ? Selon l'institution spécialisée des Nations unies pour les technologies de l’information et de la communication (UIT), cette proportion est de sept personnes sur 10 dans le monde « développé », contre deux personnes seulement sur 10 dans le monde « en développement. » Et si l’on compare l’Afrique et l’Amérique latine, 11,4 % de la population africaine seulement a un accès à l’Internet, contre 36,2 % en Amérique latine[ii].
Il y a un grand enthousiasme quant à la possibilité que les téléphones portables contribuent à un accès plus équitable à l’Internet, en particulier là où les ordinateurs sont rares, le haut débit est coûteux ou l’approvisionnement en électricité est très limité. Selon un rapport de Cisco Systems, il y avait, en janvier de cette année 48 millions de personnes dans le monde entier à avoir un téléphone portable mais pas d’électricité chez eux. Mais il y a un profond écart entre les sexes dans la répartition des téléphones portables : en effet dans tous les pays, les femmes ont moins de chances (-21 %) de posséder un téléphone portable que les hommes. Dans toutes les recherches sur la violence faite aux femmes et sur la technologie, les téléphones portables sont souvent une source de dispute et de contrôle.
L’accès va bien au-delà de l’infrastructure ; il faut également que l’information disponible soit pertinente pour une femme, qu’elle soit rédigée dans sa propre langue, en plus de la question de l’acquisition de compétences techniques et d’un environnement favorable, etc. Il est très important d’appréhender les programmes de numérisation des différents pays du point de vue de l’égalité des sexes car beaucoup ont complètement ignoré cet aspect, mettent l’accent sur le développement des entreprises et non pas sur le développement social ou la participation des citoyens.
AWID: Y a-t-il des défis ou des problèmes à l’utilisation des TIC aux fins de la mobilisation ?
E.S: Oui, il y a des risques. Tous les blogueurs reçoivent des commentaires désagréables, mais les blogueuses, en particulier les féministes, sont non seulement confrontées à des commentaires critiques relatifs au contenu mais aussi à des menaces de violence sexiste. Etant donné les informations personnelles que nous révélons sans nous rendre compte dans l’espace virtuel (en particulier avec le temps !), les attaques sont de plus en plus personnalisées et peuvent être tout à fait intimidantes. La réaction contre les féministes en ligne est très forte et on cherche à les faire taire et à les censurer.
Dans le cadre de la campagne Take Back the Tech! nous avons eu écho de toutes sortes de harcèlement : des photos de femmes intercalées sur des photos de nus et mises en ligne pour les discréditer, du chantage contre des femmes pour des photos ou des vidéos intimes, le piratage ou le vol d’ordinateurs ou de comptes, le vol de téléphones portables. En tant qu’activistes, il était important d’avoir à l’esprit non seulement nos propres informations mais aussi les informations que nous possédons sur d’autres personnes dont nous défendons les droits. APC WNSP a créé une fiche de suggestions ou tip sheet pour aider les femmes à prévenir le harcèlement cybernétique et toute une série de conseils pour pouvoir naviguer sur la Web en toute sécurité, sur le site de Take Back the Tech!
Les femmes défenseures des droits humains (FDDH) doivent prêter une attention spéciale à la sécurité des communications virtuelles et devenir des expert(e)s en matière de technologie. Il est indispensable de savoir comment fonctionne l’Internet et où se trouvent les points vulnérables associés au matériel et aussi au fonctionnement de l’Internet, et comment utiliser et stocker des données.
Un autre risque auquel se heurte l’activisme des femmes est la censure et/ou le filtrage. La recherche menée par APC WNSP Exploratory Research on Sexuality and ICT (EROTICS) a révélé la forte dépendance des travailleuses du sexe, des défenseur(e)s des droits sexuels et de la santé reproductive ainsi que des communautés LGBTI vis-à-vis de l’Internet qui est souvent leur seul moyen de sensibilisation ou d'information. La recherche EROTICS a mis en évidence le rôle vital de l’Internet dans les communautés marginalisées, ainsi que sa fragilité faute de combattre le filtrage. L’activisme féministe doit viser à défendre nos droits sur l’Internet en tant qu’agents de communication et l’Internet lui-même en tant que bien public.
AWID: Existe-t-il actuellement des mécanismes pour protéger les utilisateurs des TIC de la violence et du harcèlement ?
E.S: Les recours contre la violence ou le harcèlement par l’Internet dépendent du pays où vous vivez. Des lois sur le harcèlement cybernétique ont été adoptées dans de nombreux pays du monde. Mais en l’absence de ce type de législation, il est important de documenter tout type de harcèlement et d’alerter les amis et la police sur ce genre d’épisode. Il existe aussi parfois des unités spécialisées en cybercriminalité mais la législation dans ce domaine est un processus difficile. La réaction à ce type de problèmes est souvent de légiférer sur l’Internet, ce qui conduit à la censure plutôt qu’à lutter contre la violence du crime.
AWID: Le mode de fonctionnement des réseaux sociaux (commentaires, tags, etc.) peut faire que les groupes perdent parfois le contrôle des contenus affichés, comment peut-on garantir que notre contenu ne soit pas dénaturé sur d’autres espaces virtuels ?
E.S: C’est impossible ! Mais est-ce que cela est possible dans des espaces non virtuels ? Voyez la façon dont les médias ont représenté (ou censuré) l’activisme féminin pendant des années. Par exemple, à en juger par les photos publiées dans la presse, les Gay Pride ne sont que des parades de travestis en costumes extravagants. Les connaissances médiatiques, la critique et le sens du discernement sont des éléments essentiels pour tous, que ce soit en ligne ou non.
En effet, vos opinions peuvent être déformées et décontextualisées, mais les instruments de TIC peuvent également vous aider à suivre les débats et à appliquer la capacité d’analyse et la prudence. Vous pouvez poursuivre la discussion, émettre des messages solides, revenir sur vos arguments originaux et les développer, ou encore vous laisser convaincre et changer d’avis ! Il faut aussi continuer à construire, à reconnaître et à apprendre les apports des différentes communautés féministes qui vous soutiendront et vous permettront de mettre en pièces les arguments malfaisants des trolls[iii].
Un autre aspect préoccupant de la modalité de fonctionnement des réseaux sociaux est peut-être le fait que nous parlons toujours aux mêmes cercles « d’amis » plutôt que sortir de notre confort habituel et modifier notre discours pour qu’il soit plus efficace et interpellant pour d’autres personnes, de façon à ce que les « vagues » futures de féminisme soient plus fortes et attrayantes.
Eli Pariser a créé une nouvelle expression la « Filter Bubble» (bulle de filtration) pour exprimer le fait que les activistes peuvent parfois se méprendre et croire qu’ils/elles vivent dans un monde préoccupé par la justice sociale car nos recherches sur Google reviennent de plus en plus sur nos domaines d’intérêt, sur la base de notre historique de recherche sur Internet, ce qui nous donne à penser que les recherches d’autres utilisateurs vont produire les mêmes résultats intéressants. Il souligne que nos communautés de réseau social sont en fait des reflets de nous-mêmes plutôt que de la réalité. Sincèrement, étant donné la misogynie que les femmes rencontrent sur la toile, je ne suis pas sûre que les féministes soient si isolées dans la bulle de filtration mais il est important de garder à l’esprit que la technologie (adaptée en plus en fonction des intérêts du marché) conditionne également notre prise de conscience sur la base des préférences qu’elle capte de tout un chacun.
AWID: L’utilisation des TIC a également contribué à garantir et à soutenir la liberté d’expression dans des pays où la censure et la répression sont durement appliquées mais, récemment, il est apparu qu’un blogueur était en fait un imposteur. Quels sont les risques de ce genre de situation ? Ce type d’incident peut-il compromettre la légitimité des TIC en tant qu’instrument authentique au service de la liberté d’expression ?
E.S: Absolument ! La déclaration de l’APC souligne l’importance de l’anonymat et de la confidentialité dans l’espace virtuel, en particulier dans les régimes répressifs et surtout pour les défenseur(e)s des droits humains, y compris les activistes des groupes LGBTI. Le cas Macmaster et son faux blog ‘Une lesbienne à Damas’ menacent l’intégrité de ces droits et de l’Internet en tant que plate-forme et font que d’autres activistes LGBTI fassent l’objet d’une étroite surveillance qui peut compromettre leur sécurité ; en plus du caractère fictif qu’il créa pour son blog, il a usurpé une identité et enfreint la confidentialité de Jelena Lecic. Une telle action sape le mouvement même qu’il prétendait soutenir. Quoi qu’il en soit, ces usurpations d’identité finissent toujours par s’écrouler sous le poids des voix authentiques (même anonymes ou fausses). La critique d’Akiba Soloman est particulièrement perspicace et constitue une leçon sur l’écoute et le discernement.
[i] Campagnes virtuelles
L’organisation des LGBTI au Liban s’est développée avec l’internet, des forums de discussion en ligne à une communauté virtuelle focalisée sur le lesbianisme, Meem, pour élaborer des messages vidéos sur You Tube (par exemple, http://www.youtube.com/watch?v=P9wgxHMTSEI), travailler dans les réseaux sociaux, et une page hebdomadaire d’homosexuels arabes (http://www.bekhsoos.com/web/) visitée par ¼ millions de personnes l’année dernière.
Des blogueuses féministes ont obligé MAC-cosmetics à retirer sa ligne de produits « inspirée » des ouvrières d’usines de Juarez et à faire des dons pour contribuer à la fin de la violence faite aux femmes. (http://www.blogher.com/frame.php?url=http://bonerkilling.blogspot.com/2010/12/mac-makeup-romanticizing-mexican-womens.html)
La vidéo YouTube d’IPAS Brésil amène les gens à réfléchir deux fois sur la pénalisation de l’avortement (http://www.youtube.com/watch?v=_2ITf3o5Byo)
La Campagne Un million de signatures en Iran pour l’abrogation des lois discriminatoires envers les femmes (http://www.we-change.org/english/)
L’accompagnement permanent de Radio FIRE pour les femmes en situation de conflit et de crise, manifesté de manière patente en Haïti après le tremblement de terre, ainsi que du camp de solidarité féministe, pour garantir que les voix des femmes haïtiennes soient entendues, a permis de reconnaître l’importance du témoignage et de restaurer l’histoire du mouvement des femmes en Haïti, avec un grand nombre d’autres agents de communication en Haïti et en Amérique latine.
Demande de soutien des femmes saoudiennes sur Twitter et Facebook pour #women2drive, et les vidéos virales jointes « Honk for Saudi Women ».
HarassMap d’Egypte pour mettre un terme à l’acceptation sociale du harcèlement sexuel.
Take Back the Tech! Pour mettre fin à la violence faite aux femmes durant la Campagne des 16 jours.
L’utilisation de tweets, de transmissions vidéos et audios en direct à l’aide des téléphones portables permet de diffuser le mouvement et le message au-delà des frontières – par exemple au Mexique grâce à la couverture de la Caravane de la Paix à Ciudad Juarez, ou les marches, dans le monde entier, de travailleuses du sexe portant le parapluie rouge symbolique, le 3 mars, journée internationale des droits des travailleuses du sexe.
De nouvelles plateformes féministes sont apparues, telles que nist.tv qui permet d’accéder facilement et rapidement à des vidéos féministes et de les télécharger.
[ii]http://news.bbc.co.uk/2/hi/technology/8552410.stm
[iii] Personnes qui formulent des messages délibérément virulents pour brouiller les débats et attirer l’attention sur eux-mêmes plutôt que sur la cause.
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Note: Cet article fait partie de la série hebdomadaire des « Dossier de Vendredi (Friday File en anglais) », de l’AWID qui explore des thèmes et évènements importants à partir de la perspective des droits des femmes. Si vous souhaitez recevoir la lettre d’information hebdomadaire « Dossier du Vendredi », cliquez ici.
Cet article a été traduit de l’anglais par Monique Zachary.