DOSSIER DU VENDREDI – La Troisième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté, en date du 27 novembre 2013, la toute première résolution relative aux femmes défenseures des droits humains. Toutefois, cette avancée en matière de protection des personnes en situation de risque et confrontées à des attaques en raison de leur défense des droits humains des femmes a également été accompagnée d’une forte opposition de la part des gouvernements conservateurs, ainsi que de l’ingérence permanente du Saint-Siège, qui ont compromis la portée de cette résolution.
Par Susan Tolmay et Marisa Viana
On constate une sensibilisation croissante sur les risques spécifiques, les actes de discrimination et les violations dont sont victimes les défenseur-e-s des droits humains, notamment les femmes défenseures des droits humains, perpétrés tant par des agents de l’État que par des acteurs non étatiques. Ces risques et actes de discrimination sont souvent justifiés au nom des normes sociales, des coutumes, des religions ou des traditions. En 1999, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté la Déclaration sur les défenseurs des droits de l’homme, qui établit : « Chacun a le droit, individuellement ou en association avec d’autres, de promouvoir la protection et la réalisation des droits de l’homme et des libertés fondamentales aux niveaux national et international ». En 2000, le Secrétaire général des Nations Unies a créé un mandat pour les défenseurs des droits de l’homme afin d’appuyer la mise en œuvre de la Déclaration sur les défenseurs des droits de l’homme et de rassembler des informations sur la situation réelle des défenseurs des droits de l’homme dans le monde entier.
En 2011, la Rapporteuse spéciale sur la situation des défenseurs des droits de l’homme, Mme Margaret Sekaggya, a présenté son troisième rapport au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies. Il s’agit du premier rapport entièrement consacré à la situation des femmes défenseures des droits humains et des personnes qui œuvrent en faveur des droits des femmes ou s’occupent de questions liées au genre. Ce rapport évoque la nécessité d’aborder la spécificité et la gravité des violations perpétrées à leur encontre, ainsi que d’apporter des mécanismes de protection spécialement adaptés au genre. Sekaggya y exprime sa préoccupation face à l’importance des risques auxquels sont confrontées les femmes défenseures des droits humains et les personnes qui œuvrent en faveur des droits des femmes ou s’occupent de questions liées au genre du fait de leur activité, tels qu’arrestations, mauvais traitements, actes de torture, actes d’incrimination, condamnations prononcées à tort, pratiques stigmatisantes, agressions, menaces, menaces de mort et assassinats, violence sexuelle et viol. Elle signale également que les familles des femmes défenseures des droits humains sont souvent elles-aussi ciblées.
Le 27 novembre 2013, à la fin des travaux de la Troisième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies, une résolution sur les femmes défenseures des droits humains a été adoptée pour la toute première fois, intitulée 'Promotion de la Déclaration sur le droit et la responsabilité des individus, groupes et organes de la société de promouvoir et protéger les droits de l’homme et les libertés fondamentales universellement reconnus : protection des défenseuses des droits de l’homme/défenseurs des droits des femmes'.
La résolution, introduite par la Norvège et coparrainée par 35 pays, reconnaît les risques spécifiques, les actes de discrimination et la violence auxquels sont confrontées les femmes défenseures des droits humains. Ce document historique exhorte les États à mettre en œuvre des politiques et des programmes concrets, soucieux de la dimension de genre, pour la protection des femmes défenseures des droits humains, afin de garantir une participation efficace de celles-ci à l’élaboration et à la mise en œuvre de mesures visant à assurer leur protection. Par ailleurs, la résolution appelle les États à assurer la protection des femmes défenseures des droits humains victimes d’actes d’intimidation ou de représailles du fait de leurs activités de coopération auprès d’institutions internationales, ainsi que le libre accès aux mécanismes des droits humains régionaux et internationaux et la liberté de communication avec ceux-ci.
Forte opposition conservatrice aux droits des femmes
En mars de cette année, les femmes défenseures des droits humains ont été reconnues pour la toute première fois, selon les termes des Conclusions concertées de la Commission de la condition de la femme (CSW 57), qui exhortent spécifiquement les États à « Appuyer et protéger ceux qui sont engagés dans l’élimination des violences faites aux femmes, notamment les défenseurs des droits fondamentaux de la femme, qui sont particulièrement exposés à des risques de violence ».
Cependant, de même que lors de la 57e session de la Commission de la condition de la femme, les négociations au sein de la Troisième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies furent semées d’embuches : en effet, plusieurs États africains, asiatiques et du Moyen-Orient ont résisté de reconnaître que la violence à l’égard des femmes défenseures des droits humains est directement liée à leur genre et au travail qu’elles mènent en faveur des droits des femmes, y compris la santé et les droits sexuels et reproductifs, ainsi que les nombreuses violations basées sur le genre. Cette résistance a également été fortement influencée par la présence très vocale du Saint-Siège en tant qu'observateur permanent des Nations Unies, qui a poussé pour une définition claire du genre à dire les hommes et les femmes. Douze amendements écrits ont été officiellement introduits par le groupe africain, la Chine, la Russie, le Qatar, le Koweït, l’Iran, l’Irak, le Yémen, l’Arabie Saoudite et Singapour, afin d’affaiblir la portée de la résolution. Ces amendements exigent la suppression du paragraphe de la définition, notamment de la mention de l’égalité des genres, ainsi que l’introduction de l’expression universellement reconnus devant le terme droits humains. Tel qualificatif des droits humains aurait pour effet de limiter la portée de la protection des femmes défenseures des droits humains œuvrant en faveur de tous les droits humains y compris les droits sexuels ou les questions liées à l'orientation sexuelle et à l'identité de genre, qui ne sont pas universellement reconnue.
Il y avait de l’opposition rencontrée dès le début par le groupe africain, et les pays d’Asie et du Moyen-Orient en ce qui concerne la santé et les droits sexuels et reproductifs. Ils ont affirmé que le paragraphe faisant référence à la santé et les droits sexuels et de reproduction était hors contexte et sans rapport avec les discussions. Malgré les efforts de la Norvège, du Panama et de l’UE pour conserver la langue et faire de nouvelles connexions sur sa pertinence pour la protection aux défenseures des droits humains qui souffrent de risques accrus et des violations en raison de leur travail sur ces questions, le consensus sur ce paragraphe n’a pas été atteint et il a été supprimé de la résolution finale.
a conduit à la suppression d’un paragraphe qui spécifiait les risques et les violations dont sont victimes les femmes défenseures des droits humains du fait de leur travail dans ces domaines.
L’échec à reconnaître les abus, la violence et les risques particulièrement importants auxquels sont confrontées les femmes défenseures des droits humains dans la défense de ces droits constitue également un échec évident de faire respecter des droits reconnus depuis 18 ans. La Rapporteuse spéciale y fait référence dans son rapport sur la situation des défenseurs des droits de l’homme de 2010, dans lequel elle souligne que « les titulaires du mandat ont rappelé à plusieurs occasions que les femmes défenseurs des droits de l’homme étaient plus exposées que leurs homologues masculins à certaines formes de violence et à d’autres types de violation, ainsi qu’aux préjugés, à l’exclusion et au rejet. Cela tient souvent au fait que l’on considère que ces femmes contestent les normes socioculturelles acceptées, les traditions, les perceptions et les stéréotypes concernant la féminité, l’orientation sexuelle ainsi que le rôle et la condition de la femme dans la société »[i].
Après des négociations ardues et une forte opposition à la résolution proposée jusqu’à la dernière minute, un consensus entre les États s’est dégagé au détriment d’un paragraphe crucial qui appelait les États à condamner toute forme de violence à l’égard des femmes et des femmes défenseures des droits humains, et à s’abstenir d’invoquer les coutumes, les traditions ou la religion pour éviter de s’acquitter de leurs obligations vis-à-vis de l’élimination de la violence à l’égard des femmes. La formulation de ce paragraphe avait auparavant été approuvée par l’Assemblée générale dans sa Résolution 67/144 sur l’Intensification de l’action menée pour éliminer toutes les formes de violence à l’égard des femmes. Les États s’opposant au projet de résolution et ayant introduit les amendements écrits ont sollicité la suppression de cet important paragraphe en échange du retrait de leurs amendements. Cette concession a toutefois suscité le retrait du coparrainage de cette résolution de certains membres de l’Union européenne.
Un pas en avant considérable
Malgré les obstacles, cette résolution représente néanmoins un pas en avant considérable du fait qu’elle formule des recommandations concrètes relatives à des mesures correctrices spécifiques devant être mises en œuvre par les États afin de permettre le travail mené par les femmes défenseures des droits humains et les personnes œuvrant en faveur des droits humains des femmes, pour que celles-ci puissent agir en toute sécurité, et libres de toute forme d’intimidation, de violence et d’agression.
Il convient de noter le pas important réalisé vers une définition commune des femmes défenseures des droits humains, à savoir : « les femmes de tous âges engagées dans la défense de tous les droits de l’homme et toutes les personnes qui se consacrent à la défense des droits des femmes et aux questions relatives à l’égalité des sexes... individuellement ou en association avec d’autres ». Bien que cette définition se limite à l’égalité des genres au lieu de se référer de manière plus générale aux questions liées au genre et à la sexualité, elle reconnaît explicitement les femmes œuvrant en faveur des droits humains et toutes les personnes qui défendent les droits humains des femmes et les droits liés au genre.
La résolution appelle notamment les États à traduire en justice les auteurs d’exactions, telles que les faits de violence basés sur le genre, les violations et les actes de discrimination à l’égard des femmes défenseures des droits humains, y compris la violence et les menaces provenant d’acteurs étatiques et d’agents non étatiques. La résolution attire également l’attention sur « la persistance de l’impunité des auteurs de violations et d’atteintes dirigées contre des défenseuses des droits de l’homme/défenseurs des droits des femmes, qui tient notamment à l’absence de dénonciation, de constatation, d’enquête et d’accès à la justice, aux obstacles et contraintes d’ordre social qui empêchent de s’attaquer aux violences sexistes, ainsi qu’aux violences sexuelles, et à la stigmatisation qui peut en résulter, et au manque de reconnaissance de la légitimité du rôle des défenseuses des droits de l’homme/défenseurs des droits des femmes, autant de facteurs qui ont pour effet d’ancrer ou d’institutionnaliser la discrimination sexiste ».
Les femmes défenseures des droits humains sont systématiquement confrontées à la violation de leurs droits humains. Les inégalités historiques et structurelles qui caractérisent les relations de pouvoir et les actes de discrimination à l’égard des femmes ont un impact direct sur la manière dont les femmes, y compris les femmes défenseures des droits humains, sont traitées et perçues. Pour remédier à cette situation, la résolution appelle les États à adopter les mesures qui s’imposent en vue d’assurer l’égalité des genres, ainsi que l’élimination des stéréotypes sexistes, des attitudes et des pratiques néfastes qui justifient la violence et la discrimination à l’égard des femmes, y compris les femmes défenseures des droits humains.
Durant de longues négociations, les organisations de la société civile du monde entier sont parvenues à maintenir la pression exercée sur les États d’honorer leurs engagements vis-à-vis des femmes défenseures des droits humains par le biais de la mobilisation aux échelons national et international et au moyen des médias sociaux. Les groupes de la société civile africaine ont rédigé une lettre d’appui en faveur de la résolution adressée aux États africains et aux missions des Nations Unies, les exhortant à exprimer leur soutien vis-à-vis de cette résolution. Les lauréates du prix Nobel de la paix et les femmes membres du groupe The Elders ont envoyé des lettres appelant les gouvernements à appuyer la protection des femmes défenseures des droits humains en soutenant une résolution ferme. Au cours de la dernière semaine cruciale de négociations, des personnes et des organisations du monde entier se sont mobilisées de manière active par le biais de Twitter, en exigeant l’adoption de la résolution sans compromettre les droits humains. Cette vague de soutien en faveur d’une résolution appelant à mettre en œuvre des mesures concrètes pour la protection des femmes défenseures des droits humains rend compte de l’importance de leur action à l’échelon mondial et transmet un message clair aux représentants des États et des gouvernements, à savoir qu’ils ont l’obligation de s’acquitter de leur rôle dans la protection, la promotion et la réalisation des droits humains.
Il sera dorénavant important de travailler en vue d’assurer que les États ne reviennent pas sur les engagements pris à l’échelon international et d’adopter dans les plus brefs délais des mesures pour la pleine mise en œuvre de cette résolution décisive.
[i] (A/HRC/16/44, para.23)