DOSSIER DU VENDREDI: Alors que nous commémorons la Journée pour la dépénalisation de l’avortement en Amérique Latine et aux Caraïbes le 28 septembre, nous examinons la situation au Salvador, où les lois interdisent l’avortement et où de nombreuses femmes sont par conséquent incarcérées.
Par Gabby De Cicco
D’après Sara García, du Agrupación Ciudadana por la Despenalización del Aborto Terapéutico, Ético y Eugenésico de El Salvador (Regroupement citoyen pour la dépénalisation de l’avortement thérapeutique, éthique et eugénique au Salvador), les femmes du pays continuent à se battre pour que les droits sexuels et reproductifs (DSR) soient reconnus comme des droits humains, car il existe des lois et des politiques sur l’avortement qui violent ces droits. Sara nous parle des répercussions qu’entraîne l’interdiction totale de l’avortement sur la vie des femmes, ainsi que des stratégies utilisées par les féministes pour briser le silence sur le sujet et l’intégrer aux différents ordres du jour.
AWID: Pouvez-vous nous parler de la législation sur l’avortement actuellement en vigueur au Salvador ?
Sara García (SG): En 1998, sous l’effet des pressions de la part de groupes fondamentalistes attachés à la hiérarchie catholique et à des groupes de pouvoir économique, politique et médiatique, un nouveau Code de procédure pénale entra en vigueur criminalisant tout type d’avortement, y compris dans des circonstances autrefois autorisées[1]. Un an après, la Constitution de la République adopta une réforme reconnaissant que la vie commence à la conception, ce qui n’était qu’une façon d’empêcher toute politique susceptible de permettre aux femmes de décider de leur corps.
AWID: Comment cela affecta-t-il la vie des femmes ?
SG: Ces changements ont eu différentes conséquences. Dans un premier temps, un mécanisme inquisiteur de poursuite a été mis en place, où le Bureau du Procureur général et la Police avaient le mandat de poursuivre ce délit, même lorsqu’il n’existait qu’un soupçon de délit. Concrètement, une femme qui se présentait à l’hôpital public pour des saignements perdait immédiatement tout droit à la présomption d’innocence et faisait l’objet d’une enquête. On partait du principe que toute femme présentant des saignements devait avoir avorté, d’où la nécessité d’enquêter sur elle et de la poursuivre en justice.
À ce moment-là, aussi, le silence s’est installé. Les gens étaient terrorisés par l’une des interprétations éventuelles de la loi qui consistait à criminaliser le simple fait de parler de l’avortement. Cela poussa certaines organisations sociales, des organisations de femmes notamment, à demeurer en silence, et relégua le problème de la dépénalisation de l’avortement au troisième, voire au quatrième plan, lui faisant perdre tout soutien social.
AWID: Comment les féministes et les groupes de femmes se sont-ils organisés pour résister à ces mesures restrictives ?
SG: Après cette phase initiale de silence, nous nous sommes mises au travail et avons créé le mouvement “Solidarias por Karina” (Solidaires pour Karina). Karina s’était rendue à l’hôpital pour une urgence obstétrique où, plutôt que de faire cesser son hémorragie, on la dénonça en supposant qu’elle avait avorté. Elle fut condamnée en 2002 à 30 ans de prison. En 2009, le mouvement de solidarité se renforça grâce au soutien que lui témoignèrent les mouvements sociaux, dont le mouvement de femmes et des acteurs et actrices internationaux-ales. Invoquant les erreurs judiciaires commises tout au long du procès, nous avons réussi à porter l’affaire devant la Cour afin de faire réexaminer son jugement. Nous avons soumis de nouveaux éléments de preuve qui, renforcés par la pression sociale, ont permis de démontrer son innocence et l’injustice du système actuel. Karina ne passa que sept années privée de liberté. Elle nous parla de ces autres femmes qui étaient en prison, ce qui nous mena à travailler sur d’autres cas. C’est dans ce contexte que nous avons créé Agrupación Ciudadana por la Despenalización del aborto (regroupement citoyen pour la décriminalisation de l’avortement), espace pluridisciplinaire, qui nous permet de briser le silence et d’instaurer un dialogue, en nommant la réalité et en faisant la lumière sur les injustices que génère cette loi.
Nous avons animé des ateliers avec des journalistes pour débattre sur la meilleure façon de résoudre ces cas. Les nouvelles adoptent souvent un ton sensationnaliste ou dépeignent les femmes ayant subi un avortement comme étant de mauvaises mères, des sadiques. Nous avons donc entrepris un travail auprès des médias et des journalistes pour leur fournir un langage et des informations sur les droits humains et les DSR. Nous avons aussi œuvré auprès du syndicat des travailleurs-euses de la santé, parce que nous savons qu’il y existe un énorme besoin.
Agrupación Ciudadana a réalisé une enquête dans chacun des Tribunaux de première instance du pays en cherchant à répertorier tous les cas de femmes ayant été dénoncées et inculpées pour avortement ou pour homicide aggravé[2]. L’enquête a relevé que les plaintes provenaient des hôpitaux publics du pays dans 57% des cas. C’est une violation du secret professionnel qui s’explique par la peur que cette loi inspire aux professionnel-le-s de la santé[3]. Il est crucial de reconnaître cette peur tout en sensibilisant les praticien-ne-s au secret professionnel et leur montrer combien il importe de respecter ce dernier, faute de quoi les femmes se retrouvent en prison. L’enquête a également démontré que la grande majorité des femmes privées de liberté étaient des femmes jeunes vivant en situation de pauvreté, ayant un faible niveau d’études.
AWID: Pouvez-vous nous parler du cas des 17 femmes?
SG: En présentant le cas des 17 femmes emprisonnées pour des complications de la grossesse, nous cherchions à avoir un impact médiatique pour une meilleure connaissance du sujet. Au gré de nos échanges avec nos compañeras mexicaines de “Las Libres” (Les Libres) de Guajanato, qui font le même travail que nous, nous avons entendu parler d’une stratégie qu’elles avaient employée pour plaider sept cas d’un seul coup et rendre visible l’injustice de manière collective. La stratégie juridique suscita un grand retentissement médiatique, portant cette affaire à l’attention du public afin de faire réagir les différents médias et les institutions et organisations sociales diverses.
En nous appuyant sur cette expérience, nous avons réalisé que nous pouvions recourir au droit de grâce qui existe dans nos lois, c’est-à-dire au pardon ou à l’annulation de la sanction. Au départ, ça ne nous plaisait qu’à moitié, parce que nous estimions que c’était à l’État, au système de santé et au système judiciaire, de s’excuser auprès de ces femmes, et non pas l’inverse.
Le 1
Sur le plan national, nous nous sommes rapproché-e-s des Commissions de la Justice et des Droits Humains de l’Assemblée législative et du Bureau du Procureur chargé de la défense des droits humains (PDDH en espagnol). Des députés du Frente Farabundo Martí pour la libération nationale ont rédigé une lettre s’engageant à soutenir la grâce sollicitée au nom de ces 17 femmes. David Morales de la PDDH s’est montré plutôt favorable à la demande de grâce. Il a ouvert un dossier spécifique pour les 17 femmes et prépare actuellement un rapport qui se base sur un document en possession de la PDEH démontrant les conditions de vie inhumaines de ces femmes injustement privées de liberté.
Sur le plan international, nous avons créé des espaces sur les réseaux sociaux, dans lesquels les gens sont invités à envoyer des messages de solidarité pour les 17 femmes, des vidéos, et des lettres à l’Assemblée législative comme au Tribunal. Au 1
Cette série d’actions a permis d’incorporer le sujet à l’ordre du jour, ce qui était l’un de nos objectifs que nous nous étions fixés. Les conséquences de la criminalisation de l’avortement sont étudiées à la lumière de cas concrets et de la vie des femmes.
AWID: Quelles sont les étapes à venir? Avez-vous quelque chose de spécial en vue pour le 28 septembre?
SG: En ce qui concerne les 17 femmes, nous poursuivons notre campagne de signatures via les réseaux. Nous continuons à nous rapprocher des législateurs-trices et des personnes à des postes de décision, mais organisons aussi plusieurs activités liées au 28 septembre. La Secrétaire Générale d’Amnesty International nous rendra visite afin d’introduire la Campagne “Mon corps, mes droits”, ainsi que pour présenter son rapport sur la situation des droits humains des femmes et la criminalisation de l’avortement dans le pays. Nous organisons aussi une caravane en association avec le mouvement social et féministe dans le but de donner davantage de visibilité à la lutte contre la criminalisation de l’avortement menée au Salvador, en Amérique Latine et aux Caraïbes.
Nous recevrons en outre la Coordinatrice du Mécanisme de Suivi de la Convention de Belém do Pará Luz Patricia Mejía, qui devrait nous permettre de positionner et rendre visible les conséquences de la criminalisation. Nous aurons aussi la visite de Alda Facio. Nous ferons visiter les prisons de femmes à chacune de nos invitées afin de démontrer la plus évidente des conséquences de la criminalisation.
Nous resterons ainsi fidèles à la logique que nous avons présentée aux médias : ce n’est pas un crime de s’opposer à une loi que l’on considère injuste. Si nous vivons effectivement dans un pays démocratique et que les citoyens pensent qu’elle est injuste, ce ne saurait être un crime que de le dire et d’en parler.
Lectures supplémentaires (en espagnol):
- http://www.elfaro.net/es/201010/noticias/2756/
[1] Il est thérapeutique, lorsque la vie de la femme est en danger ; éthique, quand la grossesse est le fruit d’une violence sexuelle ; et eugénique lorsque la femme est enceinte d’un produit qui présente des anomalies incompatibles avec la vie extra-utérine.
[2] “Parce que dans ces cas-là, les femmes sont tout d’abord dénoncées pour avortement, avant que la procédure judiciaire ne les rattrape et que la faute ne soit métamorphosée en homicide aggravé”.
[3] “Cela nous est apparu clairement dans le cas de Beatriz, que nous avons également accompagnée. Les médecins savaient pertinemment qu’il était nécessaire d’interrompre cette grossesse- un comité de quinze médecins a évalué qu’elle devait mettre fin à cette grossesse mais personne n’a osé le faire de peur d’être mis en prison. C’est pourquoi Beatriz elle-même avait été informée par le Bureau du Procureur qu’elle serait la première à aller en prison”.
[4] “Teresa, une femmes de 28 ans et mère d’un enfant de 9 ans, travaillait dans une maquila. Elle ignorait être enceinte. Elle s’est évanouie après avoir eu un décollement placentaire. Sa belle-mère la trouve et l’emmène à l’hôpital. Là on lui dit qu’elle a avorté, on lui demande où est le bébé, et on appelle la police. Dans le dossier, nous découvrons que la “témoin” qui l’a accusée était la directrice des Ressources Humaines de la maquila où elle travaillait. Elle déclara qu’en janvier de cette année, Teresa lui avait demandé une permission car elle était enceinte. Ce témoignage est parfaitement incohérent, car l’avortement s’est produit en novembre, et qu’entre janvier et novembre il y a 11 mois. C’est tout simplement impossible. Le poids du témoignage reposait sur le niveau d’études et le poste de pouvoir du témoin. On retrouve des histoires semblables dans tous les autres cas”.