DOSSIER DU VENDREDI: Au cours des dernières années, une attention croissante a été accordée au rôle décisif que les femmes et les filles sont en mesure de jouer dans la réorientation du développement. Les appels à faire de la question de l’égalité des genres la pierre angulaire du développement n’ont fait qu’amplifier cette attention, mais la rhétorique de l’engagement s’est-elle traduite par un appui financier concret ?
Le présent article fait partie d’une série de Dossiers du vendredi consacrée aux questions et aux débats liés au thème du Forum 2012 de l’AWID et met en lumière les rapports qui existent entre les questions des droits des femmes et le pouvoir économique. Pour plus d’information sur les flux financiers, cliquez ici.
Par Susan Tolmay[1]
L’accroissement des financements accordés aux organisations des femmes constitue une mesure fondamentale pour assurer le dynamisme du mouvement des femmes. Les organisations et les mouvements des femmes sont importants car elles/ils ont la capacité de construire des moyens d’autonomisation tant individuels que collectifs, promouvoir les transformations et susciter des changements à long terme et à différents niveaux qu’une simple modification de politique ou des interventions limitées ne sont pas en mesure d’instaurer.
Suite à une réunion du groupe d’experts tenue en 2008, la Commission de la condition de la femme (CSW) a exprimé sa préoccupation devant le manque d’appui et d’engagement politique, et en matière d’affectation de budgets spécifiques au profit de l’égalité des genres et des droits des femmes. Le faible financement et le manque de définition de priorités sectorielles par les gouvernements et les donateurs ont une incidence négative sur l’intégrité et la capacité des structures nationales et des organisations des femmes à pleinement mettre en œuvre et défendre les droits des femmes et l’égalité des genres. Toutefois, bien que la place fondamentale des droits humains et des droits des femmes dans le développement ait été réaffirmée, ainsi que l’importance sous-jacente de la mise en œuvre d’engagements décisifs à l’échelon mondial, on constate aujourd’hui peu de progrès dans l’application des recommandations proposées par la Commission en 2008, qui étaient d’ordre général, d’une portée considérable et centrées sur un vaste éventail de flux financiers.
Le contexte mondial
De nombreux facteurs entrent en jeu dans la réalisation des engagements financiers pour l’égalité des genres. La crise financière et la récession économique à l’échelon mondial, qui ont commencé en 2008, ne représentent qu’un volet d’un ensemble plus vaste de crises imbriquées, à savoir alimentaire, énergétique, environnementale et humanitaire, qui continuent d’évoluer et d’influer sur les réalités actuelles. Ces crises ont un impact considérable et néfaste sur les femmes, frappées de diverses manières, en tant que productrices agricoles et soutien fondamental de leurs familles (notamment dans le Sud global). La population pauvre, à faible revenu et touchée par la précarité de l’emploi est essentiellement constituée de femmes qui, en plus, sont victimes de l’écart salarial entre hommes et femmes. Les femmes sont également frappées de manière disproportionnée par la crise énergétique et la fréquence des catastrophes environnementales et des crises humanitaires liées au changement climatique.
En outre, on observe une recrudescence de l’hostilité et de la violence à l’égard des femmes défenseures des droits humains (FDDH). Nous assistons également à une répression croissante à l’égard des mouvements sociaux et de la société civile, une avancée du pouvoir du secteur des affaires, une militarisation comme réponse à l’agitation sociale, et le développement et le renforcement des réseaux criminels et des acteurs fondamentalistes religieux. L’ensemble de ces tendances, auxquelles viennent s’ajouter un environnement moins favorable en matière de financement et la hausse de l’inégalité et de la pauvreté chez les femmes et les filles, ont aggravé ou augmenté les obstacles rencontrés par les activistes et les mouvements des droits des femmes qui œuvrent au profit de l’égalité des genres et des droits des femmes dans le monde entier.
La coopération pour le développement
Les débats plus généraux sur le rôle de l’égalité des genres dans le développement ont souligné qu’en dépit des engagements officiels, les approches des donateurs et des pays en développement en matière d’égalité des genres sont souvent vagues, manquent de priorités et d’objectifs clairement établis et disposent rarement de budgets spécifiques, dédiés ou importants. Les gouvernements et les donateurs doivent adopter une approche concrète et spécifique dans le suivi de leurs engagements.
A l’échelon international, les activistes des droits des femmes et de l’égalité des genres concerné-e-s par les débats sur l’efficacité de l’aide et du développement font pression en vue de susciter un changement dans les discours prédominants sur le développement et parvenir à un modèle inclusif, durable et juste reconnaissant et appréciant le travail portant sur la procréation et les soins, promouvant un travail décent, la viabilité de l’environnement et l’autonomisation des femmes et des filles, ainsi que les droits humains pour tous.
Les activistes et les organisations des droits des femmes et de l’égalité des genres ont été en première ligne du plaidoyer et de la critique concernant la Déclaration de Paris, insensible au genre, ainsi que les processus liés à l’efficacité de l’aide, en soulignant notamment l’importance de placer l’égalité des genres, la viabilité de l’environnement et les droits humains au cœur des cadres de coopération pour le développement. Malgré la prise en compte du paragraphe 3 dans le Programme d’action d’Accra (PAA), dans lequel l’égalité des genres, les droits humains et la viabilité de l’environnement étaient considérés des pierres angulaires pour parvenir à un impact durable sur les vies et les possibilités des femmes, des hommes et des enfants pauvres, la mise en œuvre s’est avérée incomplète ou sérieusement limitée.
A titre de suivi de la Déclaration de Paris et en vue de créer un cadre renforcé de coopération pour le développement sur la route du quatrième Forum de haut niveau de Busan, les activistes et les organisations des droits des femmes ont élaboré des recommandations spécifiques qui font ressortir la nécessaire cohérence en matière de politiques afin d’éviter les chevauchements des politiques économiques (par exemple dans les domaines des échanges, des migrations, de l’énergie, etc.) et des politiques sociales, ayant pour conséquence la perpétuation ou l’aggravation des inégalités sociales et de genre.
Le rôle de pays émergents tels que le Brésil, l’Inde, la Chine, la Russie et l’Afrique du Sud est un autre facteur qui rentre en jeu, puisque leurs économies pourraient bientôt dépasser la production totale de richesse des pays qui sont actuellement les plus riches. Dans l’avenir, il conviendra d’être attentifs à leur influence et à leurs décisions concernant les engagements liés aux droits des femmes et à l’égalité des genres, ainsi qu’aux engagements variables des principaux donateurs du Nord (et des citoyens de ces pays) dans la fourniture d’aide publique au développement (APD) et la réalisation de leur engagement d’affecter 0,7% de leur revenu national brut (RNB) à l’APD.
La tendance d’investir dans les femmes et les filles
Au cours des 3 à 5 dernières années, un changement décisif s’est produit dans la manière de voir le développement qui s’est reflété par un intérêt accru des différentes grandes institutions vis-à-vis du potentiel et des possibilités de l’investissement dans les femmes et les filles et de l’investissement dans l’égalité des genres pour mettre fin à la pauvreté, accroître la sécurité et améliorer la situation et les moyens d’existence des femmes.
S’il est vrai que cette tendance offre de nombreuses opportunités et que les femmes sont fondamentales au développement, à la croissance économique et à l’égalité, tel que démontré clairement par le Rapport sur le développement dans le monde 2012, il n’en demeure pas moins qu’il est important d’aller au-delà de ce cadre afin de reconnaître le rôle essentiel des femmes pour le développement et la promotion de la justice sociale, qui dépasse une approche intelligente de l’économie. L’égalité des genres doit être un droit, et pas un simple moyen pour parvenir à une fin (la croissance économique). Les stratégies de réduction de la pauvreté et de développement économique doivent remettre en question les modèles fondés sur des habitudes de consommation et de production non viables, la privatisation des systèmes publics et l’exploitation des inégalités de genre et sociales.
Tendances bilatérales et multilatérales en matière de financement au profit de l’égalité des genres et de l’autonomisation des femmes
Les donateurs reconnaissent que l’égalité des genres constitue la pierre angulaire du développement et certains gouvernements et parties multilatérales financent à plus grande échelle que d’autres. Toutefois, les engagements dans l’ensemble et l’intérêt porté à la question de l’égalité des genres ne se traduisent pas nécessairement par une hausse des ressources. Trop souvent, le financement au profit de l’égalité des genres est secondaire face à d’autres priorités.
Les données relatives au financement montrent dans quelle mesure l’égalité des genres est perdante aux échelons bilatéral et multilatéral, en dépit des beaux discours sur l’importance des femmes et des filles pour le développement. Des données du Comité d’aide au développement (CAD) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (code secteur 15170 sur le financement des organisations et institutions pour l’égalité des femmes) montrent que 331,8 millions de dollars du budget 2010 ont été attribués aux organisations des femmes et aux institutions concernées par le genre (y compris les structures nationales), soit 1,3% de l’ensemble des fonds du CAD consacrés à l’égalité des genres (24 900 millions de dollars). D’autre part, la plus grande agence multilatérale dédiée à l’égalité des genres, ONU Femmes, a disposé en 2011 d’un budget de 235 millions de dollars, soit 4% du budget total des Nations Unies pour 2011 (qui était d’environ 5 400 millions de dollars), un chiffre inférieur à l’objectif de 500 millions de dollars que nous espérions pour la première année d’ONU Femmes.
Des recherches récentes sur l’engagement de la Banque mondiale vis-à-vis de l’égalité des genres menées par Gender Action ont révélé des écarts saisissants entre le discours et l’appel à l’action du Rapport sur le développement dans le monde 2012 et les investissements réels: en effet, la dépense de la Banque mondiale au profit du développement social, du genre et de l’inclusion a représenté moins de 2% de son budget pour 2011. S’il est vrai que les femmes représentent la moitié de la population, que l’égalité des genres revêt une haute priorité et que divers cadres internationaux, allant du Programme d’action de Beijing au quatrième Forum de haut niveau de Busan, ont réaffirmé l’importance considérable d’investir dans l’égalité des genres, les financements apportés jusqu’à présent montrent clairement que l’engagement politique a encore un long chemin à parcourir avant d’attribuer à cette question un caractère réellement prioritaire. La réalisation de cet engagement se fait attendre et nous espérons que l’ensemble des donateurs s’efforcera de rattraper ce retard vis-à-vis des femmes du monde entier et remplira ses obligations au plus tôt.
Les conclusions de la recherche menée par l’initiative Où est l’argent pour les droits des femmes (WITM) sur la situation du financement au profit des organisations des femmes
L’analyse préliminaire d’une recherche récemment menée par l’AWID dans son enquête mondiale 2011 auprès de 1 119 organisations de femmes du monde entier fait ressortir certaines réalités auxquelles celles-ci sont confrontées depuis 2008.
Les conclusions dressent un bilan mitigé des revenus et de la pérennité financière des organisations des femmes. Bien que de nombreuses organisations aient atteint leur budget idéal en 2010 et que plusieurs hausses aient été constatées en matière de financement, on observe également un groupe considérable d’organisations qui luttent pour s’en sortir[2].
Les revenus moyens sont incroyablement bas et la plupart des organisations n’étaient pas parvenues à réunir les fonds nécessaires pour 2011, alors qu’elles étaient à la moitié de l’année. D’une manière transversale, on constate dans l’ensemble des organisations une tendance générale à la fragmentation des financements, le plus souvent dédiés à des projets plutôt qu’à l’appui de base, et des cycles de subventions sur une année au détriment des engagements sur plusieurs années[3].
Compte tenu du type de travail structurel à plus long terme des organisations et des mouvements des droits des femmes, il existe un écart entre les pratiques de financement (qui vont de la quantité, la qualité et le type de financement aux structures de responsabilisation attachées à ces financements). Pour que les engagements des donateurs de financer l’égalité des genres puissent être tenus, un changement est nécessaire dans la manière dont les financements sont fournis. Les cycles de financement fragmentés et à court terme doivent céder la place à des partenariats à plus long terme assortis d’un appui prévisible, flexible et sur plusieurs années. D’une manière générale, il s’avère impérieux de faire un pas en avant et d’accroître les financements au profit de l’égalité des genres et de l’autonomisation des femmes, notamment les fonds qui sont directement attribués aux organisations des femmes, comme le montrent la forte demande de financements et le niveau réduit des fonds disponibles globalement, ainsi que le manque de pérennité des organisations et des mouvements dans le secteur. Une analyse complète des données de la recherche de l’initiative WITM sera présentée lors du prochain Forum de l’AWID 2012.
Lire l’intégralité du document de la Commission de la condition de la femme.
[1] Le présent article est tiré d’une présentation réalisée par Lydia Alpízar Durán, Directrice exécutive de l’AWID, lors de la 56
[2] Les données montrent que près de la moitié des groupes de femmes disposaient d’un financement garanti et avaient atteint leur budget idéal en 2010 (44%) et qu’un très petit nombre (3%) disposait de budgets excédentaires. Cependant, plus du tiers des organisations de femmes (35%) a subi une réduction considérable de son budget idéal en 2010. Presque 15% des organisations ont subi des restrictions budgétaires catastrophiques allant de 80 à 100%. La plupart des organisations (54%) ont subi des réductions allant de 20 à 50% et 14% des organisations ont subi des réductions plus importantes, allant de 55 à 75%. A l’inverse, des réductions mineures ou modérées (de 5 à 15%) ont touché 14% des organisations de femmes.
[3] Les résultats de la recherche de l’initiative WITM menée en 2011 montrent que plus d’un cinquième (21%) des organisations de femmes de l’échantillon ont perdu des donateurs depuis 2008. Ces diminutions ont eu un impact sur les organisations et provoqué des pertes diverses, qui se sont traduites principalement par une réduction des activités (66%), une réduction des programmes et des projets (52%), une réduction du personnel (47%) ou par le personnel devant renoncer à son salaire (38%). Un cinquième des organisations de femmes de l’échantillon a signalé la possibilité de devoir mettre la clé sous la porte.
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Note: Cet article fait partie de la série hebdomadaire des « Dossier de Vendredi (Friday File en anglais) », de l’AWID qui explore des thèmes et évènements importants à partir de la perspective des droits des femmes. Si vous souhaitez recevoir la lettre d’information hebdomadaire « Dossier du Vendredi », cliquez ici.
Cet article a été traduit de l’anglais par Monique Zachary.