A person with long, wavy hair ties a green bandana to a wire fence. The bandana says "Aborto Legal", which means Legal Abortion. Green is the color for safe and legal abortion movements in Latin America.

Informez-vous

Votre source d’information par excellence sur les dernières tendances touchant la justice de genre et les droits des femmes dans le monde

L’avortement en Argentine: le défi d’une Amérique latine verte

Après plusieurs décennies de lutte, la légalisation de l’avortement en Argentine a provoqué un tsunami féministe dans la région, mais aussi des réactions de la droite plus conservatrice.  


Le 30 décembre, nous nous sommes levées en contenant notre enthousiasme.

Au sein du Congrès, le débat sur la loi en faveur de l’Interruption volontaire de grossesse (IVG) avait commencé la veille dans l’après-midi et s’était poursuivi jusqu’à l’aube. A l’extérieur, la rumeur grandissait de part et d’autre d’une place séparée par une clôture. D’un côté, des femmes portant des foulards verts, habillées et maquillées de la même couleur, dansaient et chantaient des slogans contre le patriarcat et en faveur de la légalisation de l’avortement. De l’autre, celles qui se proclament «pro-vie» arboraient des foulards et des pancartes bleu ciel affichant les mots «sauvons les deux vies». 

Aborto Legal - Argentina

© AntonioLitov / Fotomovimiento - Flickr (CC BY-NC-ND 2.0)

Malgré la pandémie et les recommandations nous invitant à rester chez nous, la zone était bondée. Et au fil des heures, alors que chaque sénateur prononçait son discours et exposait sa position, l’une des bandes commençait à s’agiter tandis que l’autre était appelée à un silence de pure incrédulité. La même scène se reproduisit dans d’autres villes et sur les réseaux sociaux.  Le fossé se creusait. 

Enfin, à un peu plus de 4 heures du matin, il n’y eut plus aucun doute. La voix de la vice-présidente Cristina Fernández confirma ce qui était devenu une réalité: «voté avec 38 votes pour, 28 contre et 1 abstention, il [le projet de loi] est approuvé, devient loi et est transmis au pouvoir exécutif.» Des applaudissements soutenus et quelques cris de célébration retentirent.

Dans les rues, la marée féministe explosa en larmes et en embrassades. Les adolescentes aux yeux maquillés pleuraient ainsi que les femmes avec enfants et les groupes d’amies aux cheveux gris. Pour la première fois de l’histoire de l’Argentine, l’avortement était enfin légal, sûr et gratuit. Enfin une loi prévoyait le droit de décider de nos propres corps.  

Une histoire en vert et violet 

A première vue, Nelly Minyersky est une vieille dame qui pourrait passer ses journées dans la tranquillité d’une retraite bien méritée. Mais Nelly, du haut de ses 92 ans, reste une avocate active ayant de l’expérience dans l’enseignement universitaire, une référence dans la lutte féministe. Depuis les débuts de sa carrière dans les années 70, elle s’est engagée en faveur des droits de la famille. Dans le cadre d’un courant qui soutint le développement des droits sexuels et reproductifs, la première présidente de l’Association des avocats de Buenos Aires fut la première à participer à une loi promouvant l’accès aux contraceptifs dans la ville de Buenos Aires.  

L’idée de légaliser l’avortement surgit lors de Rencontres nationales de femmes et gagna en force lorsque la campagne nationale en faveur de l’avortement fut créée en 2005 entre plusieurs organisations, groupes et féministes indépendants. La campagne fut organisée sans grandes autorités: territorialement et transversalement. Comme la visée de cette campagne était bien supérieure aux intérêts et affiliations politiques, l’on créa un grand réseau de journalistes, d’actrices, d‘autrices, d’éducatrices, de professionnelles de la santé et même de femmes catholiques favorables au droit à décider. 

Le projet de loi était avant-gardiste: il prévoyait des réformes dans les systèmes éducatif et sanitaire. Il dépénalisait non seulement la pratique, mais légalisait aussi celle qui se déroulait dans l’ombre des salles clandestines de manières les plus dangereuses et mortelles possibles, et qui affectait les femmes les plus vulnérables, exclues du système. Les attaques fusèrent de toutes parts: l’Eglise catholique qui voulait imposer ses croyances, les groupes politiques conservateurs les plus extrémistes, les journalistes et médias incapables d’accepter que les femmes prennent des décisions sans leur consentement. «Ce qui est intéressant dans l’IVG, c’est qu’elle s’attaque à une pierre angulaire du système patriarcal: la prééminence des droits sur nos corps. Certes, la loi comporte des obligations et des limites, mais elle constitue une voie importante.»  

Notre droit au plaisir 

La loi a été abordée pour la première fois en débat au Congrès en 2018, mais elle n’a pas obtenu assez de voix pour être approuvée. Le lobby qui s'y opposait était très fort, associé à un gouvernement de droite, économiquement libéral mais socialement ultra-conservateur. Malgré cela, plus d'un million et demi de personnes se sont rassemblées sur la place. Pour Nelly, qui a si longtemps vu le projet finir dans un tiroir, c’était un rêve devenu réalité.

«Nous n’avons pas réussi à faire passer la loi, mais il y a eu un énorme changement. Le fait de se rendre au commissariat et signaler un viol a été mal vu pendant des décennies. Nous avons fait l’expérience de rapports tragiques de violence ou d’institutions qui ne s’en occupaient pas. On ne parlait pas non plus des filles ou adolescentes violées».

Bien que la loi autorisant l’avortement dans ce genre de cas soit entrée en vigueur en 1921, ce droit se voit aujourd’hui encore refusé dans certaines cliniques et hôpitaux. Minyersky ajoute que la socialisation de la connaissance de notre droit à avoir des relations sexuelles sans être forcées de poursuivre une grossesse a permis de ne plus normaliser la violence du patriarcat qui provoquait plus de honte chez la victime que chez l’agresseur. 

Lors de cette journée de débats, le 8 août 2018, l’un des témoignages les plus acclamés fut celui du sénateur Pino Solanas, cinéaste et activiste écologique. L’homme, alors âgé de 82 ans, raconta sa propre expérience: lorsqu’il en avait 16, sa petite amie dut avoir recours à un avortement clandestin. Leur peur à tous les deux et le risque que cela représentait pour sa vie à elle le marquèrent à jamais. Il appela à mettre fin à l’hypocrisie selon laquelle les avortements sûrs étaient réservés aux plus riches. «Aucune loi répressive n’a jamais pu, tout au long de l’histoire, empêcher les avortements. Dieu, outre la création, a eu la grandeur de révéler le plaisir à l’homme et à la femme, Madame la Présidente, ce qui est un droit humain fondamental dans cette vie de profonds sacrifices.»  

Entre 2018 et 2020, les arguments n’étaient pas si différents, mais le contexte, lui, a changé. Le gouvernement actuel d’Alberto Fernández, sous l’impulsion cruciale du pouvoir exécutif, s’est engagé à donner sa place au traitement de la loi. Une grande partie de la société a compris son importance et a pris position. Cela a aussi révélé une faille à huis clos. Des députés et sénateurs qui, dans bon nombre des cas, n’avaient même pas lu la proposition de loi prenaient la parole en s’appuyant sur leurs croyances et leurs préjugés. Les arguments les plus divers sont devenus ridicules. On a comparé les femmes à des petites chiennes qui ont la possibilité de mener leur grossesse à terme et de donner leur «progéniture» en adoption. On a évoqué l’inconstitutionnalité de la loi et considéré que les droits des personnes existent dès leur conception, alors qu’il n’y a pas de contradiction ni de traités internationaux des droits humains invalidant la possibilité d’avorter.

Le Congrès a dénoncé les abus de ceux qui, au nom de l’objection de conscience,  avaient refusé de pratiquer des avortements sur des jeunes filles violées ou des femmes ayant une grossesse à risque. Plus encore, on a évoqué les femmes poursuivies pour des fausses couches, comme ce fut le cas de Belén, nom donné à une femme qui a été emprisonnée pour une cause inventée de toute pièce, uniquement parce qu’elle était soupçonnée d’avoir avorté.     

«Nous avons échoué en dépit de notre foi, de nos prières et de notre doctrine parce que nous avons tardé à comprendre l’importance de l’éducation sexuelle, de l’accès aux contraceptifs. Nous n’avons réussi à sauver la vie d’aucune femme, d’aucune vie», confia la sénatrice Gladys González qui, en tant que catholique praticante, subit les menaces des membres de sa propre église lorsqu’elle vota en faveur de la loi en 2018.

En 2020, encore plus déterminée, elle réclama un système de soins de santé équitable et à portes ouvertes. 

La légalisation et l’après

La loi sur l’IVG 27.610 permet aux femmes et personnes enceintes de décider d’interrompre leur grossesse jusqu’à 14 semaines comprises, sauf dans les cas justifiés de viol ou lorsque la grossesse présente un risque pour la santé. L'assistance est d'une durée maximale de dix jours à compter du moment où la demande est faite; la patiente a le droit d'être traitée avec dignité et dans le respect de son intimité par le personnel de santé, ainsi que d'avoir accès aux informations nécessaires sur les méthodes d'interruption de grossesse et leurs conséquences. En cas d'objection de conscience, le personnel et l'institution doivent orienter la patiente vers un autre professionnel ou un autre établissement de santé. Mais personne ne peut refuser de pratiquer l’acte si la personne enceinte est en danger. 

Dans le même temps, la loi des 1000 jours a été entérinée qui prévoit une aide de l'État aux femmes enceintes à faibles revenus pendant les trois premières années de la vie de l'enfant, afin que la pauvreté ne soit pas une cause d'interruption de grossesse.  

Promulguée le 14 janvier 2021 et entrée en vigueur le 24,  cette loi marque une évolution dans la législation argentine. Ce n'est pas un hasard si le Chili débat de la dépénalisation de l'avortement et si le Honduras a approuvé une réforme qui interdit la possibilité de légaliser l'avortement. Au Brésil et au Venezuela, ils ont l'intention d'avancer dans sa criminalisation. Si l'avortement est légal en Uruguay, à Cuba, en Guyane et à Porto Rico, il est interdit dans la plupart des pays d'Amérique centrale. Et au Mexique, il n'est autorisé que dans les États de Oaxaca et dans la ville de Mexico. 

Le cas de Manuela, au Salvador, pourrait marquer un avant et un après. Dans ce pays, l'avortement est pénalisé sans exception depuis 1998. Cette femme, qui vivait en milieu rural  avec ses deux enfants, a fait une fausse couche et s'est rendue à l'hôpital en présentant une forte hémorragie. Au lieu de la traiter correctement, le personnel médical l'a blâmée et l'a dénoncée aux autorités. Elle a été accusée de meurtre et condamnée à 30 ans de prison. Elle est morte en détention en 2010 des suites d'un cancer lymphatique qui n'a jamais été diagnostiqué et n'a pu être traité.

 
Le Centre de droits reproductifs et d’autres collectifs féministes ont porté cette affaire devant la Cour interaméricaine des droits de l'homme au nom de milliers de femmes incriminées pour des urgences obstétriques. Nous pouvons collaborer par le biais de lettres adressées aux juges afin qu'ils rendent leur verdict sur la violation des droits humains fondamentaux de Manuela par l'État du Salvador et que des réparations soient accordées à sa famille.  

Aujourd'hui plus que jamais, les obstacles n'arrêtent pas l’élan de l’avortement. Il existe des groupes organisés, comme l'association internationale Women First Digital ou Socorristas en Red qui travaillent pour distribuer des informations, facilitent l'accès à la pilule Misoprostol et expliquent la procédure pour avorter chez soi.

Le chemin à parcourir pour l'Amérique latine est encore long et semé d’embûches. Les groupes anti-avortement cherchent à intervenir, et ce aussi bien là où l'État a fixé des règles claires que là où il ne protège pas les personnes qui choisissent d'avorter. C'est pourquoi il est important de comprendre que cette loi permettra de sauver plus de vies. Il est impossible d'avoir des chiffres officiels, mais on estime qu'entre 350 000 et 500 000 personnes mouraient chaque année dans des avortements clandestins en Argentine. La loi est là pour nous protéger et, comme le dit la philosophe Diana Maffía ainsi que Nelly Minyersky, «on étend les droits, on ne force personne».

Pour la journaliste et autrice mexicaine Cecilia González, qui vit en Argentine depuis près de 20 ans, le fait de suivre de près le développement de la campagne en faveur de l’avortement lui a permis d’apprendre la valeur de la diversité, de la pluralité et de l’horizontalité des féministes locales. Autrice de «Al gran pueblo argentino» («Au grand peuple argentin») et spécialiste des questions liées au trafic de drogues, elle a couvert des moments importants de l'histoire argentine, dont les mobilisations massives de femmes. Elle a décidé d'exercer son rôle de journaliste, sans la mise en valeur personnelle qu'implique le passage devant les caméras. Son processus féministe a évolué au gré de réussites et d’erreurs, et teinté d’un certain malaise dû à la compétition qui s'est générée entre certaines femmes pour tout mesurer dans une sorte de «féministomètre» des meilleures ou des pires féministes. Ce qui reste, ce qu’on partage, ce sont les expériences. Et celles-ci se multiplient sans cesse.  

La co-existence des discours, la diversité des communautés féministes, la patience avec laquelle le processus s'est tissé dans les rues et les institutions est une leçon qui dépasse les langages de la revendication, dit la philosophe Noelia Billi. «Un volume impressionnant de production sensible a été généré, des pratiques et des théories autour de l'activisme, de l'organisation, du militantisme conçues pour que les corps en gestation ne soient plus ce lieu de cristallisation des destins, mais un espace de liberté matérielle».

Category
Analyses
Source
AWID