DOSSIERS DU VENDREDI: On estime qu’environ 19% des femmes dans le monde vivent avec un type de handicap.
Le manque d’accessibilité adéquate, le manque d’éducation et les préjugés de la société au sens large entravent très souvent l’exercice et la pleine jouissance de leurs droits humains.
L’AWID s’est entretenue avec María Verónica Reina, directrice exécutive du Partenariat mondial pour le handicap et le développement, afin d’analyser la situation des droits économiques des femmes handicapées.
AWID : Comment le handicap est-il perçu et compris ?
María Verónica Reina (MVR) : Les médias nous proposent parfois le portrait de personnes femmes handicapé-e-s dépeintes comme des « êtres exemplaires », « extraordinaires », ou « héroïques ». Des personnes ayant « surmonté » leurs propres limites et triomphé « malgré leur handicap », grâce à leurs efforts et leur persévérance. Mais ces représentations insistent sur l’idée que le handicap est quelque chose d’ « anormal » inhérent à l’individu, et qui pour cet individu constitue un immense obstacle. On suppose en outre de façon générale qu’avoir un enfant en situation de handicap ou acquérir un handicap relève d’une « tragédie » ou d’un « malheur ». Ces conceptions sont partagées par la majeure partie de la société, et font partie de la stigmatisation du handicap. Or la communauté des personnes handicapé-e-s et ses allié-e-s à travers le monde pensent que cette vision très étroite est erronée.
On a vu surgir plusieurs points de vue alternatifs, lesquels contextualisent le handicap au sein d’un modèle de diversité qui met l’accent sur l’aspect social. Le Rapport mondial sur le handicap de la Banque Mondiale et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) affirme que le handicap est propre à la condition humaine, et que le terme générique de « handicap » désigne les aspects négatifs de l’interaction entre une personne (ayant un problème de santé, une personne quadriplégique par exemple) et ses facteurs contextuels (les facteurs environnementaux comme l’absence de transports accessibles, et les facteurs personnels comme le fait de posséder ou non une éducation supérieure au moment où la quadriplégie est acquise). Dans ce cadre, le handicap constitue une interface entre l’environnement et l’individu, et non un attribut de la personne.
AWID : Quels sont les obstacles que les femmes handicapées doivent affronter dans l’exercice de leurs droits économiques ?
MVR : Les femmes handicapées font face à différents obstacles qui les empêchent bien souvent d’exercer leurs droits économiques. On estime qu’un nombre[1]important de femmes handicapées dans les pays à faibles et moyens revenus[2], restent confinées dans leurs maisons car elles n’ont reçu ni l’éducation, ni le soutien nécessaire qui leur permettrait de mener une vie indépendante, tel que l’entraînement à la mobilité et à l’orientation pour les personnes aveugles ou celles ayant un handicap moteur.
Il existe aussi un manque considérable d’éléments orthopédiques et autres dispositifs d’aide ainsi que de possibilité d’entretien de ces derniers. Cependant, même la mise en place de dispositifs et d’un entraînement ne peut empêcher de nombreuses barrières physiques et infrastructurelles de subsister : l’accessibilité des transports en commun, des voies, des bâtiments et des espaces publics reste très pauvre, voire quasiment inexistante. Les femmes sourdes ou aveugles en particulier, n’ont pas accès à l’information et la communication dans les formats adéquats.
Les attitudes négatives et les perceptions erronées dont la société fait preuve à l’égard des femmes handicapées, comme supposer qu’une femme sourde n’est pas intelligente parce qu’elle ne communique pas de façon traditionnelle, constituent elles aussi des obstacles d’importance. On observe également des restrictions de rôles ou de positions, fondées sur la supposition selon laquelle les femmes handicapées ne peuvent pas gérer leur patrimoine ou prendre en charge une famille.
AWID : Pour quelles raisons certaines femmes handicapées ont-elles des difficultés à accéder au marché du travail ou au monde des affaires ?
MVR : Les femmes handicapées sont clairement lésées en termes d’emploi, que ce soit par rapport aux hommes handicapés ou aux femmes sans handicap, dans les pays riches comme les pays pauvres. L’analyse de l’Enquête sur la santé dans le monde (en anglais), réalisé par l’OMS dans cinquante pays à travers le globe, indique un taux d’emploi de 52,8% pour les hommes handicapés et de 19,6% pour les femmes handicapées, tandis qu’il s’élève respectivement à 64,9% et à 29,9% pour les hommes et les femmes sans handicap.[3]
Le manque d’éducation est une cause non négligeable du fossé qui existe en matière d’emploi. Cette même étude signale que les femmes handicapées sont également les plus lésées en termes d’éducation. Parmi les autres causes, citons les difficultés d’accès aux lieux de travail (transport accessible), les préjugés et la discrimination croisée (parce que ce sont des femmes et parce que ce sont des personnes handicapé-e-s), et le fait que le lieu de travail ne soit pas raisonnablement adapté (c’est-à-dire les modifications et les ajustements nécessaires et adéquats qui n’imposent pas une charge disproportionnée ou indue, et garantissent aux personnes handicapé-e-s la jouissance et l’exercice de l’ensemble des droits humains et des libertés fondamentales dans des conditions d’égalité).
Dans les pays à faibles revenus, la succession du patrimoine, l’accès au crédit ainsi que le préjugé selon lequel les femmes handicapées sont faibles et qu’étant assistées, elles ne devraient en aucun cas travailler, viennent s’ajouter aux difficultés susmentionnées.
AWID : Y a-t-il des secteurs/professions/services sociaux qui sont plus ouverts – ou fermés – aux femmes handicapées ? A quoi pensez-vous que cela soit dû?
MVR : Il n’existe pas d’étude régionale ou internationale sur le sujet, mais selon ce que rapportent les ONG de personnes handicapé-e-s et les quelques analyses statistiques au niveau national, les femmes handicapées ont tendance à être intégrées au travail informel, assignées au travail manuel et à des postes de vendeuses. Elles travaillent pour la plupart dans le secteur tertiaire (préparation d’aliments, nettoyage d’immeubles), tandis que d’autres travaillent dans le secteur public, en grande majorité à des tâches administratives. Peu d’entre elles travaillent dans les secteurs professionnels, comme l’enseignement ou les professions juridiques, et l’on trouve un très petit nombre de femmes handicapées au niveau de la direction, en comparaison avec les hommes en situation de handicaps et les femmes sans handicap.
Je ne pense pas que l’on puisse s’aventurer à analyser les causes à une échelle mondiale ; il faudrait examiner la situation pays par pays, pour s’assurer de ce qui, du genre ou du handicap, pèse le plus dans la ségrégation professionnelle, et pour évaluer l’existence ou non d’un problème général en termes d’emploi.
AWID : Quels sont les pays qui ont progressé dans l’amélioration de la situation économique des femmes handicapées ? Pouvez-vous nous donner quelques exemples des meilleures pratiques ?
MVR : Nous n’en sommes qu’aux premières étapes du recueil de données et de recherche concernant la situation desfemmes handicapées dans le monde, et il est encore très difficile de pouvoir signaler des progrès. L’Union européenne a élaboré un rapport sur la situation des femmes handicapées dans 33 pays de la région à la fin de l’année 2009. Les pays avec les meilleurs taux d’emploi concernant les femmes handicapées se sont avérés être la Finlande, la Norvège et la Suède. La région scandinave est connue pour ses efforts visant à promouvoir l’égalité entre les sexes et l’égalité des droits pour les personnes handicapé-e-s. Plusieurs pays de la région ont beau posséder des systèmes de quotas spécifiques d’emploi destinés aux personnes handicapé-e-s, ces derniers ne semblent pas fonctionner.
L’adoption et le respect de lois en faveur d’arrangements et d’adaptations raisonnables, un environnement accessible et un meilleur accès à l’éducation et à l’entraînement spécifiques, parallèlement à des protections relatives à la discrimination fondée sur le genre semblent être autant de meilleures pratiques.
AWID : De quelle façon les droits économiques des femmes handicapées sont-ils pris en compte dans la Convention sur les droits des personnes handicapé-e-s (CDPH)? Comment est appliquée la Convention ?
MVR : La Convention a consacré un article (l’Article 6) et plusieurs mentions à la situation des femmes et des filles handicapées. Il est encore certes trop tôt pour pouvoir évaluer son application, mais il est évident que la CDPH a permis une sensibilisation accrue au sujet, puisque plusieurs plans nationaux[4] dédiés au handicap et rédigés dans la phase finale des négociations ou encore après l’entrée en vigueur de la CDPH (en 2008) comprennent aujourd’hui des programmes ou composants liés aux femmes handicapées et/ou cherchent à intégrer des critères relatifs à l’équité entre les sexes aux plans en question.
AWID : L’Organisation des états américains (OEA) a proclamé la Décennie des Amériques pour les droits et la dignité des personnes handicapé-e-s (2006-2016). Quelle est la situation des femmes handicapées dans la région à mi-chemin de cette période ?
MVR : La situation qui existe aujourd’hui dans la région est encore assez précaire. La prochaine assemblée des Etats parties à la Convention qui aura lieu en septembre 2012 traitera entre autres des femmes handicapées ; je pense que nous obtiendrons plus d’informations après l’assemblée[5], même si les pays de notre région ont parfois la tendance à établir des rapports concernant les activités ou les programmes mais pas les résultats, ce qui explique qu’il soit difficile d’avoir des données tangibles sur ce qui a réellement été accompli.
AWID : Qu’est-ce qui est nécessaire pour assurer l’égalité des droits humains aux femmes handicapées ?
MVR : Il faut un cadre juridique approprié[6], des programmes qui mettent en œuvre les lois, des budgets pour mener à bien les activités, des systèmes de contrôle et de supervision, la conscientisation systématique et la formation - en particulier de toutes les personnes pouvant faciliter l’insertion des femmes handicapées -, l’autonomisation des femmes handicapées par l’intermédiaire des mouvements associatifs auxquels elles appartiennent, parmi bien d’autres mesures. Il convient de faire remarquer que les ONG de femmes en général -à l’instar de la société dans son ensemble- ne sont pas très conscientes en matière de handicap et qu’il faut en faire davantage afin que les femmes handicapées soient prises en compte dans les demandes, les besoins et les perspectives des organisations de femmes comme dans les activités liées au genre.
Notes
[1] N’ayant pas de chiffres totaux, l’estimation se base sur les rapports de la discussion sur le sujet organisée par la Banque mondiale et le Partenariat mondial pour le handicap et le développement. Vous en trouverez un résumé (en anglais) ici http://www.gpddonline.org/media/news/Women_with_disabilities_development.pdf
[2] Suivant la classification de la Banque mondiale http://data.worldbank.org/about/country-classifications(en anglais)
[3] L’analyse a été menée par l’OMS et la Banque mondiale dans le but de compléter le “Rapport mondial sur le handicap”: http://www.who.int/disabilities/world_report/2011/fr/index.html
[4] Afghanistan, Albanie, Australie, Autriche, Bolivie, Cambodge, Cuba, République Tchèque, République Dominicaine, Fidji, Guatemala, Hongrie, Japon, Kosovo, Macédoine, Malawi, Mali, Mexique, Mozambique, Népal, Nouvelle Zélande, Pakistan, Panama, Pérou, Samoa, Slovénie, Espagne, Syrie et Thaïlande.
[5] L’assemblée a eu lieu du 12 au 14 septembre dernier.
[6] Le système des cadres juridiques pour les personnes en situation de handicap peut être consulté ici: http://www.un.org/esa/socdev/enable/disovlf.htm. Vous pouvez aussi vous rendre sur le site de l’Université de Syracuse et consulter la page consacrée aux “ressources en ligne relatives au droit international et droit comparé des personnes en situation de handicap” http://www.law.syr.edu/library/electronic-resources/legal-research-guides/humanrights.aspx
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Cet article fait partie de la série hebdomadaire des « Dossier de Vendredi (Friday File en anglais) », de l’AWID qui explore des thèmes et évènements importants à partir de la perspective des droits des femmes. Si vous souhaitez recevoir la lettre d’information hebdomadaire « Dossier du Vendredi », cliquez ici.
Cet article a été traduit de l’espagnol par Camille Dufour