DOSSIER DU VENDREDI: Ancrés dans le contexte des mafias, de la militarisation et de l’impunité cautionnée par certains États, les cas de féminicides se multiplient et redoublent de brutalité.
Dans le cadre de la Campagne des 16 jours d’activisme contre la violence basée sur le genre qui se déroule du 25 novembre au 10 décembre, l’AWID s’est entretenue avec Ana Carcedo, du Centre féministe d’information et d’action (CEFEMINA) du Costa Rica au sujet de cette réalité.[1A]
AWID: Qu’entendons-nous par fémicide/féminicide ?
Ana Carcedo (AC): Au Honduras et au Costa Rica, lorsque nous avons commencé à enquêter sur les décès de femmes en 1994, nous avons repris le concept de « femicide » tel qu’il avait été redéfini par Diana Russell,[1] en le traduisant par « fémicide ». Au même moment et à notre insu, Susy Paola, qui travaillait sur une enquête similaire en République Dominicaine, traduisit le terme par « féminicide ».[2]Enfin, Marcela Lagarde[3]affirme que le « féminicide » est un concept novateur qui va au-delà du concept de D. Russell, car il inclut l’impunité.
Il existe donc en Amérique Centrale deux termes pour désigner deux types de crimes. Le fémicide est le meurtre de femmes par un homme ou un groupe d’hommes fondé sur le simple fait que ce sont des femmes, et qu’elles sont sujettes à la « subordination » de genre. Cette « subordination » est due aux rapports de force inégaux entre les hommes et les femmes, tels que justement reflétés par la Convention Belem do Pará.[4]Cette violence n’est pas anodine. Elle dérive d’une société structurée, au sein de laquelle les femmes occupent des positions inférieures de subordination, ce qui favorise la violence à leur encontre. Le fémicide est la forme de violence la plus extrême à l’égard des femmes.
Le terme « féminicide » sert à se rapporter à l’impunité et à la complicité qui entrent en jeu dans les fémicides. Il y a crime non seulement lorsqu’une femme est assassinée, mais aussi lorsque l’État lésine sur les enquêtes, donc lorsqu’il est complice. Nous disons alors que l’État commet un délit de non-garantie du droit des femmes à vivre à l’abri de toute violence, qu’il ne garantit pas le droit à la Justice.[5]
AWID: Qu’est-ce qui vous a poussées à enquêter sur les décès de femmes en 1994 ?
AC: Les féministes, depuis les années 80, cumulent les efforts dans le but de visibiliser les violences à l’égard des femmes. C’est lors de la Première Encuentro (rencontre) féministe latino-américaine et des Caraïbes[6]que la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes a été fixée au 25 novembre. C’était une réalité perceptible depuis longtemps, mais c’est dans les années 90 que nous avons commencé à comprendre que cette réalité était assassine, et c’est un fait que nous avons souhaité visibiliser.
Au milieu des années 90, le Costa Rica a approuvé une loi comme mesure de protection qui ne correspondait pas à celle proposée par les féministes. Les organisations féministes, dont Cefemina faisait partie, avaient proposé une mesure de protection spécifique aux femmes au sein des couples, alors que la loi qui a été approuvée concernait la protection d’individus en couple. Nous avons donc entamé en 1997 notre travail en faveur d’une loi qui pénaliserait la violence à l’égard des femmes. Nous exigions fermement une loi qui respecte la Convention de Belem do Pará, et qui ne soit pas neutre d’un point de vue du genre, c’est à dire une loi qui ne pouvait pas s’appliquer aux hommes. C’est dans ce contexte que nous avons voulu démontrer que la violence n’est ni symétrique, ni banale ; nous avons voulu prouver l’existence des fémicides, et qu’il n’existait aucune situation comparable envers les hommes. Et c’est ainsi qu’est née la première enquête de fémicide au Costa Rica, qui est, à ce que je sache, la première menée en Amérique Latine.
AWID: Diriez-vous que les cas de fémicides sont en augmentation ? Pourquoi ? Dans quels pays sont-ils les plus fréquents ?
AC: Au Honduras, au Guatemala, au Salvador, on assiste à une escalade des fémicides, non seulement à cause du nombre croissant de cas mais aussi en raison de la brutalité qui caractérisent ces meurtres. Dans le reste des pays, les taux oscillent, sauf au Mexique où les taux de fémicides sont constamment élevés.
Dans notre enquête « Nous n’oublions pas. Nous n’acceptons pas. Le fémicide en Amérique Centrale »[7], nous émettons l’hypothèse que l’augmentation des fémicides est liée au contexte économique et politique que traverse la région. On a cherché à ouvrir et intégrer l’Amérique Centrale à la mondialisation d’une façon qui a occasionné beaucoup de pertes pour les pays, et plus particulièrement pour les femmes. C’est pour cette raison que les grandes entreprises de notre région ont atterri entre les mains des mafias. Nos pays deviennent les lieux d’une série de scènes qui alimentent les violences à l’égard des femmes, comme la traite des femmes, les réseaux de trafic en tous genres, le trafic de drogue. La migration même expose les femmes à de nombreux risques. En ce qui concerne l’économie, les femmes sont reléguées à la maquila. Ajoutons à ce tableau la militarisation et le phénomène des maras[8].
Dans le temps, les réseaux mafieux[9]avaient des codes de conduite, comme par exemple, celui de laisser les femmes en dehors des affaires. Aujourd’hui, c’est tout le contraire. Par exemple, si les membres de la mafia ont une attitude de « gentleman » avec l’ennemi qui leur a volé la drogue, ou s’ils lui tirent une balle, ils ne récupèreront jamais ni la drogue, ni l’argent. En revanche, en adoptant l’attitude du bon « entrepreneur » et en se servant des femmes de leurs ennemis, parce qu’elles sont à portée de main et à disposition, ils parviennent à intimider l’ennemi. C’est ce que Rita Segato[10]nomme le message horizontal, soit celui que les hommes adressent à d’autres hommes lorsqu’ils tuent leurs femmes. C’est un message qui veut dire : « Ce territoire est le mien. Si je peux commettre un tel acte avec autant d’aplomb en demeurant impuni, c’est parce que j’ai soudoyé les autorités. »
En ce qui concerne les femmes journalistes et les défenseures des droits humains, le fait qu’elles lèvent la voix pour défendre ou dénoncer une affaire en leur qualité de femmes fait d’elles des proies particulièrement intéressantes à éliminer.
AWID: Quelles sont les erreurs qui ont été commises lors de l’implantation des politiques destinées à remédier aux fémicides là où ils étaient en augmentation?
AC: La clé réside encore dans l’enquête judiciaire, bien qu’il existe des lois. Il y a un manque d’intérêt à monter un dossier d’accusation en bonne et due forme. Au Costa Rica, nous avons des lois qui pénalisent la violence à l’égard des femmes, et plus de 70 % des plaintes déposées dans le cadre de cette loi ne sont pas défendues par le Parquet, qui classe alors l’affaire sans suite. Lorsque les femmes viennent demander justice au nom de leurs filles, on leur rétorque que ces dernières étaient des mareras[11], des prostituées ou encore des toxicomanes alors qu’en réalité elles n’étaient que de simples étudiantes. Et d’abord, qu’est-ce que cela change-t-il qu’elles soient mareras ou prostituées ? Il faut enquêter sur les cas, un point c’est tout.
Les États ne réagissent que lorsque les organismes internationaux les y contraignent. Le Guatemala est aujourd’hui plutôt réactif. En 2008, la Loi contre le fémicide et toute autre forme de violence à l’égard des femmes y a été votée. Ils ont donc bien des avocats et des tribunaux spécialisés, tout compte fait. Et cette année, par exemple, au Guatemala, des cas de fémicides commis par la mara ont été élucidés, ce qui prouve que la volonté politique peut venir à bout des obstacles.
AWID: Quels sont les changements qui s’avèrent nécessaires pour une plus grande efficacité des politiques et des mesures? Qu’est-ce que les États devraient-ils encore faire pour s’attaquer au problème ?
AC: La quasi-totalité des pays d’Amérique Centrale ont une loi spécifique sur la violence à l’égard des femmes. Cela demande des procureurs et une équipe capables d’enquêter et de monter un dossier d’accusation, et qui se montrent désireux de le faire. Il faut exiger des procureurs qu’ils demandent la totalité des preuves et des expertises nécessaires. Il faudrait former davantage de policiers judiciaires afin d’assurer une réponse rapide, surtout dans les situations à haut risque. Au niveau régional et international, je crois qu’il faudrait créer des instances où les États pourraient rendre compte des actions concrètes. C’est ce que nous avons tenté de faire en Amérique Centrale par le biais du SICA (Système d’intégration centre-américain)[12].
AWID: Pourriez-vous nous parler du « Modèle de protocole pour une enquête et une recherche efficaces sur le fémicide/féminicide » ?
AC: Ce Modèle[13], sur lequel nous travaillons actuellement, cherche à mettre en commun quelques lignes directrices requises par l’enquête sur tout fémicide qui lui sont spécifiques et souvent négligées, enquêtant sur les fémicides comme s’il s’agissait d’homicides ordinaires.
La construction de l’hypothèse est fondamentale. La première personne à arriver sur les lieux du crime formule une hypothèse basée sur sa première impression. Prenons pour exemple le cas où on retrouve le corps d’une femme au beau milieu d’un terrain vague. La première réaction sera celle de penser qu’il s’agit d’une agression pour vol. On ne pense pas plus loin, c’est bouclé. Cette hypothèse devient la seule et unique, l’axe de l’enquête qui ferme la porte à toutes les autres possibilités. Ce qui est primordial, c’est d’avoir une solide hypothèse d’enquête qui reste ouverte aux autres, et surtout de garder à l’esprit qu’il ne s’agit probablement pas d’un meurtre anodin et qu’il est au contraire sans doute même intentionnel, commis par des gens qui la connaissaient certainement - ce qui nous met dans le cas de figure dont je vous parlais plus tôt et nous orientera sur une enquête totalement différente. L’expertise du légiste partira peut-être d’une autopsie courante, mais il relèvera les morsures, les marques de coup de couteau, si elle a le mot « pute » écrit sur la poitrine… Aucun élément ne sera négligé.
Je fais partie de celles qui pensent que tout homicide de femmes devrait faire l’objet d’une enquête de fémicide à priori, pour éventuellement exclure l’hypothèse s’il s’avère que ce n’est pas le cas. De cette manière, on ne perdrait aucune information importante et nous serions capables de résoudre davantage de cas.
[1A] Le sujet global de cette année est « De la paix au sein du foyer à la paix dans le monde : défions le militarisme et mettons fin à la violence contre les femmes ! »
[1] A propos de Diana Rusell et le travail sur ce sujet : http://www.feminicidio.net/articulos-informes-estadisticas-sobre-violencia-de-genero/2-feminicidio/80-DIANA%20RUSSELL,%20AUTORA%20DEL%20T%C3%89RMINO.html
[2] En tant qu’avocate très méticuleuse, elle consulta la Real Academia de la Lengua Española (RAE), qui lui répondit que les deux termes pouvaient être utilisés indifféremment, fémicide ou féminicide, dans la mesure où aucun des deux n’avait encore été utilisé, les deux termes étant par ailleurs étymologiquement possibles. Elle opta pour le mot « féminicide ».
[3] La Conférence de Marcela Lagarade à ce sujet : http://www.ciudaddemujeres.com/articulos/Feminicidio
4 CONVENTION INTERAMERICAINE POUR PREVENIR, SANCTIONNER ET ERADIQUER LA VIOLENCE CONTRE LES FEMMES: http://www.oas.org/juridico/spanish/tratados/a-61.html
5 Pour obtenir un aperçu de l’origine des différents termes, vous pouvez consulter: http://es.scribd.com/doc/58130206/ANA-CARCEDO-No-Olvidamos-Ni-Aceptamos-Femicidio-en-Cent-Roam-Eric-A
[4] CONVENCION INTERAMERICANA PARA PREVENIR, SANCIONAR Y ERRADICAR LA VIOLENCIA CONTRA LA MUJER : http://www.oas.org/juridico/spanish/tratados/a-61.html
[5] Pour information sur les termes, consulter : http://es.scribd.com/doc/58130206/ANA-CARCEDO-No-Olvidamos-Ni-Aceptamos-Femicidio-en-Cent-Roam-Eric-A
[6] Célébrée à Bogota en juillet 1981.
[7] http://es.scribd.com/doc/58130206/ANA-CARCEDO-No-Olvidamos-Ni-Aceptamos-Femicidio-en-Cent-Roam-Eric-A
[8] Au sujet des maras: http://vientodelsur.wordpress.com/2008/01/23/pandillas-y-maras-en-centroamerica-protagonistas-y-chivos-expiatorios
[9] Crime organisé et violence à l’égard des femmes : http://www.feminicidio.net/noticias-de-asesinatos-de-mujeres-en-espana-y-america-latina/redaccion-propia-de-noticias-sobre-violencia-de-genero/3276-feminicidio-en-honduras-impunidad-crimen-organizado-indiferencia-del-estado.html
[10] Au sujet de Rita Segato : « Territoire, souveraineté et meurtres au second État : l’écriture sur les corps des femmes assassinées à Ciudad Juárez » : http://www.agende.org.br/docs/File/dados_pesquisas/violencia/CIUDAD_JUAREZ%5Bserie%20362%5D-out2004%20-%20Rita%20Segato.pdf
[11] En particulier au Guatemala, en Honduras et au Salvador
[12] http://fr.wikipedia.org/wiki/Système_d’intégration_centre-américain
[13] http://www.aecid.es/es/noticias/2012/09-2012/2012-09-28-femicidio.html