DOSSIER DU VENDREDI: Il y a quatre ans, en 2007, un juge brésilien a poursuivi 1500 femmes accusées d’avoir pratiqué des avortements.[1] Cette même année, une jeune femme de 20 ans, Ana Maria Acevedo, décédait en Argentine à la suite de complications dérivées d'un cancer que les médecins avaient refusé de traiter en raison de sa grossesse, alors qu'un avortement aurait pu lui sauver la vie.[2]
Une législation discriminatoire et l’exercice du contrôle sur les corps des femmes, souvent justifiés par des arguments fondés sur la religion, la culture, la tradition et la moralité publique, oppriment, contraignent et bafouent les droits des femmes dans le monde entier. L’utilisation des lois pour contrôler la sexualité et les décisions et actions des femmes en matière de reproduction est l’ultime affirmation du patriarcat des États. Ces lois sont souvent soutenues par des programmes fondamentalistes de pouvoir et de contrôle, et fondées sur un concept erroné du rôle des femmes au sein de la société, axé sur la reproduction sociale et biologique.
Un rapport novateur
Le 4 octobre 2011, Anand Grover, le Rapporteur spécial sur le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible (qui fait partie du système des procédures spéciales en matière de droits humains des Nations Unies) présentera à l’Assemblée générale des Nations Unies un rapport novateur. Ce rapport contient une des condamnations les plus explicites jamais faites au sein du système international des droits humains quant aux effets négatifs des lois pénales et autres restrictions légales imposées à la santé sexuelle et reproductive sur la liberté des femmes, leur liberté de décision et leur autonomie.
En outre, la plupart des arguments formulés au sein du système des Nations Unies en faveur du contrôle de la santé sexuelle et reproductive des femmes étaient, jusqu’à présent, fondés sur le risque d’atteinte à la santé des femmes. Ce rapport marque un point d’inflexion dans ce type d’arguments et n’invoque plus des raisons de santé mais le respect nécessaire de l’action, de l’autonomie corporelle et des droits sexuels et reproductifs des femmes.
Expert indépendant en mission
Les rapporteurs spéciaux sont des personnes désignées par le Conseil des Droits de l’Homme (CDH) pour étudier et superviser des situations particulières à un pays ou des domaines spécifiques, à partir d’une perspective fondée sur les droits humains.[3] Un rapporteur est un « expert en mission » qui est doté de tous les privilèges et immunités octroyés par les Nations Unies[4] et qui est choisi sur la base de ses compétences, son expérience, son indépendance, son impartialité, son intégrité et son objectivité. Les Rapporteurs ne sont pas rémunérés, assument leurs fonctions à titre personnel et ne sont pas considérés comme faisant partie du personnel des Nations Unies[5].
Les rapporteurs spéciaux peuvent utiliser leur statut spécial de façon efficace et innovante, même si ceci n’est pas toujours le cas. Comme l’ont démontré les efforts déployés par Paul Hunt, ancien Rapporteur spécial sur la santé, ce mandat peut potentiellement exercer une grande influence sur des questions qui intéressent les droits des femmes et les droits humains au sein du système international. Paul Hunt a consacré la majeure partie de son mandat à faire ressortir que la mortalité maternelle constitue et doit être considérée comme une question de droits humains. Il a exposé cet argument dans son rapport présenté en 2006 à l’Assemblée générale; il en a fait le sujet central de sa visite en Inde en 2007, ainsi que de sa déclaration au CDH en 2007 et à un panel parallèle à la session du CDH en 2008, entre autres interventions. Sa persistance a conduit, en 2009, à une résolution adoptée par le CDH reconnaissant la mortalité maternelle comme une question relevant des droits humains.[6]
Ce n’est pas la première fois qu’Anand Grove, activiste indien de longue date dans la lutte contre le VIH et le sida, fait des vagues dans l’exercice de ses fonctions. En 2010, son dernier rapport annuel reçut les éloges de la société civile pour sa ferme position en matière de dépénalisation des drogues. Il s’est en effet prononcé en faveur de la dépénalisation de tous les toxicomanes, de la régulation des drogues illicites (d’une manière similaire à celle qui existe pour le tabac) et d’un changement profond dans la politique de « guerre contre la drogue » et de la législation relative à l’utilisation et l’obtention de drogues.
Appel urgent aux États et aux acteurs privés pour qu’ils respectent le processus de décision des femmes en matière de droits reproductifs
Dans son rapport, Grover lance un appel urgent aux États et aux acteurs non étatiques pour qu’ils respectent la liberté de décision des femmes en matière de santé et de droits reproductifs. Le Rapporteur souligne le fait que l'utilisation de la loi pénale régissant le comportement des femmes durant la grossesse est inappropriée, inefficace et disproportionnée.[7]Selon Grover, le recours à la force à l’encontre d’une femme à travers le système juridique affecte directement sa dignité humaine et sa capacité et liberté de prendre des décisions personnelles sur sa propre sexualité et reproduction.[8] La pénalisation de l’avortement est la manifestation ultime de cette interférence car elle discrimine, marginalise et stigmatise les femmes.[9]
Au-delà de la pénalisation de l’avortement en soi, Grover remet en question le fait que les États ont poursuivi les femmes pour leur comportement durant la grossesse ou leur a attribué la responsabilité pénale de la naissance d'enfants morts nés ou de la perte de fœtus à la suite de fausses couches. Celles-ci sont notamment accusées de maltraitance d’enfants, de tentative de meurtre, d’assassinat et d’homicide par négligence pour avoir consommé des drogues illicites et de l’alcool durant la grossesse, ne pas avoir suivi les prescriptions du médecin, ne pas s’être abstenues de relations sexuelles ou avoir dissimulé leur séropositivité.[10]
Appel urgent à la dépénalisation de l’avortement
Le rapport lance un appel urgent à tous les gouvernements afin qu’ils dépénalisent totalement l’avortement. Le rapport met l’accent sur le fait que la législation pénale qui punit l’avortement et impose une conduite spécifique aux femmes enceintes « doit immédiatement être reconsidérée ».[11]Il faut souligner que l’argument n’est pas présenté uniquement sur la base du risque que représentent les avortements sauvages pour la santé des femmes mais sur le fait que l’application des lois pour obliger les femmes à poursuivre leur grossesse est une forme injustifiable de coercition.[12] Grover signale:
« Les lois qui pénalisent et restreignent l’IVG sont des exemples types d’obstacles inadmissibles à la réalisation du droit des femmes à la santé et doivent être abrogées. Ces lois constituent une violation de la dignité et de l’autonomie des femmes en restreignant fortement leur liberté de décision en matière de santé sexuelle et reproductive ».[13][Soulignements ajoutés]
Déclaration sur le recours à la « moralité publique » pour justifier la violation des droits des femmes
Le Rapporteur indique clairement que les notions de « moralité publique » sont utilisées pour créer et renforcer les stéréotypes négatifs des femmes et pour bafouer leurs droits. Il affirme que la moralité publique ne peut servir de justification pour créer des lois visant à contrôler les corps des femmes et leur liberté de décision.[14]Selon le rapporteur, la société, les gouvernements et les institutions ont l’obligation explicite de protéger le droit à la santé des pratiques sociales et traditionnelles néfastes16[15], et des politiques fondées sur ces pratiques.[16]
Les États doivent également protéger les femmes et les fournisseurs de services d’avortement des actions engagées par les fondamentalistes à leur encontre. Ces actions sont notamment: le harcèlement, la violence, les enlèvements et les assassinats (pour des motifs religieux17[17] ou autres)18,[18] la pression exercée pour interdire l’éducation sexuelle dans les plans d’étude ou pour limiter l’information et le débat sur les orientations sexuelles alternatives; la promotion de l’éducation fondée sur le principe de « l’abstinence uniquement », ou la réduction de l’éducation sexuelle à des images et des stéréotypes hétéro normatifs axés sur la procréation.[19]
Il va plus loin en mentionnant qu’une éducation et une information intégrales fondées sur des preuves constituent un outil précieux pour jeter un regard critique sur les inégalités entre les sexes et les stéréotypes, et une façon « d’éroder des systèmes patriarcaux profondément enracinés » qui empêchent les femmes de participer à la société sur un même pied d’égalité.[20]
Au-delà du rapport
Le Rapporteur ne va pas jusqu’à lever le voile sur la « moralité publique » et démontrer la façon dont les intérêts politiques et les arguments fondés sur des cultures, la religion et la tradition sont utilisés pour contraindre les droits des femmes en matière de santé reproductive, pour imposer les concepts étroits de moralité et des normes sexuelles rigides. Il n’a pas non plus la faculté, dans le cadre de son mandat, de mentionner les pays ou les groupes spécifiques qui commettent des violations contre les droits sexuels et reproductifs des femmes ou de citer des exemples spécifiques de violations. C’est pourquoi des pays où l’avortement est complètement interdit comme le Chili, la République dominicaine, El Salvador, le Nicaragua, les Maldives, le Vatican et d’autres, dont les élites politiques ou religieuses imposent leurs valeurs, principes ou croyances religieuses à l’ensemble de la société pour maintenir le statu quo, ne peuvent être cités explicitement dans le rapport, bien que l’analyse contenue dans celui-ci peut et doit être appliquée pour leur demander des comptes pour les violations commises à l’encontre des droits des femmes.
Un outil potentiel de changement
Ce rapport constitue une avancée en soi; son potentiel pour promouvoir et protéger la santé et les droits sexuels et reproductifs est toutefois subordonné à la façon dont les gouvernements, les activistes et les organisations des droits des femmes, ainsi que la communauté internationale vont réagir à ses résultats, conclusions et recommandations. Il constitue un solide outil de plaidoyer pour obliger les États à rendre compte de leurs obligations dans le domaine des droits reproductifs et pour contribuer à l’analyse spécialisée et à l’information disponible dans ce domaine.
Il serait également utile pour les droits reproductifs des femmes de rendre ce rapport plus accessible, de soutenir ses conclusions chaque fois que possible, de pousser son analyse plus loin chaque fois que nécessaire et de communiquer les violations du droit à la santé commises à l’échelle nationale au Rapporteur en vue de l’adoption de mesures futures. Les organisations travaillant sur les droits sexuels et reproductifs ont mené un travail actif de plaidoyer avant la présentation du rapport et beaucoup attendent d’en voir l’impact Entre-temps, il est possible d’exprimer son soutien au Rapporteur en envoyant des lettres, en surveillant les médias et en réagissant à tout dérapage éventuel.
Finalement, grâce à leurs communications (appels urgents, lettres d’allégations, communiqués publics et de presse), visites dans les pays et études thématiques, les Rapporteurs ont la possibilité unique de provoquer des changements, et ce, très rapidement. Ce rapport illustre le type de mesures audacieuses que peuvent adopter les Rapporteurs en faveur de la promotion des droits des femmes.
A votre avis, comment les organisations des droits des femmes dans votre pays peuvent-elles utiliser ce rapport ?
Note: Cet article fait partie de la série hebdomadaire des « Dossier de Vendredi (Friday File en anglais) », de l’AWID qui explore des thèmes et évènements importants à partir de la perspective des droits des femmes. Si vous souhaitez recevoir la lettre d’information hebdomadaire « Dossier du Vendredi », cliquez ici.
Cet article a été traduit de l’anglais par Monique Zachary.
[1] Pour en savoir plus, voir Carmen Hein de Campos (Themis), La criminalisation en masse pour cause d’avortement: la violation des droits reproductifs des femmes dans le Mato Grosso du Sud au Brésil, Études de cas sur Résister et s’opposer aux fondamentalismes, 2011, AWID, disponible à l’adresse http://www.awid.org/Library/Feminists-on-the-Frontline-Case-Studies-of-Resisting-and-Challenging-Fundamentalisms
[2] Pour en savoir plus, voir Puyol, Condrac et Manzur, Le décès d’Ana Maria Acevedo: le fer de lance du Mouvement de Femmes, Études de cas sur Résister et s’opposer aux fondamentalismes, 2011, AWID, disponible à l’adresse http://www.awid.org/Library/Feminists-on-the-Frontline-Case-Studies-of-Resisting-and-Challenging-Fundamentalisms
[3] Conseil des droits de l’homme, Manuel des procédures spéciales des droits de l'homme de l'ONU, Genève, 2008, disponible à l’adresse http://www2.ohchr.org/english/bodies/chr/special/docs/Manual_August_FINAL_2008.doc
[4] Haut-Commissariat aux droits de l'homme, Fiche signalétique No 27: Les dix-sept questions les plus demandées sur les rapporteurs spéciaux des Nations Unies, Nations Unies, Genève, disponible à l’adresse www.ohchr.org/documents/publications/factsheet27en.pdf, pp. 1 et 15; Assemblée générale des Nations Unies, Convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies, 13 février 1946, disponible à l’adresse: http://www.unhcr.org/refworld/docid/3ae6b3902.html article VI, section 22.
[5] Voir Conseil des droits de l’homme, Manuel des procédures spéciales des droits de l'homme de l'ONU, Genève, 2008, disponible à l’adresse: http://www2.ohchr.org/english/bodies/chr/special/docs/Manual_August_FINAL_2008.doc, par. 9 et 10.
[6]TeddPiccone, Catalysts for Rights: The Unique Contribution of the U.N.’s Independent Experts on Human Rights, Final Report of the Brooking Research Project on Strengthening U.N. Special Procedures, 2010, p. 63
[7] Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, rapport intérimaire du Rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme, sur le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible, Anand Grover, 3 août 2011, A/66/254, disponible à l’adresse http://www.un.org/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/66/254, pars. 38-42. [Conseil des droits de l’homme des Nations Unies]
[8]Ibid, par.15.
[9]Ibid, par. 27
[10]Ibid, pars. 38 et 40 Les États peuvent faire appel à la législation civile relative à la maltraitance ou à l’abandon de l’enfant pour déchoir les parents de leurs droits ou pour leur retirer l’enfant à la naissance; voir Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, note 7 ci-dessus, par. 39
[11]http://www.un.org/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/66/254 par. 20; [Conseil des droits de l’homme des Nations Unies]; Pour en savoir plus sur le Droit à la santé au sein des Nations Unies, voir: OHCHR et OMS, Le Droit à la santé, Fiche signalétique No. 32, Genève, 2008, disponible à l’adresse http://www.ohchr.org/documents/publications/factsheet31.pdf.
[12] Conseil des droits de l’homme des Nations Unies note 7 ci-dessus, par. 12.
[13]Ibid, par. 21.
[14]Ibid, par. 18.
[15] Pour en savoir plus sur les pratiques sociales et traditionnelles qui violent les droits reproductifs des femmes, voir Commission des droits de l’homme des Nations Unies, Rapport de la Rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes, ses causes et ses conséquences, Mme RadhikaCoomaraswamy, 31 janvier 2002, E/CN.4/2002/83, disponible à l’adresse http://daccess-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G02/104/28/PDF/G0210428.pdf?OpenElement
[16] Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, note 7 ci-dessus, par. 56 et 57
[17] Pour mieux comprendre comme les projets fondamentalistes tentent de saper les droits des femmes, voir Cassandra Balchin, Religious Fundamentalisms On The Rise: A Case For Action, Toronto, 2008, AWID, disponible à l’adresse http://www.awid.org/Library/Religious-Fundamentalisms-on-the-Rise-A-case-for-action
[18] Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, note 7 ci-dessus, par. 28
[19]Ibid, pars. 59-63
[20]Ibid, par. 63.
Pour une analyse plus en profondeur de l’éducation sexuelle et reproductive, voir Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Rapport du Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’éducation, Vernor Muñoz, 23 juillet 2010, A/65/162, disponible à l’adresse http://www.right-to-education.org/sites/r2e.gn.apc.org/files/SR%20Education%20Report-Human%20Right%20to%20Sexual%20Education.pdf