DOSSIER DU VENDREDI: Cette année, en janvier, les Nations Unies ont déclaré 2015-2024 comme la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine. AWID s’est entretenu avec Vicenta Camusso Pintos, coordinatrice de la section Régionale Cône Sud de la Red de Mujeres Afrolatinoamericanas, Afrocaribeñas y la Diáspora (réseau des femmes afro-latino-américaines, afrocaribéennes et de la diaspora), pour savoir comment des femmes afrodescendantes se sont organisées en Amérique latine au cours des deux dernières décennies.
Par Gabby De Cicco
AWID: Il y a 20 ans, quels étaient les besoins des femmes afrodescendantes pour la création du Red de Mujeres Afrolatinoamericanas, Afrocaribeñas y la Diáspora?
Vicenta Camusso Pintos (VCP): Le Réseau a déjà 22 ans de chemin parcouru avec difficultés et succès. Penser aux besoins spécifiques des femmes afrodescentantes dans la région signifie penser à une histoire riche qu’on peut situer à la 3
En ces temps-là, la réalité politique de l’Amérique latine et des Caraïbes était faites de faibles démocraties et de dictatures fortes. Les femmes noires prenaient part au militantisme politique et intégraient une pensée et une action politique en faveur de la défense des droits, de la démocratie, de l’égalité et de la liberté. Dans les années 1980, des espaces de débats et d’analyses politiques furent accompagnés par diverses voix de la société civile latino-américaine, mais le racisme n’était pas un sujet traité par les organisations. Nous savions que nous avions un grand défi à relever et en 1990, durant une rencontre féministe, un tournant se produisit.
Dans le cadre de la 5ème Rencontre Féministe Latino-américaine et Caribéenne, réalisé à San Bernardo, en Argentine, nous avons rencontré pour la première fois des femmes noires de la région déjà actives dans le mouvement mais que nous ne connaissions pas. C’est là où cette idée d’un réseau commença à se matérialiser. Un comité organisateur, alliant femmes organisées et indépendantes du Brésil, de la République Dominicaine, d’Haïti et de l’Uruguay fut créé. Après trois jours de discussions intenses et de débats, nous avons décidé de réaliser une déclaration qui souligne la réalité des femmes noires, le besoin d’espaces propres et ainsi que nos propres voix, et là, nous avons énoncé la décision de réaliser en 1992 la première rencontre des femmes noires d’Amérique latine et des Caraïbes. Cette date avait une grande signification politique en raison des 500 ans de la conquête d’Amérique qui conduisit au plus grand trafic de personnes réduites à l’esclavage de l’histoire.
Du 19 au 25 juillet 1992, pour la première fois de l’histoire, 200 femmes noires du continent se sont réunies à Saint-Domingue dans le but de s’écouter, apprendre à se connaître, se reconnaître et agir ensemble. Nous avons décidé de travailler ensemble pour améliorer les conditions de vie des femmes noires, de lutter contre les idées négatives (préjugés et stéréotypes), de dénoncer tout type de discrimination contre les femmes noires et de promouvoir la participation politique dans les différents espaces politiques et de prise de décision.
Nous nous sommes également mises d’accord pour soutenir la lutte des femmes Haïtiennes pour de meilleures conditions sociales et pour une solution à la crise politique dans leur pays ainsi que pour la lutte des femmes dominicaines descendantes haïtiennes pour de meilleures conditions économiques et sociales. Comme nous pouvons le constater, ces sujets sont tout autant d’actualités aujourd’hui qu’ils l’étaient il y a 22 ans.
AWID: Quel type de travail le réseau réalise-t-il dans la région et comment celui-ci s’organise ?
VCP: Le réseau réalise un travail de plaidoyer au niveau national, régional et international, notamment sur les programmes majeurs tels que Cairo+20, Beijing+20, Durban +15. Nous travaillons aussi à la formation politique et au renforcement des groupes qui font partie du Réseau.
Pour la période 2014-2017, nous avons privilégié des orientations stratégiques de plaidoyer autour des politiques publiques, tel que le suivi des lois pour l’égalité de droits et d’opportunités, et pour éviter la discrimination ethnique et raciale qui existe dans chaque pays. Nous avons également prévu de demander aux États la formulation de politiques publiques compréhensives des besoins des femmes en général et des femmes afrodescendantes en particulier, y compris des femmes du troisième âge et porteuses de handicap. D’autres sujets que nous abordons sont la sécurité urbaine et la violence à l’égard des femmes, la santé, la santé sexuelle et les droits liés à la reproduction, les droits socio-économiques des femmes afrodescendantes, le droit à l’éducation, le besoin de données statistiques selon une perspective ethnique-raciale et de genre, et un travail ardu pour la modification des représentations sexistes et racistes.
Le Réseau a une structure définie par statuts, une coordination générale et des coordinations régionales. Le travail entre les coordinatrices se réalise principalement de façon virtuelle et une fois par an nous essayons de tenir une réunion de travail en face-à-face. La Coordination Générale est basée au Nicaragua, et d’autres sièges régionaux existent respectivement pour la Région Amérique Centrale, la Région Caraïbes, la Région Andine, la Région Cône Sud, et l’aire qui couvre la Diaspora.
AWID: Quelle est la situation actuelle pour les femmes afrodescendantes dans la région? Quelles ont été les défis et les principaux succès durant les 25 dernières années?
VCP: Pour les femmes afrodescendantes du Cône Sud les réalités diffèrent d’un pays à l’autre, et certains progrès ont été relevés durant les 10 dernières années. Un succès a été d’avoir quelques données statistiques qui reflètent la réalité des femmes afrodescendantes – des progrès significatifs ont été effectué à cet égard en Argentine et en Uruguay. Le Chili et le Paraguay disposent de données mais cette variable n’a pas été prise en compte dans les consultations pour les recensements nationaux. Le cas de l’Uruguay se distingue dans la région en raison de la législation en matière de droits des femmes et la récente loi de discrimination positive, bien qu’il reste le défi de la mise en œuvre de la loi notamment au niveau politique et social.
Mais il n’y a pas de doutes au sujet de craintes partagées dans la région qui requièrent un travail approfondi et un plaidoyer de notre part: le racisme structurel est imprégné dans toute la région, la haute vulnérabilité sociale et économique, la pauvreté, l’accès limité à l’éducation et aux services de santé de qualité, une sortie plus précoce du marché du travail, des emplois à faibles revenus et à faibles compétences, la violence raciale subjective et objective, la maternité précoce et actuellement l’importante migration des femmes afro.
La Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine (2015-2024) est sur le point de commencer et nous espérons voir dans les 10 prochaines années un travail pour l’élimination du racisme et pour garantir le plein exercice des droits humains de tous et de toutes les afrodescendant-e-s, en mettant particulièrement l’accent sur les pays où les afrodescendant-e-s constituent au moins 10% de la population. Pour cela, nous avons besoin d’un engagement préalable sur des analyses statistiques qui reflètent la situation des femmes afro ainsi que de développer des stratégies claires pour faire face aux préoccupations indiquées ci-dessus.