DOSSIER DU VENDREDI – Vingt ans après la quatrième Conférence mondiale sur les femmes, les femmes et les filles du monde entier méritaient mieux que le résultat final de la session de la CSW qui s’est tenue cette année. Au moment où l'on célèbre et réaffirme Beijing et où l'on s'engage à accélérer la mise en œuvre de sa Déclaration et de son Programme d'action, un document final dépourvu de vision et de conviction et affaibli par son manque d'engagement vis-à-vis des femmes sur le terrain était la dernière chose dont les femmes avaient besoin.
Vingt ans ont passé depuis la quatrième Conférence mondiale sur les femmes de Beijing, qui fut un événement décisif pour les activistes des droits des femmes du monde entier. Les droits des femmes sont des droits humains : ce slogan tant de fois clamé a conservé toute sa valeur pour nombre de personnes de la génération post-Beijing. Il est le symbole d'une période de revendication et porte en lui l'affirmation de ce que les droits, la dignité humaine et le vécu des femmes ne sont pas marginaux, mais centraux et en tous points égaux à ceux des hommes.
À l'occasion de la célébration de ce vingtième anniversaire (Beijing +20), les missions des États se sont rassemblées pour rédiger une Déclaration politique, quelques semaines avant que près de 9 000 activistes ne délaissent leurs activités quotidiennes pour assister à la 59e session de la Commission de la condition de la femme (CSW 59). Mais il n’y aura pas de document final pour clore la CSW 59, et les groupes féministes ainsi que ceux qui luttent pour les droits des femmes ont été exclus des négociations. En conséquence, la version finale de la Déclaration adoptée lundi dernier s'avère médiocre et vague et ne s'oriente qu'insuffisamment vers les changements profonds nécessaires à la concrétisation des promesses faites il y a vingt ans à Beijing, sur des sujets comme l'indivisibilité des droits humains, l'égalité de genre et l'autonomisation des femmes et des filles. La Commission a proposé une résolution visant à revoir et à améliorer ses méthodes de travail cette année mais, encore une fois, la société civile a été quasi totalement exclue du processus.
Une déclaration anhistorique
Il est encourageant que le paragraphe introductif de la Déclaration souligne certains éléments importants comme la pleine jouissance par les femmes et les filles de l’ensemble de leurs droits humains et de leurs libertés fondamentales dans des conditions d’égalité, la nécessité de veiller à l’accélération de la mise en œuvre du Programme d’action et d’intégrer une perspective de genre dans le programme de développement pour l'après-2015. Les gouvernements ont également reconnu le fait que de nombreuses femmes et filles subissent des formes multiples et convergentes de discrimination et connaissent la vulnérabilité et la marginalisation toute leur vie durant.
Mais la Déclaration politique adoptée cette année est à ce point générale qu'elle élude les liens pourtant évidents entre le travail de la CSW et de nombreux autres organismes, politiques et mécanismes internationaux chargés de défendre les droits humains. En ce moment historique, la Déclaration adoptée semble, quant à elle, anhistorique. Les références aux engagements et principes internationaux des États en matière de droits humains y sont très peu nombreuses. Si les États reconnaissent au moins le fait que la Déclaration et le programme d’action de Beijing et la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes(CEDAW, adoptée en 1979) se renforcent mutuellement, la Déclaration ne fait qu’appeler les États qui ne l'ont pas encore fait à envisager de ratifier la CEDAW ou ses protocoles additionnels. Contrairement à la Déclaration et au Programme d'action de Vienne, elle ne se réfère aucunement aux notions d'universalité et d'indivisibilité des droits humains, ni ne mentionne le principe du droit public international qui confère aux États le mandat de faire preuve de la diligence voulue pour encourager, protéger et réaliser les droits humains, notamment en prévenant les violations des droits humains dans la sphère privée – par exemple la violence domestique et la violence conjugale.
Le manque de participation de la société civile réduit les femmes au silence et encourage les États à revenir sur leurs engagements
Les faiblesses de la Déclaration sont criantes mais pas inattendues, dans la mesure où les groupes de la société civile et ceux qui luttent pour les droits des femmes ont été exclus du processus. La déclaration audacieuse et progressiste élaborée il y a vingt ans n'aurait jamais pu exister sans l'engagement des activistes qui travaillent sur le terrain, au plus près des besoins, des menaces et des possibilités d’action du moment. Alors qu’elle était censée réaffirmer les engagements de Beijing, la Déclaration de cette année brosse un troublant portrait de notre réalité actuelle.
Les droits humains sont un des principes sous-jacents à l'égalité de genre, à la justice de genre et à l'autonomisation. Ils reposent sur des normes internationales mutuellement convenues, sur des engagements juridiques contraignants et enfin sur la responsabilité concrète incombant aux États de garantir la protection et l'autonomisation de leurs citoyens et de leurs citoyennes, à égalité et sans discrimination aucune. Pourtant, les références aux droits humains – celles qui figuraient dans la version préliminaire mais aussi les éléments de langage proposés par certains États au cours des négociations à huis clos – ont, pour la plupart, été retirées de la Déclaration politique. En supprimant les formulations relatives aux droits humains, les gouvernements sapent l'héritage de Beijing, dont l'axe principal consistait en une affirmation de la volonté de réaliser les droits humains des femmes et des filles. Ils donnent ainsi l'impression de chercher à se soustraire aux engagements pris envers les femmes et les filles et à restreindre l’étendue de leurs droits humains. Toutes les femmes et toutes les filles, sans exception, peuvent prétendre à tous les droits humains ; nuancer cette affirmation revient à traiter les femmes en citoyennes de seconde zone et à revenir sur ses engagements juridiques internationaux.
Étant donné la nature du processus de négociation mis en œuvre cette année, il fallait peut-être s’attendre à ce que les références aux acteurs clés de la société civile, notamment les organisations féministes et les défenseuses des droits humains, soient également exclues de la version finale de la Déclaration. La seule façon d’avancer tout en faisant honneur aux droits humains des femmes est d'écouter ces femmes, notamment celles qui travaillent jour après jour, dans la précarité et dans l'insécurité, à remettre en cause les inégalités. Dans un contexte où les obstacles à la participation politique et à la liberté d'expression se multiplient dans le monde entier, il est très préoccupant de constater que ces actrices incontournables n'ont pas eu voix au chapitre, surtout après l'adoption par l'Assemblée générale de la Résolution de 2013 sur les défenseuses des droits humains.
Il est important de mentionner ici certains des éléments qui ont été exclus du texte de la Déclaration tout au long de ce processus non inclusif, précisément parce que la voix de la société civile n'a pas été entendue, notamment celle du Sud global qui n'était pas représenté physiquement à New York, où les négociations se sont tenues. Dans la précipitation pour parachever le texte, certaines formulations progressistes et avant-gardistes ont été malheureusement laissées de côté, notamment les références au travail décent pour les femmes, aux groupes de base et aux groupes féministes ainsi qu'à une définition inclusive des femmes et des filles « dans toute leur diversité ». Ont aussi disparu la quasi-totalité des références à la violence basée sur le genre ainsi qu'aux motifs de discrimination, comme le handicap ou le VIH, qui justifient une protection spécifique. Les gouvernements ont également fait le choix de ne pas conserver les références au rôle décisionnel des femmes dans les situations de conflit et post-conflit ainsi qu'à leur participation égale et efficace aux processus de paix et aux efforts de médiation. La promotion du droit à l'éducation pour les femmes et les filles sur la base de l'égalité des chances a elle aussi été exclue du texte.
En réponse à ces insuffisances, près de 1 000 militant-e-s et organisations de lutte pour les droits des femmes ont signé une déclaration extrêmement critique à l'égard de l’Organisation des Nations Unies et de ses États membres pour leur reprocher leur absence de volonté politique et d'engagement en faveur des droits humains des femmes, y affirmant que la Déclaration « n'est qu'une pâle réaffirmation des engagements existants qui n'atteint pas le niveau des ambitions de la Déclaration et du Programme d'action de Beijing et qui de fait, laisse présager une sérieuse régression.»
Les formulations manquantes ou édulcorées n’augurent rien de bon pour le nouveau programme de développement
Le constat est alarmant. Malgré les efforts déployés pendant des années par la CSW elle-même et par d’autres processus internationaux relatifs aux droits humains pour user de formulations positives dans ce domaine, la Déclaration ne fait aucune référence à la santé ou aux droits sexuels et reproductifs des femmes. De plus, les missions gouvernementales ont considérablement édulcoré les formulations relatives au genre et au programme de développement pour l'après-2015. La version finale de la Déclaration mentionne bien l'objectif autonome qui concerne l'égalité de genre. Mais en plein processus pour l’après-2015, les États qui, dans le monde entier, ne s'engagent qu'insuffisamment en faveur de l'égalité de genre dans leur démarche de développement durable envoient un message erroné en ce qui concerne le lien primordial qui unit les droits humains des femmes et le développement. Il est impératif que le processus pour l'après-2015 soit rigoureux et qu’il inclue les femmes.
Autre constat décevant, la Déclaration adoptée lundi dernier fait des allusions d'ordre général aux obstacles qui entravent actuellement l'instauration de la justice de genre et le respect des droits humains des femmes de par le monde, mais elle omet de profiter de cette excellente occasion pour attirer l'attention ne serait-ce que sur une seule de ces problématiques. Pour que les États et la communauté internationale soient en mesure de lever certains obstacles et d'avoir un véritable impact sur la vie des femmes et des filles, il faut tout d'abord que soit reconnue leur capacité à ouvrir la voie à des engagements à agir caractérisés par leur exhaustivité et leur approche nuancée.
Malheureusement, la Déclaration politique ne fait aucunement référence aux éléments suivants : le changement climatique ; la montée en puissance d'acteurs étatiques et non étatiques de plus en plus nombreux qui font usage d'interprétations anti-droits de la religion, de la culture et de la tradition pour justifier le recours à la violence, servir leurs intérêts et leurs priorités politiques et s'approprier le pouvoir et les ressources ; la violence basée sur le genre exercée contre les femmes et particulièrement celle qui vise les défenseuses des droits humains ; la menace que représentent les acteurs non étatiques comme les réseaux criminels et les milices ; et enfin les inégalités économiques croissantes et la crise économique qui perdure. D'autres éléments ont visiblement été eux aussi oubliés dans cette Déclaration, parmi lesquels des engagements clairs concernant l'allocation des ressources des États et les mesures et mécanismes qui permettraient de tenir les États pour responsables de leurs actions dans le domaine de l'égalité de genre, des droits humains et de l’autonomisation.
La résolution sur les méthodes de travail réduit encore un peu plus l’espace ouvert à la participation de la société civile.
Les négociations relatives à la résolution sur les méthodes de travail se sont tenues, pour la plupart, avant le début de cette session de la CSW et se sont achevées durant la seconde semaine de réunion sans que les ministres soient impliqués. Le fait que les États membres estiment approprié d’élaborer et de renforcer les futurs mécanismes et processus de la CSW sans véritablement prendre en compte les apports des groupes féministes et des organisations de droits des femmes est alarmant – mais aussi révélateur d’une tendance à la fermeture des espaces de participation de la société civile.
Bon nombre des faiblesses contre lesquelles les défenseur-e-s des droits des femmes ont dû lutter se retrouvent dans la Déclaration politique. Ces derniers jours, les acteurs de la société civile ont mené un combat acharné et fructueux pour que le texte de la résolution fasse davantage référence aux droits humains. Mais la dernière version de la résolution ne fait pas spécifiquement référence aux objectifs de développement durable. Les groupes féministes ont encore une fois été exclus et les références faites à l’implication de la société civile dans le travail de la CSW sont restées restrictives. Toutes les références à la participation des groupes de femmes et des groupes féministes aux négociations ont été supprimées de la résolution. Nous craignons donc vraiment que cette résolution, comme la Déclaration pré-négociée, n’augmente le risque de voir les défenseur-e-s des droits des femmes systématiquement privé-e-s de toute possibilité d’influencer réellement les résultats des futures sessions de la CSW.
En publiant une déclaration ferme sur l’exclusion dont elles ont fait l’objet, les représentantes des organisations féministes, des organisations de femmes et des organisations qui œuvrent à la promotion de la pleine réalisation des droits humains des femmes et filles ont exprimé leur indignation.
Il est indispensable que les défenseur-e-s des droits des femmes s'attaquent aux défis très réels qui nous attendent, et qu'ils-elles défendent avec bravoure, courage et intégrité les droits humains et les libertés fondamentales pour toutes les personnes, sans discrimination aucune. C'est ainsi que nous ferons honneur à l'héritage de Beijing et que nous respecterons véritablement les droits humains de tous et toutes.