DOSSIER DU VENDREDI: Le 22 juin 2012, presque trois ans après le coup d’État perpétré au Honduras, le Sénat paraguayen a destitué le Président Fernando Lugo à l’issue d’un procès l’ayant déclaré coupable par 39 voix contre 4.
L’AWID s’est entretenue avec la politologue et avocate féministe paraguayenne Line Bareiro sur cette situation.
Par Gabriela De Cicco
Le Paraguay est situé dans la région centrale de l’Amérique du Sud, entre l’Argentine, le Brésil et la Bolivie. Sa population est d’environ 6. 340.000 habitants et son économie est basée essentiellement sur l’exportation d’énergie et de viande et la production de soja. Deux partis politiques se disputent le pouvoir depuis la fin du XIX
C’est le 15 juin 2012 que se produit la tuerie de Curuguaty. Un groupe de paysans décide d’occuper des terres appartenant à un ancien sénateur du parti Colorado, qui s’est enrichi durant le stronisme[2]. Au cours de la procédure d’expulsion[3], une fusillade confuse se produit et provoque la mort de 6 policiers et 11 paysans. Ce massacre déclenche le procès politique et la destitution rapide du Président Fernando Lugo. A l’issue du procès, son vice-président Federico Franco, qui appartient à l’aile la plus conservatrice du PLRA (et est qualifié de fondamentaliste catholique par certaines activistes féministes) a été déclaré président de facto.
AWID : La tuerie de Curuguaty est-elle l’unique cause ayant conduit au coup d’État parlementaire ?
Line Bareiro (LB) : Non, les causes sont nombreuses. Elles sont liées au mécontentement suscité par certaines mesures économiques ou politiques de justice sociale mises en œuvre par Lugo. Par exemple, son gouvernement était réticent à l’installation de la société métallurgique canadienne Rio Tinto ALCAN (l’actuel gouvernement de facto a d’ores et déjà autorisé son installation) et a augmenté les mesures de contrôle de l’utilisation de produits transgéniques et agrotoxiques. La réforme menée au sein du Ministère de la santé a permis un accès universel à la santé primaire, qui a donc profité à l’ensemble de la population, y compris les communautés paysannes et autochtones. Cela a suscité chez l’opposition un très grand malaise. D’autre part, les politiques de lutte contre la pauvreté, telles que l’appui technique et financier au profit des petits producteurs agricoles, et les politiques de transfert monétaire ont inquiété certains secteurs, qui craignaient de perdre leurs privilèges.
AWID : Certains de ces privilèges sont-ils en rapport avec la propriété de la terre ?
LB : Oui. Au Paraguay, il n’existe pas de cadastre national, et d’après le recensement agricole réalisé en 2008, 2% des propriétaires terriens[4]contrôlent 85,5% de la terre. Tous nos produits importants d’exportation, tels que le soja et la viande, proviennent de la terre. C’est donc là que se trouve le pouvoir national, et bien entendu dans les centrales hydroélectriques[5] qui appartiennent à l’État.
La réforme agraire promise par Lugo n’a pas pu être mise en œuvre dans sa totalité[6]. L’élite paraguayenne était mécontente de la manière dont le gouvernement de Lugo était en train de traiter la question de la lutte paysanne pour la terre. Le président a reçu des dirigeants « carperos » (paysans sans terre) et, comme l’a signalé la sénatrice Ana Mendoza de Acha horrifiée, « il a même été jusqu’à leur mettre l’électricité et construire des écoles pour les enfants de ces gens-là »[7]. Toutefois, le risque pour les élites de perdre des privilèges est devenu réel lorsque la procédure visant à mesurer l’étendue des terres - exigée par les paysans, qui soutenaient que certaines terres entre les mains des grands propriétaires terriens pourraient en fait appartenir à l’État - a été initiée. D’autre part, les sans-terres menaçaient de réaliser de nouvelles occupations en installant leurs tentes sur les chemins situés en face des terres qu’ils affirmaient vouloir occuper.
AWID : Quel a été le rôle des groupes de femmes et des féministes depuis le coup d’État ?
LB : Durant le gouvernement de Lugo, plusieurs femmes ont été fonctionnaires et il a même eu quatre ministres féministes. Elles ont exercé des fonctions au sein des Secrétariats d’État à la fonction publique, à l’enfance et à l’adolescence, à la femme, et au sein du Ministère de la santé[8]. L’annonce de la destitution a soulevé un tollé et suscité le rejet immédiat du coup d’État. La Ministre de la femme a remis sa démission et les autres femmes ministres féministes ont démissionné de manière irrévocable. Lilian Soto, Ministre de la fonction publique, avait démissionné auparavant, lors de sa nomination comme candidate (présidentielle) de Kuñapyrenda (plateforme féministe et socialiste).
La résistance féministe est très intégrée aux activités menées par divers groupes de la société civile qui manifestent en organisant des marches, des sit-in, en s’exprimant dans les réseaux sociaux. Lors des actions menées dans la rue et impliquant la population, on a pu observer un très grand nombre de femmes. A cet égard, la Coordination nationale des femmes rurales et indigènes (CONAMURI) a joué un rôle fondamental, et sa dirigeante la plus importante et leader historique, Maguiorina Balbuena, est également candidate à la vice-présidence de Kuñapyrenda. Des groupes tels que Cladem (PY) et la Coordination des femmes du Paraguay ont réagi immédiatement en rédigeant des déclarations que diverses organisations régionales et internationales se sont chargées de diffuser et auxquelles celles-ci ont adhéré en gage de solidarité.
Une situation a toutefois ébranlé le mouvement féministe : la Ministre de la femme, Gloria Rubín, une féministe importante liée aux soins aux victimes et à la lutte contre la violence, a reçu la proposition de conserver sa fonction, et elle a accepté.
AWID : Quels sont les arguments avancés par la Ministre pour expliquer sa décision de rester au gouvernement ?
LB : Mme Rubín affirme être une défenseure de la liberté d’orientation sexuelle et de la légalisation de l’avortement, et soutient que si elle quittait ce gouvernement, alors l’épouse du président actuel, qui est députée, pourrait mettre en œuvre son « Projet du Ministère de l’action sociale », et cela équivaudrait à la dissolution du Secrétariat de la femme. Le président actuel est catholique et s’est exprimé lors d’une activité du groupe « Nous voulons un papa et une maman », qui s’oppose à l’égalité des droits pour les personnes homosexuelles. La Ministre de la femme soutient qu’elle a le devoir de conserver le terrain durement conquis. Elle a déjà remporté une victoire puisqu’un mois après le coup d’État parlementaire, le Secrétariat est devenu un Ministère de la femme, grâce à la loi Nº 4675 du 25 juillet 2012.
AWID : Quelles sont les conséquences immédiates du coup d’État et quels sont les défis à venir ?
LB : Il s’agit d’une situation qui a de graves répercussions économiques. A nouveau, nous nous retrouvons isolé-e-s à l’échelon international, alors que nous avions lutté pour sortir de cette situation. Le Paraguay est devenu un État paria, dont le gouvernement n’a été reconnu que par Taïwan et le Vatican. La participation de notre pays à l’Union des nations sud-américaines(UNASUR) et au Marché commun du Sud (Mercosur) a été suspendue. Le seul « succès » du gouvernement actuel est d’avoir obtenu que le Paraguay ne soit pas suspendu de l’Organisation des États américain (OEA), ce qui fut le cas du Honduras.
Des élections auront lieu en avril 2013. Le défi sera de mener à bien une procédure électorale réelle dans le climat que vit le pays. Le plus probable est que le parti Colorado remporte la victoire, et pour le moment les libéraux sont contents d’être parvenus à une victoire qu’ils n’auraient jamais remporté par les urnes : occuper la présidence de la République. Quoi qu’il en soit, il est fort probable que certains groupes politiques, tels que Frente Guasú et Kuñapyrenda, parviennent à remporter des sièges au Parlement et puissent devenir une force politique importante, ce qui serait en soi un grand changement.
Pour ce faire, Kuñapyerenda et la CONAMURI continuent d’agir sur les divers fronts d’opposition au coup d’État afin d’assurer la présence des femmes dans les activités et les processus de prise de décisions. Kuñapyrenda souhaite élargir les bases des organisations de femmes. On observe actuellement un rapprochement de la part d’hommes souhaitant rejoindre cette plateforme. Il s’agit d’un groupe très créatif, l’un des rares à fournir une formation politique. Il convient de souligner que les femmes sont présentes à tous les niveaux et au sein de tous les groupes politiques, et les conditions sont remplies pour pouvoir présenter et inscrire le groupe comme mouvement politique auprès de la Justice électorale.
L’autre grand défi se vit au quotidien. Des ami-e-s qui s’étaient toujours opposé-e-s à la dictature stroniste figurent aujourd’hui parmi les putschistes. Le mal fait à la société paraguayenne est immense. Le pays est divisé en deux. Le 22 juin a porté un coup grave au développement d’une culture de tolérance et de respect des droits humains.
Notes
[1] L’Alliance était composée du PLRA et de quelques organisations sociales et petits partis politiques de gauche.
[2] Stronisme était le nom donné à la dictature d’Alfredo Stroessner
[3] Bareiro explique qu’un Protocole d’expulsion des terres occupées a été créé au Paraguay, et qu’il a été convenu avec des organisations des droits humains que les agents chargés de ces expulsions devraient se rendre sur les lieux sans arme : « Il y avait des informations suggérant qu’il pourrait y avoir des personnes armées parmi les paysans occupants. On ignore qui les a entraînés ou si des membres du groupe terroriste Armée du peuple paraguayen ou de la mafia se sont infiltrés. C’est l’un des pires massacres de l’histoire du Paraguay ».
[4] « Tu remarqueras que le recensement agricole de 1991 montre que 1,55% des propriétaires possédait 81,32% des terres et que le recensement agricole de 2008 signale que 85,5% des terres appartiennent à 2% des propriétaires. D’après les calculs des organisations de paysans pauvres, il y a 300 000 familles de paysans sans terre. Au cours de la longue période qui sépare les deux recensements, les petits propriétaires (possédant 5 à 10 hectares) ont perdu 366 000 hectares, et les propriétés ayant plus de 500 hectares ont augmenté à 9 millions d’hectare » (LB).
[5] En 2011, le Parlement brésilien a ratifié le traité signé par Lugo et l’ex président du Brésil Lula da Silva en 2009, qui augmentait presque au triple le montant versé par le Brésil au titre de la vente de l’excédent paraguayen de la centrale hydroélectrique Itaipú. Cela permettrait au Paraguay d’accroître considérablement ses recettes annuelles. Lugo a annoncé que son gouvernement souhaitait créer un « fonds pour le développement » afin d’investir ces ressources dans des travaux d’infrastructure publique.
[6]Un mois après la destitution, le président de facto Franco mène une « contre-réforme agraire » qui a réduit à néant les progrès qui avaient été obtenus : « Perles de la contre-réforme agraire » (http://www.ultimahora.com/notas/549877-Perlas-de-la-contrarreforma-agraria).
[7] http://www.ultimahora.com/notas/546557-Europarlamentaria-que-visito-Paraguay-califica-de-racista-a-senadora-Ana-Mendoza-de-Acha
[8] Les femmes fonctionnaires à la tête des Secrétariats d’État avaient le rang et le traitement de Ministres.
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Cet article fait partie de la série hebdomadaire des « Dossier de Vendredi (Friday File en anglais) », de l’AWID qui explore des thèmes et évènements importants à partir de la perspective des droits des femmes. Si vous souhaitez recevoir la lettre d’information hebdomadaire « Dossier du Vendredi », cliquez ici.
Cet article a été traduit de l’espagnol par Léonore FRITIS