DOSSIER DU VENDREDI – Il n’y a pas si longtemps, peu de gens avaient entendu parler de la question des femmes autochtones portées disparues et assassinées (MMIW) au Canada. Mais en peu de temps, des initiatives comme No More Silence (Fini le silence), Familles de Sœurs par l’esprit, Native Youth Sexual Health Network (Réseau pour la santé sexuelle de la jeunesse autochtone) et d'autres ont contribué à créer les conditions pour que la crise des MMIW soit finalement évoquée par les principaux médias et connue du grand public. L’AWID s'est entretenue avec Audrey Huntley, membre fondatrice de No More Silence, sur certaines des stratégies promues par les défenseuses autochtones des droits humains.
Par Saira Zuberi
Les efforts des défenseuses autochtones des droits humains, de leurs allié-e-s et des familles touchées visent non seulement à documenter, favoriser la sensibilisation et faire pression sur l'État pour qu'il mette fin à l'impunité et à la violence, mais aussi à faire ressortir les histoires humaines qui se cachent derrière les statistiques et les manchettes des journaux, ainsi qu'à mobiliser les communautés sur la base des traditions, des cérémonies, des expressions artistiques et autres, pour faire preuve de solidarité, contribuer à guérir les blessures et mener un travail collaboratif pour exiger et défendre les droits. Grâce à ces efforts, la question de la violence structurelle à l'égard des communautés autochtones (en particulier contre les femmes autochtones) fait l'objet d'une attention accrue dans toute la région de Turtle Island
Les taux incroyablement et démesurément élevés de violence faite aux femmes autochtones qui ont été consignés ne sont probablement que la pointe de l'iceberg dans un contexte de violence étatique et d'impunité, et de manque conséquent de confiance de la part des communautés autochtones dans les institutions de l'État colonial. Selon une recherche menée par l’État, les femmes autochtones constituent 4,3% de la population féminine, mais représentent 16% des victimes de féminicides sur une période de 30 ans, et tout indique que la tendance est à la hausse. Le rapport passe en revue 1 181 cas de MMIW, même s'il n'est pas possible de donner un chiffre précis. Les activistes cherchent à faire connaître l'ampleur de la crise des MMIW en documentant les cas moyennant la mémoire vivante et d’autres moyens.
Audrey Huntley, réalisatrice de films documentaires et défenseuse des droits humains d’origine européenne et autochtone, n’ignore pas le problème des MMIW. Elle vivait dans le quartier Est (Downtown Eastside) de Vancouver à la fin des années 1990, «à l'époque où les femmes disparaissaient du quartier et leur corps étaient retrouvés dans la ferme de Robert Pickton [tueur en série], je vivais justement dans le quartier en question où les rues étaient tapissées d'avis de disparition.»
Néanmoins, le sensationnalisme des médias sur ce cas extrême a masqué une vérité plus générale, car, selon Huntley, cette histoire recèle l'héritage brutal du colonialisme, ses effets sur les corps et sur les vies de générations de peuples autochtones et de violences sexuelles à l'égard des femmes autochtones. Huntley souligne que la violence faite à ces dernières est étroitement liée à la façon dont l'État colonisateur considère le territoire, comme quelque chose à posséder et à dominer, afin d'en tirer le maximum de profit, quels que soient les coûts et les conséquences sur le plan humain et environnemental. Huntley et d'autres activistes estiment qu'il est urgent «de faire savoir aux gens que le cas de Pickton n'était pas une aberration et qu'il est en fait le reflet de ce qui se passe d'une façon beaucoup plus systémique et délibérée dans d'autres régions du Canada.»
Nécessité d'initiatives communautaires
Huntley est également consciente depuis longtemps que les dénonciations de morts suspectes ne font pas l’objet d’enquêtes appropriées, et que d’autres formes d’inaction et de mauvaises manipulations des enquêtes contribuent également à perpétuer la crise. Certains aspects de la vie des victimes sont souvent utilisés comme prétexte pour les discréditer en tant que sujets d'enquêtes.
Dans le cadre d'un effort récent, No More Silence, Familles de Sœurs par l’esprit
No More Silence œuvre à la diffusion de la méthodologie de base de données communautaire dans d'autres provinces et se joint à d'autres initiatives apparues de façon indépendante dans différentes provinces pour aider à retrouver la trace des MMIW, non seulement pour quantifier le problème à des fins de plaidoyer, mais aussi pour collaborer au processus dirigé par les familles et les communautés pour commémorer, guérir, renforcer la solidarité et pour travailler à l'élaboration de réponses autonomes à la violence systémique. La sensibilité pour les besoins humains des membres survivants de la famille s'est manifestée par des hommages aux femmes disparues et assassinées, parallèlement à la base de données, qui a jusqu'à présent recensé 70 cas
Se souvenir, honorer, guérir
Huntley fait ressortir que l'effort plus large de commémoration des MMIW et d’appropriation du récit implique aussi les membres de leur famille et leurs allié-e-s afin que les histoires des êtres chers perdus soient écrites de façon plus respectueuse que dans la couverture qu'en font les médias
Le travail ardu de collecte des données et de documentation des histoires peut également avoir de lourdes conséquences. Huntley est tombée très malade durant la période intense de saisie des données en décembre 2013, ce qui fait ressortir la nécessité, pour les défenseuses des droits humains réalisant cette activité, de prendre soin d’elles-mêmes face au risque de traumatisme interposé. Des stratégies sont aujourd´hui appliquées pour résoudre le problème en partageant la tâche de saisie des données avec des partenaires non autochtones qui sont moins touchés, sur le plan personnel, par le traumatisme interposé et par la résurgence de traumatismes individuels généralement transmis de génération en génération. Le travail à deux pour la saisie des données est à la fois une garantie pour se protéger des erreurs et un soutien lorsqu'il s'agit d'histoires si tragiques. Dans le même temps, le respect des besoins des familles et l'importance des connaissances, des traditions et des pratiques culturelles autochtones impliquent que le travail direct d'interlocution avec les familles que No More Silence combine toujours avec des cérémonies continue de relever de la responsabilité des activistes autochtones eux-mêmes.
Approches novatrices et à plusieurs volets
L'approche à plusieurs volets implique l'engagement des coutumes et des traditions sous la conduite des aînés de la communauté, ainsi que les expériences et les connaissances des familles de MMIW pour mettre en place, du bas vers le haut, des actions communautaires et solidaires qui rehaussent l'action dirigée par No More Silence. Ces groupes ont appliqué diverses approches. Par exemple, depuis 2006, No More Silence collabore à l'organisation d'une Cérémonie des fraises, tous les 14 février, pour manifester à Toronto contre l'inaction de la police. Cet événement a rendu hommage aux MMWI et a permis d'exprimer la solidarité avec une autre commémoration lancée par des activistes et des familles à Vancouver 20 ans plus tôt au moment de la découverte du cas Pickton. Lors de la commémoration de Vancouver, des cérémonies traditionnelles de purification ont été tenues aux endroits où les corps des femmes autochtones assassinées ont été découverts.
Les efforts d'appropriation du récit et de campagnes de sensibilisation et de guérison d'artistes autochtones et de familles de MMIW ont également inclus une pléthore de manifestations artistiques auxquelles ont participé des défenseuses autochtones des droits humains de tout le pays. Un exemple particulièrement réussi est l'exposition artistique commémorative et le mémorial Walking with Our Sisters (WWOS), parcourant 25 sites et se poursuivant jusqu'en 2018. Elle se terminera à Batoche Saskatchewan en 2019. NYSHN est un partenaire communautaire de WWOS et soutient la résurgence de la jeunesse et la participation du double esprit.
Les expériences et les stratégies de défenseuses autochtones des droits humains et des familles de MMIV ont démontré que ces efforts réalisés à la base sont essentiels pour guérir les blessures et pour que les communautés autochtones centrent leurs actions sur leur propre besoin de deuil, de soutien et de cicatrisation, y compris le besoin d'autodéfense et d'organiser un travail conjoint entre les communautés pour s'entraider. Le travail de sensibilisation et de plaidoyer dans le cadre de mécanismes internationaux et régionaux est certainement aussi fondamental et les efforts des partenaires et d'autres groupes pour faire pression sur l'État canadien pour exiger qu’il honore ses obligations se conjuguent pour essayer de construire un environnement où l'impunité est de moins en moins possible. Le nombre d'assassinats cruels de femmes autochtones durant cet été, alors que le gouvernement Harper insiste sur le fait qu'il s'agit «d'affaires criminelles» et non pas d’un problème social, fait ressortir la pertinence et l'importance du travail réalisé par les activistes pour contester cette affirmation et pour insister sur la nécessité d'enquêtes plus approfondies pour aborder et résoudre un problème qui dure depuis des siècles. Entre-temps, malgré l’impulsion vitale croissante résultant des efforts collectifs des défenseuses autochtones des droits humains et des communautés autochtones et leurs alliés, l'épidémie de violence ne montre aucun signe d'essoufflement.
Remerciements à Jamaias DaCosta (journaliste à la radio CIUT et au magazine Muskrat), Shelagh Day (FAFIA), Lara Koerner Yeo (chercheuse) et Krysta Williams (NYSHN), pour le temps consacré à ce Dossier du Vendredi et pour leurs contributions.
Lectures et ressources additionnelles :
http://www.nativeyouthsexualhealth.com/environmentalviolenceandreproductivejustice.html
http://www.nativeyouthsexualhealth.com/areasofwork.html
http://www.nativeyouthsexualhealth.com/leadershipproject.html
http://www.nativeyouthsexualhealth.com/beadingandcondomcases.html