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Bien-vivre: Présentation des alternatives pour démanteler le système capitaliste

DOSSIER DU VENDREDI: Résistant aux pratiques néo-libérales auxquelles il se pose en alternative, le bien-vivre soutient la vie et l’équilibre entre les êtres humains et tous les êtres vivants afin que nous puissions coexister en adéquation avec la nature. L’AWID s’est entretenue avec l’économiste Magdalena León T. du Réseau latino-américain de femmes pour la transformation de l’économie (Red Latinoamericana de Mujeres para la Transformación de la Economía, ou REMTE) à propos des origines du bien-vivre et son développement en Equateur, et de ce qu’il représente pour les femmes.

Par Gabriela De Cicco

Le bien-vivre[1], fidèle à la vision des peuples autochtones, trouve son origine dans la région andine et désigne essentiellement l’instauration de principes de cohabitation entre les êtres humains et la Nature, concevant les premiers comme faisant partie de cette dernière. Le bien-vivre, s’il prend différentes formes et pratiques concrètes selon le contexte et la situation de chaque société, cherche toujours à reproduire la vie et la cohabitation d’une manière équilibrée. Cela implique de revoir les idéaux imposés par le capitalisme qui ont opposé les êtres humains à la Nature, puisque les êtres humains ont édifié leurs conditions de vie aux dépens de la Nature. Or il faudrait plutôt concevoir les conditions de vie des êtres humains et des sociétés comme étant indissociables des conditions de vie de la Nature, et par conséquent faire en sorte qu’elles se renforcent mutuellement.

AWID: Pourriez-vous nous parler des processus ayant mené à l’inclusion du bien-vivre dans la Constitution de l’Equateur ?

Magdalena León (ML): L’Assemblée Constituante (AC) d’Equateur a rédigé un texte constitutionnel qui a été approuvé par référendum en septembre 2008. Nous avons créé l’AC grâce à un mandat de refondation du pays. Nous projetions de refonder l’Etat, le pays, et nous misions sur un agenda ambitieux pour tout changer. Si l’inclusion du bien-vivre s’est avérée possible, c’est parce que nous étions dans une phase de questionnement et d’épuisement, non seulement vis-à-vis du néo-libéralisme mais aussi du système dans son ensemble, et cela à une échelle tant nationale que régionale.

Lorsque nous avons envisagé cette AC avec des changements radicaux à l’horizon, nous avons analysé les connaissances que nous avions nous-mêmes accumulées ainsi que les acquis régionaux, afin d’identifier les sujets clés qui seraient redéfinis à partir de cet horizon là. [2]

AWID: Une fois le bien-vivre inclus dans la Constitution, quelles ont été les étapes suivantes ?

ML: Le moment de l’AC a été vécu comme un moment extraordinaire en Equateur. Nous sortions d’une période d’instabilité politique et il y avait eu de telles erreurs de gestion politique et économique de la part des secteurs traditionnels qu’ils s’en trouvaient totalement discrédités. La société toute entière étant à la recherche d’alternatives, il fut aisé d’obtenir l’approbation de la nouvelle Constitution et d’y inclure tous les principes.

A l’heure d’élaborer son agenda de gouvernement, Alianza País –la coalition d’organisations et de mouvements aujourd’hui au pouvoir– s’est adonné à un exercice parfaitement novateur de construction collective qui consistait à y ajouter d’autres agendas. Il fut ainsi possible de recueillir des propositions et alternatives qui n’avaient encore jamais circulé par des chaînes conventionnelles, y compris celles de la gauche, ce qui permit d’intégrer un agenda de la diversité sexuelle et un agenda féministe plus radical.

Du point de vue des femmes, s’il est vrai que certains groupes étaient davantage ancrés dans une interprétation plus sectorielle des droits, il existait d’autres groupes qui envisageaient le pays non pas avec un agenda sectoriel mais avec un regard féministe. Nous nous sommes demandé ce que donnerait une proposition pour refonder l’Etat dans une optique féministe. Et c’est ainsi que, d’une certaine manière, nous sommes parvenus à graver ce point de vue dans l’AC.

AWID: Que pouvez-vous nous dire de cette vision féministe qui a marqué la nouvelle Constitution ?

ML: D’une part, la section de la Constitution relative aux droits accorde dorénavant la continuité, l’affirmation et l’approfondissement de ces droits. Mais la vraie nouveauté est venue des redéfinitions du système dans lequel nous allions vivre. Nous avons fermement soutenu le bien-vivre, les redéfinitions du travail et la nature de sa portée ainsi que les définitions du système et du régime économique.

Ainsi, le bien-vivre a rapidement fait écho à notre vision féministe car il partage la même vision de la vie et de la reproduction de la vie en tant que ligne directive au lieu du marché. La Constitution précédente comprenait le travail comme un emploi signé par un contrat et rémunéré par un salaire, tandis que les autres activités de travail étaient considérées comme informelles. Nous sommes parvenues à redéfinir le travail comme toute activité de production de biens et de services -que ce soit sur le marché ou dans le domaine publique- élargissant la portée du droit au travail et les droits corrélatifs. Toutes les formes de travail non rémunérées ont ainsi été reconnues, ce qui a permis de prendre directement ou indirectement en compte l’économie des soins.

Le système économique a cessé d’être un système d’économie de marché axée sur le social pour devenir un système d’économie sociale et solidaire, où l’on envisage différentes façons d’organiser la production et la propriété.

Nous ne faisons ici pas directement allusion aux femmes ni n’utilisons le terme « femmes » ; nous parlons de domaines clés au sein desquels le rôle essentiel que nous jouons dans l’économie et la prise de décision est reconnu. Nous n’avons pas été invisibles pour autant durant la phase néo-libérale, nous étions même très visibles quoique attachées à un agenda social, un agenda anti-pauvreté, et non à un agenda de définitions économiques dans son ensemble. Voilà le pas que nous avons franchi.

AWID: Près de quatre années ont passé depuis l’inclusion du processus dans la Constitution. Où en est-il aujourd’hui et quel est le rôle du mouvement de femmes ?

ML: Bien avant l’AC, nous avons choisi de participer à ce processus de changement et de transformation qui allait nous permettre de définir la trajectoire du pays et la manière de l’obtenir. Nous avons eu pour ce faire tous les espaces possibles, mais nous manquons de moyens. J’avoue que nous aimerions avoir davantage de compétences, une plus grande possibilité de propositions viables, plus d’outils afin d’assurer la viabilité de cette grande vision novatrice. En attendant, nous faisons ce que nous pouvons dans cet espace de participation et de contribution à la politique publique.

Le mouvement de femmes connaît les mêmes réactions que tout autre mouvement dans les périodes de réglage de mise au point et de repositionnement. Certains s’accrochent à l’agenda sectoriel et ne voient pas que le nouvel agenda est parvenu à surpasser l’agenda sectoriel.

Dans la réalité, toutefois, le système capitaliste est encore hégémonique, et si les secteurs représentant le pouvoir économique et politique ont été ébranlés par cette conjoncture, ils sont pourtant toujours là. Le changement ne se fait pas sans contradictions ni conflits. Voilà où nous en sommes aujourd’hui. A quel point la Constitution a-t-elle été appliquée et mise en œuvre ? Ceci est un agenda à long terme et nous devrions profiter des rapports de force actuels pour progresser le plus possible avant que les autres forces et intérêts ne reprennent de la vigueur.

AWID: La proposition du bien-vivre s’applique-t-elle tant aux zones rurales qu’aux zones urbaines ?

ML: Au Forum Social des Amériques, les compañeras de São Paulo admettaient que tout cela semblait fort intéressant mais s’interrogeaient sur ce que donnerait le bien-vivre dans une ville comme São Paulo. « Ne respirez-vous pas, ne consommez-vous pas d’eau, d’aliments ou d’énergie à São Paulo? Vous avez là tous les éléments qui se rapportent aux éléments de base de la vie. » Le principe du bien-vivre consiste à placer au centre les éléments de base de la vie, leur existence, leur reproduction, les conditions dans lesquelles ils sont produits et la façon d’assurer leur durabilité dans le temps. Et cela s’applique autant à la paysanne mapuche qui cultive la terre qu’à la femme d’affaires qui travaille dans une banque, ou à leurs homologues masculins. Il s’agit là de processus de vie, d’éléments de vie qui sont fortement liés au travail. Cela implique aussi de placer le travail au centre de tout, ce qui nous permet d’intégrer la question des femmes et des soins.

Les visions traditionnelles considéraient le travail de soins comme quelque chose d’horrible et de laid dont nul ne voulait s’occuper ; il fut donc assigné historiquement aux femmes en tant qu’obligation. Mais si nous prenons en compte que toutes les formes de la vie nécessitent des soins (la vie humaine, la nature, l’eau, la terre), alors le soin devient une catégorie clé et il n’y a pas de soin sans travail ; cela modifie notre conception du travail, non seulement du travail non rémunéré, mais du travail en général. Nous devons revaloriser le travail sous toutes ses formes et repenser la manière dont ce travail est rémunéré, imaginer de nouveaux équilibres de répartition de ce travail. Nous pourrons ainsi revoir le fonctionnement des villes ainsi que celui de la vie urbaine et industrielle. Le bien-vivre ne doit pas nous empêcher de repenser le fonctionnement de la production industrielle.

AWID: A une échelle plus régionale, que pensez-vous des alternatives qui se posent face au modèle dominant de développement ? Comment l’Equateur pourrait-il y participer de façon significative ?

ML: Le dernier Sommet de la Communauté des états latino-américains et des Caraïbes (CELAC) a montré que nous vivons une phase de politiques exceptionnelles, quoique fragiles et possiblement passagères. Les pays d’Amérique Latine comme l’Equateur, le Venezuela ou la Bolivie ont donc le devoir de démontrer la viabilité, la possibilité d’un autre modèle.

Mais la profondeur des changements que nous vivons en tant que pays dépend beaucoup de la dynamique régionale qui contribue à un changement des rapports de force plus ample et global. Au niveau économique monétaire, par exemple, nos dilemmes et nos problèmes ne peuvent être résolus pays par pays, sinon à l’échelle régionale, et la question de la nouvelle architecture économique est capitale à cet égard. Car nos pays ont beau être indépendants, le degré de dépendance de notre système financier au système économique international est tel que nos aspirations et nos possibilités seraient fortement limitées sans le soutien et notre participation à un projet plus régional, qui constitue un indicateur de tendance comme des rapports de force et garantit la viabilité de ces changements.

Note: Cet article fait partie de la série hebdomadaire des « Dossier de Vendredi (Friday File en anglais) », de l’AWID qui explore des thèmes et évènements importants à partir de la perspective des droits des femmes. Si vous souhaitez recevoir la lettre d’information hebdomadaire « Dossier du Vendredi », cliquez ici.

Cet article a été traduit de l’espagnol par Camille Dufour

[1] Le nom original dans Quichua et Aymara est Sumak Kawsay o Suma Qamaña (Bien-vivre/Vivre Bien respectivement)

[2] A la suite d’un processus politique différent un peu plus difficile, la nouvelle Constitution bolivienne a été approuvée en janvier 2009 par référendum, incluant le bien-vivre.

Category
Analyses
Source
AWID