DOSSIER DU VENDREDI: Une activiste des droits des femmes handicapées en Ouzbékistan signale : « Nous pouvons construire des rampes et des ascenseurs, qui sont certes nécessaires, et élaborer 33 lois, mais faire évoluer les mentalités est une tâche bien plus difficile ».
Par Lejla Medanhodzic et Masum Momaya
Sans littoral et situé en Asie centrale, l’Ouzbékistan est une république de 27 millions de personnes qui est dirigée par un même homme depuis son indépendance de l’Union soviétique en 1991, à savoir Islam Karimov. Sous le régime autoritaire de Karimov, la répression, la torture et les arrestations arbitraires sont devenues monnaie courante et les campagnes en faveur des droits sont réprimées. En 2005, des manifestants dans le sud du pays ont été massacrés et le gouvernement s’est attaqué aux ONG. À la fin de cette année, seules 300 ONG sur 3000 présentes en Ouzbékistan ont été autorisées à poursuivre leurs activités. Aujourd’hui, la plupart des ONG qui demeurent en activité se consacrent à la fourniture de services sociaux et ne mènent pas, ou bien alors avec de grandes difficultés, une action ouvertement politique ou en faveur des droits.
Pendant le régime communiste, la plupart des personnes handicapées bénéficiaient de prestations sociales et de pensions. Conformément à la politique de faire travailler le plus grand nombre de personnes afin de les faire contribuer le plus possible à l’économie, les personnes handicapées étaient employées dans des environnements de travail spécifiquement adaptés, tels que les usines, et disposaient d’un transport vers leur lieu de travail mis en place par l’État. Toutefois, même à cette époque et aujourd’hui encore, les immeubles et les espaces publics ne sont pas construits pour les personnes ayant des difficultés pour se déplacer et sont, par conséquent, pratiquement inaccessibles.
L’AWID s’est entretenue avec une activiste de longue date des droits des femmes et des droits des femmes handicapées en Ouzbékistan afin d’en savoir plus. Compte tenu du contexte de persécution, elle a souhaité rester anonyme pour des raisons de sécurité.
AWID : D’un point de vue légal, quelles sont les dispositions qui existent pour les personnes handicapées en Ouzbékistan ? Et comment se traduisent-elles concrètement ?
Activiste d’Ouzbékistan : Il semble paradoxal que nous disposions de lois relativement avancées pour les personnes handicapées. Actuellement, des lois visant à aborder les besoins des personnes handicapées en matière d’éducation et d’emploi sont à l’étude. Il s’agit toutefois de lois déclaratives puisqu’il n’existe pas d’ordonnances visant à les mettre en œuvre ou à les faire appliquer. Cependant, le gouvernement a adopté certaines mesures et fournit des fonds à des organisations sociales qui viennent en aide aux personnes handicapées.
En 2004 et en 2005, une organisation avec laquelle je travaillais a mené de nombreuses actions d’éducation publique relative aux changements législatifs au profit des personnes handicapées, mais nous avons été confrontées à un obstacle. Plutôt que de nous contenter d’informer les personnes sur la législation, nous avons décidé de leur fournir des outils leur permettant de mettre en œuvre des changements, et nous avons commencé à leur parler de leadership. Le gouvernement n’a pas apprécié et les gens ont généralement du mal à comprendre que des femmes handicapées pouvaient également avoir des qualités de chef.
AWID : Les lois et les programmes au profit des personnes handicapées sont-ils soucieux de l’égalité des sexes ?
Activiste d’Ouzbékistan : Non, et les traditions et les mentalités n’arrangent pas les choses. Par exemple, une initiative en faveur de l’éducation inclusive a été mise en œuvre en Ouzbékistan au cours des cinq dernières années. Des écoles et des maternelles pilotes commencent à s’ouvrir, mais les garçons handicapés sont bien plus nombreux que les filles handicapées à fréquenter ces établissements.
Pourquoi les parents de garçons handicapés sont-ils plus enclins à les scolariser que les parents de filles handicapées ? Il est peu rentable d’investir dans les filles. Les familles ne dépensent pas d’argent pour leurs filles en manuels scolaires, vêtements pour aller à l’école, transport et petit-déjeuner car elles considèrent que cet investissement ne sera pas rentable. Les stéréotypes de la société affirment qu’une fille n’a pas besoin d’éducation. En revanche, elle peut réaliser un travail non rémunéré à la maison et cuisiner, coudre et prendre soin d’autres enfants.
D’autre part, il n’est absolument pas tenu compte de l’isolement d’une fille qui passe tout son temps chez elle à réaliser des tâches domestiques. Seuls les parents particulièrement progressifs mettent leurs filles handicapées à l’école. L’éducation permet la socialisation et fournit l’opportunité de trouver un emploi afin que les filles deviennent indépendantes d’un point de vue économique. Une opportunité qui est refusée à la plupart des filles handicapées.
AWID : Comment les femmes handicapées sont-elles perçues et traitées ?
Activiste d’Ouzbékistan : Les femmes handicapées sont confrontées à diverses formes de discrimination. Les stéréotypes à leur égard sont nombreux, principalement qu’elles représentent une charge économique et qu’elles n’ont pas de rêves ou de désirs propres, y compris de désirs sexuels.
Par exemple, nul n’imagine un futur pour ces filles handicapées qui sont maintenues loin de l’école par leurs familles. Personne n’envisage qu’une fille handicapée puisse être une personne ayant des amis, aimante et aimée, qui grandit et devient une femme, vivant sa propre vie et ayant ses objectifs de carrière professionnelle. Une fille handicapée est considérée un être asexué. C’est la lutte que nous menons actuellement, un sujet qui est tabou en Ouzbékistan.
Au cours des dix dernières années, nous avons travaillé avec des groupes de femmes et avons pu aborder la santé reproductive, la contraception, la prévention des MST, du VIH et du sida, mais nous n’avons pas encore réussi à toucher la question de l’intimité sexuelle. De nombreuses femmes rejettent leurs corps et leurs désirs.
En Ouzbékistan, la famille est par excellence l’instance pour soulever des questions. Du coup, comme la sexualité et l’intimité sexuelle sont des sujets tabous, elles ne sont abordées nulle part.
AWID : Pouvez-vous nous en dire plus sur les droits reproductifs et sexuels des femmes handicapées ?
Activiste d’Ouzbékistan : En premier lieu, il existe un stéréotype selon lequel une femme handicapée ne peut pas ou ne devrait pas avoir d’enfants car elle ne sera pas une bonne mère et/ou ses enfants seront eux aussi handicapés. Il se trouve que le plus souvent, les femmes handicapées ont des enfants en bonne santé et sont parfaitement capables de prendre soin d’eux. Quoi qu’il en soit, elles devraient avoir le droit de choisir.
En deuxième lieu, les droits sexuels sont liés à la question du mariage, qui est influencé par les dépenses associées aux rituels du mariage. Ce rituel commence dès la naissance de la fille. La mère commence à réunir dans un coffre des tissus, de l’argent et des décorations pour sa dot. Marier une fille est extrêmement coûteux. Il s’agit donc d’une charge financière supplémentaire pour la famille d’une fille handicapée. Il est plus simple de ne pas la marier du tout et de la laisser à la maison. Le plus difficile est peut-être la conviction absolue du fait qu’elle n’a aucune chance ou opportunité de se marier en raison de son handicap.
Lorsqu’un docteur diagnostique le handicap d’une fille, il confirme que celle-ci ne sera jamais « normale». Elle ne pourra plus se déplacer de la même manière, penser de la même manière et parler comme les autres. Si elle souffre d’une maladie interne, le sujet ne se pose même pas. Elle est élevée pour ne pas se marier, comme un être asexué qui vivra avec sa famille et dépendra toujours de celle-ci. Elle sera une sorte de mendiante, tout en bas de l’échelle sociale.
AWID : Les femmes handicapées sont-elles intégrées au mouvement des femmes en général en Ouzbékistan ?
Activiste d’Ouzbékistan : Nous y travaillons. Il ne faut pas considérer le mouvement des femmes handicapées de manière séparée du mouvement des femmes car en fin de compte, nous sommes toutes des femmes et nous avons beaucoup en commun, et nous devons nous battre pour avancer et revendiquer ensemble toutes les questions qui nous concernent.
Une approche séparée nous affaiblit. Un exemple poignant, survenu récemment, illustre cette réalité. Le mouvement des femmes œuvre pour sensibiliser sur la transmission et la prévention du VIH et du sida, mais cette information n’était pas accessible pour les femmes sourdes et muettes. Une femme sourde muette est venue à nos réunions. Parfois, nous avions un traducteur pour elle. Mais un jour, elle a arrêté de venir. Nous avons par la suite appris qu’elle avait eu des relations sexuelles non protégées et qu’elle avait contracté le VIH sida. Les personnes qui vivent avec le VIH et le sida sont confrontées à une très forte discrimination en Ouzbékistan. Lorsque ses voisins ont découvert qu’elle était séropositive, ils l’ont faite expulser et nous ne l’avons plus jamais revue.
Au bout du compte, toutes les femmes sont victimes d’abus, de violence et de répression.
AWID : L’organisation avec laquelle vous travaillez a t-elle subi directement la répression du gouvernement ouzbek ?
Activiste d’Ouzbékistan : Nous avons initialement été enregistrées en 1999, mais en 2005, lors de l’inspection exhaustive des ONG menée par le gouvernement, celui-ci a essayé trois fois de nous faire mettre la clé sous la porte. Nos documents ont été remis au bureau du procureur général pour enquête et celui-ci a réalisé toutes sortes d’investigations à notre égard. Nous étions très nerveuses. Mais nous y avons survécu, et pas seulement parce que nous faisions un bon travail, mais également parce que des personnes influentes sont intervenues en notre faveur.
AWID : Quels types de stratégies sont importants pour faire progresser les droits des femmes handicapées ?
Activiste d’Ouzbékistan : Nous avons recours à un grand nombre de stratégies, y compris le lobby pour une réforme juridique profonde et soucieuse de l’égalité des sexes et pour la mise en œuvre des lois par le gouvernement. Ces derniers temps, nous faisons moins d’apparitions à la télévision et à la radio car nous voulons éviter d’attirer sur nous l’attention de certaines autorités.
De manière plus dissimulée, nous organisons des groupes de discussion avec des femmes portant sur des sujets personnels et concrets. Notre approche est la suivante : même si nous disons aux femmes et aux filles « vous devez étudier, vous devez travailler dur, vous devez devenir indépendantes d’un point de vue économique », celles-ci ne pourront pas avancer dans leurs vies tant qu’elles ne croiront pas en elles-mêmes, tant qu’elles ne feront pas confiance aux personnes qui les entourent, tant qu’elles n’apprendront pas à s’exprimer et à parler de leurs problèmes quotidiens et tant que les mentalités n’auront pas évolué. Au bout du compte, nous pouvons construire des rampes et des ascenseurs, qui sont certes nécessaires, et élaborer 33 lois, mais faire évoluer les mentalités est une tâche bien plus difficile.
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Note: Cet article fait partie de la série hebdomadaire des « Dossier de Vendredi (Friday File en anglais) », de l’AWID qui explore des thèmes et évènements importants à partir de la perspective des droits des femmes. Si vous souhaitez recevoir la lettre d’information hebdomadaire « Dossier du Vendredi », cliquez ici.
Cet article a été traduit de l’anglais par Monique Zachary.