DOSSIER DU VENDREDI –Durant la dernière entrevue effectuée dans le cadre de la commémoration de l’AWID du vingtième anniversaire de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme de 1993, l’AWID s’est entretenue avec Lepa Mladjenovic, activiste féministe radicale et militante antiguerre lesbienne, sur la contribution de cette conférence à la promotion de l’action féministe contre la guerre et en faveur des droits des personnes LGBT, ainsi que sur la façon dont elle a marqué et renforcé le mouvement des femmes et la construction de la solidarité en Europe centrale et orientale et dans la Communauté des États indépendants (ECO/CEI).
Par Susan Tolmay
AWID : Quels sont, à votre avis, les progrès accomplis au cours des 20 dernières années dans la réalisation des droits humains universels pour les femmes? Pouvez-vous nous parler de quelques-unes de vos histoires de réussite au cours des 20 dernières années, en particulier pour les femmes et pour les personnes LGBTI en Serbie et, d’une façon plus générale, dans les pays de l’ECO/CEI ?
Lepa Mladjenovic (LM) : La Conférence de Vienne est un jalon pour les féministes antiguerre des états de l'ex-Yougoslavie. En 1993, nous avons fondé les premières organisations à prendre en charge les femmes violées pendant la guerre et, dans cette action, il est clair que le langage des droits humains était crucial. Vers la fin de l’année 1993, trois organisations féministes s'occupaient des femmes qui avaient été violées pendant la guerre et des femmes victimes de la guerre et réfugiées – une en Bosnie-Herzégovine, Medica Zenica, une en Croatie, Center for Women War Victims, et la troisième à Belgrade, Autonomous Women’s Center Against Sexual Violence. Le mouvement féministe a soulevé le problème de la violation des femmes en temps de guerre à l'échelon international et local afin qu'il ne soit jamais oublié.
La question de la violence masculine vis-à-vis des femmes est sans doute le domaine le plus élaboré dans l'action du mouvement des femmes. Chaque pays d'Europe orientale ont maintenant des services pour les femmes, des nouvelles législations des centres de crise en cas de viol, la formation des fonctionnaires, et le réseau féministe Women against Violence Europe (WAVE) convoque des réunions annuelles.
Il est important de souligner qu'au cours des 20 dernières années, le mouvement féministe de notre région a créé de nouvelles instances de défense des femmes, qui s'organisent autour des discriminations multiples et croisées auxquelles les femmes sont confrontées, par exemple l'organisation Romnjako Ilo pour les femmes roms lesbiennes dans la petite ville de Novi Becej et Out of Circle pour les femmes en situation de handicap à Belgrade. Il existe également de nouvelles formes de réseautage qui sont fondamentales pour la solidarité des femmes et pour renforcer le mouvement, grâce à l’Internet, des listes e-mail, et en direct, par exemple au Kosovo, où vivent environ 2 millions d'habitant-e-s, un réseau de femmes du Kosovo -Kosovo Women’s Network- regroupe actuellement 104 organisations de femmes. Il existe de nombreux réseaux dans de nombreux domaines, y compris ceux des femmes lesbiennes et queer, des femmes roms, des femmes d'affaires, des services de lutte contre la violence à l'égard des femmes, et bien d'autres.
AWID : Malgré l’adoption de la déclaration de Vienne, ainsi que de beaucoup d'autres déclarations, conventions et plans d'action, les droits humains des femmes sont encore bafoués, souvent dans la plus totale impunité. Quelles sont les nouvelles violations ou les violations croissantes des droits humains des femmes dans le monde entier ?
LM : Nous avons fait de grands progrès, mais, dans le même temps, l'intégration de la dimension de genre a été utilisée à notre détriment. J'étais l'une de celles qui rêvaient de « l'État féministe ». Et je dirais qu'aujourd'hui nous nous rapprochons et, simultanément nous nous éloignons de ce rêve. Le capitalisme néolibéral a utilisé l'intégration de la dimension de genre pour mettre les femmes au service du renforcement de ses politiques de profit. L'intégration de la question de genre a affaibli le mouvement et les petits groupes d'activistes ont aujourd'hui plus de difficultés à survivre qu'il y a 20 ans.
J'ai le sentiment que, malgré les grands succès obtenus par le mouvement féministe au cours des 20 dernières années, il y a eu quelques faiblesses. Les guerres qui ont ravagé l'ex-Yougoslavie et certains pays de l'ex-URSS, ainsi que la pauvreté postsocialiste ont engendré de nouvelles formes d'exploitation sexuelle et de trafic sexuel de femmes qui n'existaient pas en Europe orientale il y a 20 ans. Le mouvement des femmes contre la violence faite aux femmes, même s’il a été fort, n'a pas réellement atténué cette violence, nous avons de nouvelles formes, de nouvelles brutalités, et la couverture de la violence dans les nouvelles est utilisée pour augmenter les profits de l'industrie des médias. Malgré les succès des mouvements féministes dans le lobby sur la législation relative à la violence domestique, la violence sexuelle reste souvent une souffrance ignorée qui marque la vie des femmes et qui n'est pas reconnue par la société.
Le mouvement lesbien a contribué à la plus grande visibilité des lesbiennes, mais celle-ci s'est également traduite par une haine plus virulente et une plus grande discrimination. La présence de mouvements ultranationalistes dans les pays postsocialistes est à l'origine, au cours des dernières années, de menaces à l'égard des activistes lesbiennes, par exemple en Géorgie, en Bosnie-Herzégovine et en Serbie, et au moins une dirigeante lesbienne a été forcée de s'exiler en Occident.
AWID : Quel a été le rôle des mouvements des femmes dans la défense des questions que vous venez de mentionner ?
LM : Je considère que chaque période du mouvement féministe est historique. Les 20 dernières années de l'activisme féministe ont été historiques dans l'Europe dite orientale pour deux grandes raisons. En premier lieu, parce que de nombreuses femmes ont rejoint le mouvement et, en deuxième lieu, parce que les activistes ont commencé à intégrer la connaissance pratique féministe aux lois, aux institutions et aux actualités quotidiennes, etc.
Dans la foulée de la Conférence de Vienne, les mouvements de femmes ont changé la manière dont elle faisait référence aux besoins des femmes et ont utilisé le langage des droits humains. Il est ainsi devenu plus facile de faire du lobby en faveur des droits des lesbiennes en mettant en évidence la dimension des droits humains, au lieu d'expliquer nos vies amoureuses par la notion de libre choix en matière de sexualité. Les anciens termes de gauche comme « liberté » sont tombés en désuétude et le langage des droits humains est entré dans le domaine politique dont il est devenu un élément essentiel.
Les lesbiennes, qui ont commencé à participer au mouvement féministe dans les années 80 et 90, ont créé des groupes féministes de lesbiennes à certains endroits, mais dans la plupart des pays d'Europe orientale et d’Euro-Asie, les dirigeantes lesbiennes ont commencé leur activisme au cours de la dernière décennie, avec les homosexuels, au sein du mouvement pour les droits humains des personnes LGBT (lesbiennes, gays, bisexuelles, transsexuelles). Il est intéressant de constater que dans tous les pays, de nouvelles organisations des lesbiennes, gays, queer et transsexuelles ont vu le jour. Toutefois, on regrette souvent l'absence d'une perspective féministe. Aujourd'hui, certaines lesbiennes se tournent néanmoins vers le féminisme. Par exemple, un forum féministe a été organisée en 2013 par des dirigeantes lesbiennes de l'organisation KAOS GLBT à Ankara, sous le titre Contre la marginalisation du féminisme, et a notamment fait ressortir l'importance des initiatives féministes parmi les lesbiennes. Cet événement a rassemblé des lesbiennes provenant d'Albanie, d'Arménie, de l'Azerbaïdjan, de la Bosnie-Herzégovine, de la Croatie, de la Géorgie, du Liban, de la Macédoine, Monténégro, de la Serbie, de Tunisie et de la Turquie. Un autre événement a été tenu à Tirana, Albanie où d'intenses débats ont eu lieu sur la façon dont le mouvement féministe albanais pouvait apporter un soutien aux lesbiennes.
AWID : Face à l’échéance prochaine des OMD en 2015 et aux négociations en cours sur un nouveau programme de développement, quelles sont, à votre avis, certaines des opportunités et menaces en matière de promotion des droits humains des femmes?
LM : À mon avis, le mouvement féministe est le plus efficace de tous les mouvements sociaux. En ce qui concerne l'avenir, les jeunes féministes de cette région organisent actuellement de nouveaux espaces subversifs pour produire le changement, beaucoup plus qu'il y a 20 ans. Il existe des associations comme Rebel Social Workers qui organise les féministes pour revendiquer la justice sociale en Slovénie ; CLIT Budapest qui organise des femmes queer radicales en Hongrie. Le nombre de jeunes femmes souhaitant participer à de petits groupes d'études des femmes, à des écoles d'été féministes, à des festivals féministes ne cesse d'augmenter, du Kazakhstan à la Pologne. De nombreuses féministes sont présentes dans les médias sociaux, Facebook, blogs, etc. Nous avons eu la Marche de femmes brandissant des couteaux pour protester contre la violence sexuelleau Caire, en février 2013, qui a démontré la force incroyable et irrépressible des mouvements féministes lorsque les femmes jeunes et plus âgées sont descendues dans les rues, certaines avec la face voilée et brandissant des grands couteaux de boucherie en criant : Cela suffit !