Amandine Gay, artiste-comédienne, chercheuse et réalisatrice afroféministe prend un moment pour parler de son nouveau long-métrage documentaire, « Ouvrir La Voix (2016) », qui compile des conversations avec 24 femmes noires afro-descendantes qui vivent en France et en Belgique. Ce film aborde à la fois la diversité des identités des femmes noires et la similarité de leurs expériences, voire traumatismes, dans les milieux occidentaux et blancs.
Visionnez les Extras d’Ouvrir La Voix (2016)
AWID: Qu'est ce qui t'a mené vers ce parcours de réalisatrice ?
Amandine Gay : J'écrivais beaucoup. J'avais vraiment envie de faire un truc artistique. J'avais 23 ans quand je me suis dit que j'essayerais de faire du théâtre, de me mettre dans la performance. J'ai été prise au concours de conservatoire du 16e arrondissement de Paris et suis allée à Paris faire du théâtre. J'ai vraiment aimé ça—j'adore jouer aussi, autant qu'écrire et tout ça. Mais très rapidement, j'ai été confrontée au racisme dans le monde audiovisuel et théâtral français. Depuis ce moment, je suis repassée à l'écriture parce que j'étais tellement frustrée en tant que comédienne et puis j'ai un ami qui était directeur de casting qui m'a dit qu'on ne me donnerait jamais les rôles que je voulais à moins que je les écrive.
Voilà comment je suis revenue à l'écriture. J'écrivais des programmes cours. On avait été sélectionné par une boite de production à l'époque pour développer des programmes, mais ça été compliqué. On a des projets qui n'ont pas vu le jour parce que, justement, je ne voulais pas réécrire mes personnages noirs dans les stéréotypes classiques audiovisuels et qu’à la fin, on n'arrivait pas à trouver une entente avec les producteurs qui nous ont sélectionné, au début, parce qu'on nous trouvait très frais et nouveaux, mais dans le processus d'écriture on nous disait, par exemple, une des séries qu'on avait développé était à propos de cinq copines à Paris qui se confrontaient au magazine féminin—un projet féministe qui ne se voit pas trop. On a été sélectionné par plusieurs boites de production pour développer le projet, on en a choisi une.
Ensuite, on avait des réunions dans lesquelles on nous disait, « C'est super, on aime ce que vous faites, mais c'est trop américain. Ces filles-là n'existe pas en France. » En particulier, je me suis écrit le rôle d'une lesbienne sommelière et ça, pour eux—une noire peut être soit lesbienne, soit sommelière, mais certainement pas les deux. » Déjà, c'était pris de mon expérience—j'ai été manager de bar à vin, je suis pan-sexuelle et je me demandais, « comment est-ce que toi, mec blanc, tu peux me dire que je n'existe pas ? C'est parce que tu ne connais pas de filles comme moi qu'on n'existe pas. Comment est-ce que tu peux me dire que je n'existe pas. C'était surréaliste ! »
Après aussi avoir passé 2-3 ans dans le monde audiovisuel et de théâtre français et avoir quitté beaucoup de projets aussi parce que je n'arrivais pas à faire entendre que tel passage était raciste, que tel truc était sexiste ou que je ne voulais pas faire telle chose parce que j'étais la seule noire sur scène qu'il était hors de question que c'est moi qui fasse ça, c'est arrivé à tellement de reprises... Et je pense que ce qui m'a vraiment fait basculer est cette histoire de me dire que je n'existais pas, quoi. Il y avait un stade où je me disais, « ok, ils n'arrivent pas à nous imaginer dans autre chose que des rôles stéréotypés, ce n'est pas grave, je vais écrire d'autres rôles. » Puis là, je me disais, « Ah ouai, mais en fait, ce n'est pas moi qui décide, ce sont les producteurs qui ont l'argent. Donc si je suis forcée de faire 25 ré-écritures de mon personnage jusqu'à ce qu'elle devienne une fille noire sans papiers, hétéro, etc., je n'ai même pas l'agentivité en tant qu'auteure parce que finalement on va transformer mon projet en ce qu'il n'était pas au départ. C'est là que je suis revenue au choix du départ, qui était le documentaire, de me dire qu'au moins je vais passer par ce qui n'est pas la fiction.
«Si la question est de savoir si on existe ou non, je vais faire un film avec pleins de filles noires qui sont toutes très diverses et au moins cette question sera balayée.»
Je pars du principe de plutôt me dire que les gens sont malveillants, je préfère me dire, « Tu es ignorant, mais une fois que je t'aurais montré la vraie situation et que tu continues à ne pas vouloir financer mon film, je pourrais me dire que tu es malveillant. »
AWID : Peux-tu nous parler de ton parcours de militante et comment il a informé ton film ?
AG : Je ne saurais pas dire, je pense qu'il y a plusieurs choses. À partir du moment où j'ai décidé de faire du documentaire, je me suis dit que le plus gros problème justement était que l'Afroféminisme n'était pas un sujet connu en France et que si je voulais sortir un documentaire Afroféministe dans un contexte où les gens ne savent pas ce que c'est.
Comme aussi j'ai fait des études qui avaient trait à la communication, j'ai fait un choix de médiatiser ma personne pour qu'on puisse parler de mon film et donc, de vraiment parler des enjeux Afroféministe, de ce que c'est que c'était, plutôt que de dire « les féminismes noirs » puisque dans la perspective européenne postcoloniale on a tout le côté afro-descendance, donc on a les arabes aussi, parce qu'on a aussi une histoire hyper-entremêlée et des discriminations vécues qui sont très similaires et donc même si c'est un film intime sur les femmes noires, pour moi, l'Afroféminisme est une façon de rappeler qu'il n'y a pas seulement l'histoire de l'esclavage, il y a aussi l'histoire de la colonisation en France comme en Belgique. Qu'est-ce que ça veut dire d'être des immigré-e-s ou des descendant-e-s d'immigré-e-s issu-e-s de l'histoire coloniale de ces pays.
J’ai travaillé comme pigiste et j'ai écrit plusieurs articles dans Slate, j'ai aussi fait un reportage à un moment donné il y avait une grosse polémique sur un spectacle qui s'appelait « Exhibit B »
créé par Brett Bailey, un metteur en scène sud-africain blanc, qui avait décidé de faire une installation muséale avec des personnes noires dans des situations historiques de domination et d'humiliation. De plus, ces personnes étaient silencieuses et puis, voilà, c'était comme une balade au musée ou les gens pouvaient voir des personnes noires à moitié-nues en chaînes et justement, dans un théâtre national français à Saint-Denis, une ville qui était à 80% blanche et ça faisait plusieurs fois qu'il se passait des choses de ce type-là.
Donc effectivement, ç’a vraiment embrasé la communauté, qui était majoritairement habitée par des personnes noires et arabes qui programme un metteur-en-scène blanc qui met des personnes noires dans des situations humiliantes, alors que, par ailleurs, ils ne programment aucun-e metteur-se-s en scène afrodescendant-e-s français-e-s.
Il y a eu énormément de manifestations, on a écrit des tribunes, des articles et on s'est fait insulté-e-s de manière violente, traité-e-s de concierges de la pensée, etc. On a quand même produit des textes sérieux et j'ai fait un reportage sur les manifestations. Finalement, Libération a publié un dossier intitulé « L’antiracisme en actes » qui montrait les dissonances qu'il y avait entre la façon dont se mobilisent une certaine jeunesse et pas-que des communautés afro-descendantes et tous les groupes institutionnels antiracistes français qui se mobilisaient en faveur du spectacle de Brett Bailey. Ça soulève toujours des questions.
Il y a aussi eu le film de Céline Sciama « Bande de filles (2014) »qui avait été encensé par la critique française blanche. On a été très nombreuse, en particulier chez les blogueuses noires à le détester, dans son portrait hyper-misérabiliste, tragique, qui forcément se termine avec une histoire de vente de drogues, de parents absents, d'échecs scolaires, mais c'était stylisé par une réalisatrice lesbienne alors forcément ça ne pouvait pas être rétrograde, alors que pour moi c'était un énième film de banlieue avec des noires mises dans une situation catastrophique pour qui cela allait mal se terminer.
AWID : À long-terme, qu'est-ce que tu projettes?
AG : J'aimerais que de plus en plus de projets de ce type-là voient le jour, mais surtout qu'ils puissent être financés. Faire changer les institutions est une question de légitimité et de se demander si cela concerne quelqu'un. Ce qu'on m'a souvent répondu est « mais non, c'est (ce sujet est) minoritaire—des filles comme toi, il n'y en a pas ».
Je me dis qu'un film comme ça, que j'ai dû faire sur mes propres moyens parce que le Centre national de la cinématographie n'a pas voulu me donner l'argent (pour, je ne sais quelle raison), me permet d'avoir des conversations où je dis qu'il faut que les institutions financent les projets des personnes racisées françaises. Nous payons aussi des impôts.
Je pense que cela doit être un double mouvement, dont le premier est d'éduquer les personnes noires et arabes. Ce n'est pas juste parce que ce serait sympa d'être là. C'est une question de droits, en fait. Puisqu'on a les mêmes devoirs que les autres citoyens, on a les mêmes droits et puisqu'on a les mêmes droits, on doit avoir accès aux mêmes choses et pour l'instant, ce n'est pas le cas. Je me dis que, d'un certain point de vue, tout ce projet et la visibilité que j'ai et les interventions que je peux faire visent à dire qu'il s'agit de justice sociale.
«Il ne s'agit pas juste de représentation artistique. Il s'agit vraiment de faire respecter nos droits et d'avoir les moyens de travailler dans de bonnes conditions.»
Deux ans et demi sur mes fonds propres, c'est le bordel ! Je voudrais que de plus en plus de personnes racisées aient accès aux moyens de production, que ce soit artistique ou autre chose. Mon « truc » c'est l'art, mais ça devrait être pareil si tu veux être ébéniste ou autre chose—que tu aies accès à tous les types d'emploi et qu'on ne t'oriente pas systématiquement vers les filières professionnelles et techniques dont personne ne veut, parce qu'en fait, c'est là qu'on envoie les noir-e-s et les arabes. Par ailleurs, il faudrait que tu saches, que lorsqu'on t'envoie vers ces orientations, tu as le droit de dire non. Tu as le droit de demander de redoubler à la place. Tu as le droit de refuser. Tu n'es pas condamné-e à suivre ces cursus. Tu as le droit de savoir que lorsqu'on t'envoie là, c'est un réflexe raciste.
Pour moi, le cinéma est un vrai outil d'éducation populaire et j'aimerais avoir cet impact. De plus, ce serait super si c'est un outil dont les personnes s'emparent. J'ai été dans des mouvements très militants dont je m'éloigne de plus en plus. J'aimerais plus me concentrer sur la recherche et la création parce que trouve que ça laisse de l'agentivité aux personnes qui le reçoivent. Si tu vas voir un spectacle ou un film, que ça te plaise ou non, que tu sois d'accord ou non, ça te fera réfléchir. Je donne souvent une citation que j'aime beaucoup de Lars Von Trier « un film doit être comme un caillou dans une chaussure »
«Je trouve qu'avec l'art, tu réussis plus à toucher les gens, plutôt que d'être dans des confrontations violentes où il n'y a pas grand-chose de créatif. Je m'intéresse vraiment au changement profond.»