DOSSIER DU VENDREDI : « Pour les femmes roms, la discrimination est triple, du fait d'être femme, d'être rom et d'appartenir à une minorité ethnique », affirment Maria José Jiménez Cortiñas et Aurora Fernández, respectivement présidente et secrétaire de l’Association des Roms féministes pour la diversité. L’AWID s’est entretenue avec Maria José et Aurora à propos de l’action menée par les roms féministes pour lutter contre la discrimination qu’elles subissent quotidiennement.
Par Gabby De Cicco
AWID: Pourquoi avez-vous décidé de créer l’Asociación Gitanas Feministas por la Diversidad (AGFD)?
Aurora Fernández (AF): L'une des raisons était de combattre le syndrome de la discrimination multiple et de l'invisibilité des roms qui constituent une barrière infranchissable à leur participation politique et sociale et nous empêchent d'avoir une incidence sur les décisions culturelles, sociales et gouvernementales, c'est-à-dire d'exercer pleinement notre citoyenneté.
Maria José Jiménez Cortiñas (JJC): Notre action avait également pour but de promouvoir l'égalité réelle et effective entre les roms du point de vue socioémotionnel, professionnel et politique et toutes les mesures susceptibles de contribuer au développement et à la réalisation des personnes. C'est pourquoi nous souhaitons mettre en lumière les compétences des roms et contribuer à légitimer notre rôle actif en tant qu'agents de changement et de transformation multidimensionnelle et interdisciplinaire au sein de notre culture.
Nous voulons légitimer et donner de la visibilité à la diversité identitaire, de genre et sexuelle existant dans la réalité pratique de notre culture, en faisant ressortir le fait que chaque personne est unique et différente, mais est une partie intégrante et indispensable d'un tout constitué par notre culture et par la société en général. Nous cherchons également à promouvoir et à renforcer l'identité rom européenne afin de garantir la pratique effective et réelle de notre citoyenneté.
AWID: Comment menez-vous cette action ?
AF: Nous avons élaboré différentes stratégies en fonction de la sphère d'action. Celles-ci peuvent aller de l'organisation d'ateliers à la création de groupes de sensibilisation, en passant par des actions de reconnaissance et de revendication de nos droits. Ces activités ne visent pas seulement la population rom, mais aussi la société majoritaire et les institutions publiques. Une de ces activités a été la commémoration, le 8 avril, de la journée internationale du peuple rom, où nous avons lu un manifeste et avons dénoncé plusieurs sujets que nous abordons ici.
AWID: En quoi consiste le féminisme rom ?
AF et JJC: Notre position en faveur d'un féminisme rom est basée sur la recherche de la construction, dans un cadre démocratique, d'une égalité effective entre hommes et femmes du peuple rom. La finalité politique du féminisme doit être une transformation qui permette aux femmes roms d'agir et de venir à bout des différentes situations d'inégalité que nous subissons au sein et hors de la communauté rom. Ce que nous souhaitons, c'est parvenir à une prise de conscience de classe qui se traduise par une action commune.
AWID: Quelle est la triple discrimination dont souffrent les femmes roms ? En quoi les touche-t-elle ?
AF: Nous pensons d’abord à la discrimination qui existe à l’égard du peuple rom. Cette discrimination est essentiellement le résultat du mépris avec lequel notre peuple est considéré, ce qui conduit à une indéniable invisibilité. Les références aux roms sont souvent faites sur un ton grotesque et de manière marginale, sur la base d’une série de stéréotypes et de préjugés, sans reconnaître ni respecter les signes d’identité d’un peuple millénaire qui possède une langue commune, un hymne, un drapeau, une idiosyncrasie et qui a fait des apports culturels substantiels et sérieux aux sociétés majoritaires.
S’agissant de femmes roms, la discrimination est triple : du fait d'être femme, d'être rom et d'appartenir à une minorité ethnique. Lorsqu’il est question de « l’image » de la femme rom, la situation est encore pire. Les roms sont représentées, tout au long de l'histoire et, actuellement, dans les moyens de communication, sous trois formes très significatives: la première image, la plus exploitée dans les programmes de télévision[1]actuels, est celle d'êtres grotesques, sans aucun sens de la mode, analphabètes et ignorants qui ne savent rien faire sauf avoir des enfants, faire le ménage, chanter et danser. La deuxième représentation est l'image poétique d'une femme pure, soumise, tendre, attentive et fertile. La troisième image est celle de la danseuse de flamenco et/ou de l'artiste qui a brisé les tabous et est devenue la « Rom Mais », c'est-à-dire celle qui est reconnue par la communauté en tant que rom, mais qui ne respecte pas les modèles traditionnels et stéréotypés.
Tous ces éléments entrent en jeu lorsqu'une femme rom veut, par exemple, accéder au marché du travail. On lui attribue des attitudes basées sur des stéréotypes et des préjugés, par exemple d'être paresseuse, voleuse, menteuse, de manquer de formation, etc. D'une manière générale, les chefs d'entreprise espagnols, hommes et femmes, ne sont pas disposés à engager des femmes et des hommes gitans. L'appartenance ethnique est plus déterminante que le curriculum vitae que peut présenter la personne.
JJC: À l’AGFD, nous proposons de déconstruire cette image faussée des femmes roms et de construire ensemble un nouveau paradigme féministe partant de la reconnaissance de notre identité. Sur cette base, nous voulons exercer une influence pour que les besoins et les soucis des roms soient pris en compte dans le courant féministe général, et aborder, outre la problématique de l'emploi, la violence de genre que subissent les femmes roms d'une manière propre à contribuer à son éradication totale.
AWID: Au sein des communautés roms, comment fonctionnent les mandats patriarcaux en termes de famille, de droits sexuels et reproductifs ?
AF: La communauté rom est le fidèle reflet de la société majoritaire, par conséquent les stratégies de travail au sein de la communauté doivent être, dans la mesure du possible, convenues par toutes les parties concernées. Comme dans toute société patriarcale, les changements ne sont pas faciles ; c'est pourquoi l'action d'associations comme la nôtre joue un rôle primordial dans la transformation, la sensibilisation et l'évolution vers une société démocratique réelle, effective et juste. Au sein de notre association, le but est de créer de petits cercles de réflexion visant à former des agents féminins transformateurs qui deviennent l'avant-garde d'un mouvement féministe rom.
AWID: Au sein de vos communautés, menez-vous des actions avec les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transsexuelles et intersexuelles (LGBTI) ?
AF: C'est un sujet dont il est très peu question parmi les adultes et aussi parmi les jeunes roms ; ces derniers disposent toutefois de davantage d'outils pour accéder à différentes plates-formes, s'organiser, etc. L’AGFD collabore avec divers initiatives à l'échelle européenne, qu'elle soutient et dont elle fait partie, pour travailler dans ce domaine et dans d'autres qui touchent directement les jeunes roms, femmes et hommes. L’une de ces initiatives est le « Forum des jeunes Roms européens » (Feryp). Une autre organisation qui travaille dans cette même ligne est « Ververipén, Roms por la Diversidad ».
AWID: La Fondation Secrétariat Rom (FSG) a signalé que 8 universitaires sur 10 sont des femmes, mais que 2% seulement accède à ce niveau de scolarisation et que, dans l’enseignement primaire, le degré de décrochage scolaire des fillettes est très élevé. Que faut-il faire pour garantir un accès à l'éducation et une scolarité équitables ?
AF: La première chose à faire est de modifier le système éducatif espagnol. Il est très difficile, pour les étudiants roms, femmes et hommes, de rester des heures et des heures dans un espace éducatif où l'histoire de notre peuple, notre langue, nos éléments culturels et nos apports à la culture majoritaire sont absents des manuels scolaires de l'État espagnol. La plupart des enseignants ne sont pas préparés et ne possèdent pas les ressources nécessaires pour tenir compte des diversités dans les écoles et il est plus facile et commode d'attendre que l'élève rom perde tout intérêt, se sente frustré et abandonne le système scolaire.
AWID: En 2011, la Commission européenne a créé le Cadre de l'Union européenne (UE) pour les stratégies nationales d'inclusion de la population rom qui oblige tous les états membres à présenter chaque année leurs propres stratégies nationales. Ce cadre prévoit-il une perspective de genre qui permettrait une analyse et la mise en œuvre postérieure de politiques qui tiennent compte des droits des femmes dans ce cadre élargi ?
AF: Les stratégies nationales d'inclusion de la population rom existent depuis plusieurs années ; le problème est que, lorsque les États membres de l'Union européenne les intègrent à leur politique, comme dans le cas de l'Espagne, ils ne se dotent pas des outils nécessaires pour garantir leur effectivité et pour s'assurer qu'elles parviennent à la population rom. La stratégie nationale d'inclusion se limite à des mesures palliatives qui ne font qu'aggraver et perpétuer l'exclusion de la population rom.
Les mêmes programmes dotés des mêmes objectifs sont appliqués chaque année, mais sans l'intervention de techniciens professionnels du peuple rom qui se chargent de la conception, l'élaboration et l'évaluation de ces projets. Nous le savons déjà : ce sont des programmes pour les roms, mais sans roms.
La perspective de genre n'est pas introduite de façon directe à l'aide de mesures déterminées pour promouvoir le féminisme rom. Les femmes ne sont mentionnées que de façon marginale en matière d'éducation et d'emploi. Les chiffres publiés par la FSG en matière d'éducation (bilan plus que morose) ne font que confirmer le succès très limité de ces stratégies nationales.
En savoir plus:
[1] Apparitions dans des programmes comme “Palabra de gitano” (parole de gitans) ou “Mi gran boda gitana” (ma grande noce rom).