DOSSIER DU VENDREDI: Si La Loi 779, Loi intégrale contre la violence à l’égard des femmes du Nicaragua, a une longue histoire fondée sur les demandes provenant du mouvement de femmes, le décret qui la régit est pourtant problématique aux yeux des féministes de ce pays centraméricain.
Par Gabby De Cicco*
Un Président qui privilégie les valeurs traditionnelles par rapport aux droits des femmes
En juillet 2014, le Président Daniel Ortega a règlementé la loi dans un nouvel élan autoritariste pour y introduire des modifications qui inquiètent les féministes. Parmi ces dernières, le retour à la médiation entre la victime et son agresseur et la reformulation de ce que l’on entend par féminicide.
Depuis le 19 octobre 2006, date à laquelle l’avortement est devenu punissable dans tous les cas de figure au Nicaragua, Ortega s’est rapproché de la hiérarchie ecclésiastique et a entrepris différentes réformes de façon dictatoriale, faisant reculer les droits des femmes dans le pays centraméricain.
Lorsque l’AWID consulta Azahalea Solís du Movimiento Autónomo de Mujeres (MAM, Mouvement autonome des femmes) sur la Réforme constitutionnelle effectuée au Nicaragua et la façon dont elle pourrait affecter les droits des femmes, Solís nous répondit : « Aujourd’hui, notre Constitution stipule que nous nous trouvons « sous l’inspiration de valeurs chrétiennes ». Les droits individuels s’en trouvent affectés tandis que la communauté et la famille traditionnelle sont valorisées. En conséquence, les structures dénommées « cabinets familiaux » ont le pouvoir de décider sur la vie privée des femmes, par exemple le pouvoir de les harceler pour qu’elles ne divorcent pas, ne quittent pas leur mari ou ne dénoncent pas ce dernier en cas de violences, ou de faire en sorte que les commissariats fassent prévaloir l’ « union familiale » sur le droit des femmes à l’intégrité. »[1]
Les modifications apportées à la loi, le décret et son inconstitutionnalité
Cela a partiellement à voir avec la Loi 779, la « Loi intégrale contre la violence à l’égard des femmes », entrée en vigueur le 22 juin 2012. Le 25 septembre 2013, l’Assemblée Nationale y a apporté des changements au moyen de la Loi 846 entrée en vigueur le 1
Sofía Montenegro, qui fut la fondatrice du MAM, nous indique que “selon la Constitution, le Président de la République a 60 jours pour dicter le règlement, faute de quoi il perd l’attribution de ce pouvoir qui revient à l’Assemblée Nationale. Le dernier jour pour réglementer la loi aurait donc dû être le 30 novembre 2013, alors que le règlement présenté par Ortega a été approuvé le 30 juillet 2014 et publié le lendemain”. Le règlement (Décret 42-2014) est davantage qu’un simple règlement visant à mettre en œuvre la loi, il apporte des modifications illégales au texte de la Loi 779.
Montenegro signale que le mouvement des femmes a organisé des manifestations et des sièges contre cette mesure, que le MAM a notamment publié un document dans lequel il exposait sa prise de position politique et son refus de cette réforme, et nous informe que plus de 100 requêtes constitutionnelles ont été formées contre le règlement. L’une des requêtes fut présentée par le Comité d’Amérique Latine et des Caraïbes pour la défense des droits des femmes (Cladem), dénonçant que « le règlement de la Loi 779 viole deux principes de la Constitution nicaraguayenne : le premier est l’état de droit, car aucun décret ne peut s’opposer à la Constitution, le deuxième étant une question de manque de compétence du Président de la République, Daniel Ortega, car ce dernier ne peut pas réformer une loi à sa seule appréciation ». Les procédures de ces requêtes sont ouvertes.
La société civile et le mouvement des femmes ont eux aussi sollicité des audiences auprès de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) qui n’ont pas été accordées. Il a été demandé à la CIDH de suivre l’évolution de cette situation conformément à l’article 41 de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, mais cette requête reste à ce jour sans réponse.
Changements en faveur de la protection de la famille
Montenegro explique que « la Loi 779 avait pour objet la violence à l’égard des femmes, alors que le Règlement cherche à « garantir le renforcement de la famille ». Quant à son champ d’application, la Loi 779 visait à être appliquée tant dans le domaine public que dans le privé pour quiconque ferait usage de violence à l’égard des femmes, de façon ponctuelle ou réitérée. Le règlement actuel stipule qu’elle s’appliquera dorénavant à toute personne étant ou ayant été liée à la femme par le sang, le mariage, ou les conjoints et ex-conjoints, vivant dans une union de fait, en couple, etc. La réforme la plus problématique concerne le féminicide, et se limite aujourd’hui aux relations interpersonnelles, alors que la Loi 799 entendait par féminicide le délit commis par l’homme qui, dans le cadre de rapports de force inégaux entre hommes et femmes, donnait la mort à une femme, dans le domaine public ou privé, dans n’importe quelles des diverses circonstances prévues. »
Le règlement établit des Départements de la famille et décrète qui plus est que la protection de la famille doit constituer le principe directeur de la loi. Les Départements de la famille réaliseront des visites de maison en maison dans leur communauté. Ils seront composés entre autres d’intervenantes bénévoles, d’animateurs-trices judiciaires, pastoraux-rales, familiaux-liales, de leaders religieux et des “Cabinets pour la famille, la communauté et la vie”. La police est elle aussi impliquée dans ces départements.
Montenegro explique que « ces cabinets correspondent à des structures semi-publiques/semi-politiques, dans lesquelles sont inclus les secrétariats politiques du Front Sandiniste et les militant-e-s désigné-e-s par ce parti ». L’enjeu de ces cabinets est de « promouvoir le bien commun, la solidarité, le christianisme et la coexistence pacifique entre les familles d’une même communauté », tel que cela a été indiqué au moment du vote.
Montenegro ajoute que « ces structures pourront effectuer des médiations sans aucune préparation préalable, dans une approche très axée sur la famille et non sur la protection de la vie et de l’intégrité des femmes. Les autorités devront se rattacher à ces premières pour dicter des mesures préventives. Dans cette situation, une femme victime de violence ne pourra aller à la police porter plainte qu’après avoir suivi la procédure de médiation auprès des départements de la famille. De fait, la médiation par le biais des « départements communautaires de la famille » est obligatoire.
Réactions du côté du mouvement des femmes
Parallèlement aux manifestations et aux actions organisées pour protester contre ce règlement, les féministes et les défenseuses des droits des femmes se sont prononcées au sujet de ce dernier. Azahalea Solís a exprimé dans la revue “Envío” que la médiation existait déjà avant la Loi 779, et que « loin de freiner la violence, elle avait conduit à une aggravation de cette dernière, engendrant des dommages plus importants, voire dans le pire des cas, la mort de la femme. Le message social que l’État nous adresse par le biais de cette réforme est mortel, non seulement parce que cette restitution veut dire encourager l’impunité, mais aussi parce qu’elle fait de l’État et de tous ses opérateurs les complices nécessaires de la violence, car tout en sachant que le mécanisme de la médiation n’est pas ad hoc pour ce genre d’irrégularités juridiques, l’État protège et privilégie délibérément les auteurs de ces crimes, ce qui place les femmes dans une position d’extrême vulnérabilité ».
Les Católicas por el Derecho a Decidir (Femmes catholiques pour le droit à décider) du Nicaragua, qui diffusent mois après mois des documents infographiques comportant des données sur les cas de violence à l’égard des femmes et de féminicides, ont livré leur opinion dans une entrevue pour le site “Confidencial”. L’activiste Magaly Quintana y déclare que « le décret d’Ortega cherche à invisibiliser les féminicides. Ortega ne dissimule plus les données comme il l’avait fait en ce qui concerne la mortalité maternelle et la violence sexuelle ; il a maintenant l’intention d’invisibiliser la réalité en baissant les chiffres de féminicides de ce pays. Dorénavant, tous les crimes survenant dans le domaine public seront décomptés et leur peine sera réduite ».
De son côté, Sandra Ramos, du Mouvement de femmes María Elena Cuadra, a soutenu sur ce même site qu’en agissant de cette manière, le gouvernement prouve qu’il n’a aucun « sens du genre et qu’il ne veut pas apprendre de la problématique des femmes. Il a simplement créé cet instrument à son image pour s’attirer les bonnes grâces de la hiérarchie catholique ».
Montenegro signale que « la réforme de cette loi sur la violence menée par le régime d’Ortega a fait reculer les femmes à la case prémoderne, dans la mesure où la création des Départements de la famille place les femmes sous la tutelle d’autres personnes, groupes et institutions, et les prive d’être des personnes autonomes, libres et capables de se représenter elles-mêmes. De fait, elle nous renvoie pratiquement à l’époque du Code Napoléon, où l’on situait les femmes quelque part entre les enfants et les simples d’esprit et les considérait comme des êtres incapables de prendre leurs propres décisions. Le régime d’Ortega est une dictature qui a privé tous et toutes les nicaraguayens et nicaraguayennes de leurs droits politiques, voire a privé les femmes de leur droit à la vie, tel que le prouvent la suppression de l’avortement thérapeutique et la réforme de l’article sur le féminicide ».
Les femmes du Nicaragua sont toujours sur leurs gardes et font face aux avancées autoritaristes d’Ortega, que le MAM déclare comme relevant d’ « un mécanisme opérationnel de surveillance et de répression sociale propre au régime totalitaire que le gouvernement est en train de mettre au point » et qu’il mène à bien en toute impunité.
*L’auteure souhaite remercier Sofía Montenegro
[1] Réforme Constitutionnelle Au Nicaragua Et Les Droits Des Femmes: http://awid.org/esl/Library/Reforma-constitucional-en-Nicaragua-y-los-derechos-de-las-mujeres