DOSSIER DU VENDREDI : Le 17 octobre 2012, la Loi 18.987 autorisant les femmes à interrompre volontairement leur grossesse sous certaines conditions a été votée en Uruguay. L’AWID s’est entretenue avec Lilián Abracinskas, Lucy Garrido, Ana Lima et Romina Napiloti, des activistes féministes engagées dans le processus de lutte ayant mené à la promulgation, non sans polémique, de cette nouvelle loi.
Par Gabriela De Cicco*
La Loi 18.987 dispose que la peine sanctionnant l’avortement ne sera pas appliquée aux femmes devant interrompre volontairement leur grossesse au cours des 12 premières semaines, 14 en cas de viol, dès lors qu’elles remplissent certains conditions. La femme devra notamment rencontrer une équipe interdisciplinaire pour exprimer les raisons qui la poussent à demander l’IVG, après quoi elle aura 5 jours de « réflexion » avant de pouvoir accéder au service.
Organisation et création d’alliances depuis 27 ans
Les présentations des projets de loi en vue de la dépénalisation ou légalisation de l’avortement en Uruguay ont vu le jour avec le retour à la démocratie.[1] En 1985, le parti Colorado présenta un projet de loi de dépénalisation, suivi d’autres projets proposés à chaque changement de mandat.
En 1988, l’organisation féministe Cotidiano Mujer lança un livre clé intitulé « J’avorte, tu avortes, nous nous taisons » (« Yo aborto, tú abortas, todas callamos »). « Ce titre », dit Lucy Garrido, « nous l’avons en quelque sorte repris comme slogan au cours des trois dernières années, mais en disant cette fois : "J’avorte, plus personne ne se tait", ce qui revient à dire que nous avons fait du chemin et le reconnaissons, même si quelque chose a changé ; avant nous dénoncions l’hypocrisie, tandis qu’aujourd’hui nous avons 60 % de la population derrière nous, par conséquent… plus personne ne se tait ».
Lilian Abracinskas, Directrice exécutive de Mujer y Salud (MYSU), se souvient qu’une première rencontre nationale avait eu lieu sur le thème des femmes et de la santé en 1989, où des organisations de femmes ne se définissant pas forcément comme étant féministes avaient approuvé la légalisation de l’avortement. Dès lors jusqu’à ce jour, nous dit-elle, « nous avons fait un travail de fourmis pour transversaliser ce programme à l’ordre du jour d’autres mouvements sociaux. Nous avons fait un travail de construction d’alliances qui mérite d’être souligné. Parce que nous avons d’abord réussi à faire en sorte que cette demande ne soit pas exclusivement celle des femmes et du mouvement féministe, mais qu’il se forme une coalition plus large d’organisations sociales bénéficiant d’une forte présence publique. Bon nombre d’entre elles font partie du Comité de coordination pour l’avortement légal d’Uruguay. »[2]
Le parlement a approuvé en 2008 la « Loi pour le droit à la santé sexuelle et reproductive ». Tabaré Vázquez, alors Président, a opposé son droit de véto à tous les chapitres liés à la dépénalisation de l’avortement et au contrôle de sa pratique.[3] Au mois de décembre 2011, un projet qui tentait de rétablir les chapitres auxquels Tabaré avait mis son véto en 2008 a obtenu l’approbation partielle au Sénat : dépénalisant l’avortement, c’est à dire lui ôtant son caractère pénal, jusqu’à 12 semaines de grossesse, il permettait ainsi aux femmes d’accéder aux services à leur seule discrétion. Lilián Abracinskas se souvient néanmoins que, « ça a coincé au niveau du Frente Amplio, le parti au gouvernement issu de la majorité parlementaire, lorsque deux députés ont refusé de voter sur la base de croyances personnelles. Ainsi, pour s’assurer les votes, ils ont continué de se servir des droits des femmes comme monnaie d’échange politique interne, ce qui a fini par donner un texte qui n’avait plus rien à voir avec le projet initial. Malgré son nom, cette loi sur l’« Interruption volontaire de grossesse » ne satisfait pas la demande minimale posée par le Comité de coordination pour l’avortement légal, à savoir que l’avortement soit effectivement dépénalisé. A vrai dire, cette loi nous laisse à toutes un sentiment de frustration. »
Pour Abracinskas, la loi « cristallise le pouvoir médical comme étant le garant des décisions responsables sur tout ce qui a trait au corps des femmes. De tous temps, le pouvoir médical n’a jamais été, dans le domaine sexuel et reproductif, un pouvoir encourageant la liberté ou l’autonomie des individus, bien au contraire ; c’est l’un des pouvoirs du système patriarcal qui est intervenu dans le contrôle sur le corps des femmes. »
Réglementation
Le Ministère uruguayen de la Santé publique (MSP) a présenté la réglementation de la Loi 18.987 le 21 novembre. Le décret réglementaire stipule que l’avortement est un sujet de santé publique et le sous-secrétaire de la santé publique, Leonel Briozzo, a opiné qu’ils étaient « parvenus à une réglementation équilibrée et impartiale reconnaissant le droit à la procréation responsable et la valeur sociale de la maternité tout en garantissant la sécurité des patientes et en réduisant les effets collatéraux indésirables susceptibles de survenir lors de toute interruption de grossesse ».[4]
Le décret garantit la confidentialité de la consultation, le consentement éclairé, et le fait que ce soit la femme même qui puisse prendre « la décision d’interrompre une grossesse ».
Impossible pourtant de nier les mesures restrictives. La procédure d’avortement fixée par la réglementation commence par la consultation chez le ou la gynécologue, où la femme manifeste sa décision d’interrompre sa grossesse. Dans un intervalle de 24 heures, une équipe multidisciplinaire établie par la loi sera convoquée afin d’accompagner la femme. Elle devra quitter la première consultation en ayant pris connaissance du jour, de l’heure et du lieu de la deuxième consultation. Les personnes ayant suivi la femme lors de sa première consultation assisteront à la deuxième, en plus d’un-e professionnel-le de la santé mentale dont la mission sera d’aider la femme à choisir le meilleur accompagnement, et d’un-e professionnel-le du domaine social qui lui donnera des informations concernant les aides sociales et la possibilité de faire adopter son enfant. Les professionnel-les ne pourront jamais émettre le moindre jugement qui cherche à faire changer la femme d’avis. Après ces consultations, la femme aura une période de « réflexion » de cinq jours accordée par la loi, qui commencera à compter de la première consultation. Passé ce délai, la femme devra retourner voir son gynécologue pour ratifier ou rectifier sa décision. Si elle désire avorter, le consentement éclairé sera signé et la procédure engagée.
Le manuel destiné à être distribué au personnel de la santé juge que la meilleure méthode d’avortement est la méthode pharmacologique et l’administration de Misoprostol. Il est recommandé que le traitement soit ambulatoire et que l’hospitalisation, dans le cas où elle s’avère nécessaire, dure le moins longtemps possible.
Le décret reconnaît l’objection de conscience des professionnels ou de l’idéologie pour les institutions sanitaires, dont les croyances ou le statut légal ne leur permettraient pas d’assister ou effectuer un avortement. Si le/la professionnel-le est un-e objecteur-trice de conscience, il/elle aura l’obligation d’orienter la femme vers une autre institution ou un autre médecin pour assurer l’interruption de grossesse.[5] Aucune des objections susmentionnées ne peut s’appliquer dans les cas d’avortements thérapeutiques, ni lorsque la vie de la femme est en danger.
A diffuser et surveiller
Les négociations menées pour obtenir la version finale du texte de loi, étrangères au souhait du mouvement social, ont provoqué différentes réactions parmi les militantes du Frente Amplio, qui représente l’alliance au gouvernement en Uruguay, comme parmi les membres du Comité de coordination pour l’avortement. Pour Romina Napiloti de Proderechos, « entre les organisations qui soutenaient l’approbation de ce projet les yeux fermés et celles pour lesquelles cette loi ne constitue pas une réelle évolution, ou que c’est une évolution qui manque d’engagement, nous avons vu apparaître au sein du Comité des différences très ancrées concernant les positions adoptées sur le projet. »
Au-delà de cette division, nos trois activistes sont toutefois d’accord pour dire qu’il faut faire avec ce que l’on a, « c’est cette loi que nous avons obtenue, et pas une autre » ; le moment est stratégiquement bien choisi pour pouvoir évaluer sa mise en pratique et faire connaître ses garanties.
Ana Lima, coordinatrice générale de CLADEM Uruguay, assure qu’elles seront très vigilantes vis-à-vis de la réglementation et son application, « étant donné que l’ordre des médecins a déjà fait valoir qu’ils n’avaient pas la capacité de répondre à la demande sous le prétexte d’avoir un manque de personnel. Que vont-ils faire, ceux à l’intérieur du pays qui n’auront pas comment former une équipe interdisciplinaire de trois personnes ? Il faudra transférer la femme à la ville la plus proche où elle aura accès à un autre professionnel, et à ce rythme-là les délais auront vite fait d’être dépassés. »
Quelques organisations, comme la CLADEM, commencent à élaborer des stratégies de travail pour la diffusion et l’autonomisation des femmes dans le cadre de l’utilisation de la loi. Lima croit que « le suivi et le contrôle de la bonne application de la loi par l’Etat vont avoir un rôle essentiel. Il faudra dénoncer tout manquement à la loi. Nous songeons actuellement à la possibilité de monter un service consultatif en collaboration avec la Commission nationale de Suivi [6] (CNS), car nous n’excluons pas d’être confrontées à des situations qui demandent une protection judiciaire. »
Romina Napiloti nous informe que « certaines organisations intégrées au Comité de coordination ont le désir de mener à bien un projet, déjà mis en place par des organisations en Argentine, en Équateur, au Pérou et au Chili, qui consiste à mettre à la disposition des femmes une ligne téléphonique dédiée à l’avortement sans risque. L’idée serait de pouvoir concevoir un mécanisme de consultation et de diffusion d’informations sur ce que les femmes sont autorisées ou non à faire, et ce sous la protection de la loi. »
Pour Lucy Garrido , « cette loi comporte beaucoup d’éléments incohérents, mais il ne faut pas perdre de vue que l’acte est gratuit et qu’il est possible de se le faire pratiquer partout. Les mutuelles privées et publiques sont forcées de pratiquer l’avortement, ce qui est une très bonne chose. En outre, des milliers de personnes sont aujourd’hui convaincues que l’avortement a réellement été dépénalisé. Il faut se servir de cela pour autonomiser les femmes. Dès que cette loi sera réglementée, nous pourrons aller mettre d’énormes annonces dans la presse disant « tu as le droit d’avorter. Cela va nous permettre d’entamer notre révolution culturelle. »
* L’auteure souhaite remercier Alejandra Scampini et Ana Inés Abelenda.
[1] Il est intéressant de relever que l’avortement a été légal de 1933 à 1938 en Uruguay. Sous la dictature de Terra, soutenue et poussée par les catholiques de l’union civique et du Parti Blanc (le Parti National, NdlT), il a de nouveau été pénalisé.
[2] D’après Lilián Abracinskas, « 60 % de l’opinion publique de ce pays est favorable à la dépénalisation de l’avortement, constituant un front social très large qui inclut toutes les organisations de femmes et féministes, mais aussi la Central Única de Trabajadores, la Federación de Estudiantes Universitarios, les organisations de la diversité sexuelle, d’autres organisations communautaires et des droits humains. Le front social repose sur quatre principes: 1) l’avortement clandestin est un problème de santé publique ; 2) l’avortement clandestin et risqué est un problème de justice sociale ; 3) c’est aussi un problème de démocratie, dans la mesure où ce genre de sujet n’admet pas une seule et unique vérité, et qu’il nous faut des lois qui tiennent compte de la laïcité de l’Etat Uruguayen et de la coexistence pacifique d’une multiplicité de croyances et de valeurs ; 4) reconnaître que les femmes doivent avoir le droit de décider, parce que la grossesse se déroule dans leurs corps et que, ce dernier étant le seul bien matériel de toute personne, nul ni aucun autre intérêt ne peut interférer pour décider de ce territoire. Voilà les quatre piliers sur lesquels se base le consensus du Comité de coordination pour l’avortement légal dans le pays ».
[3] « Loi pour le droit à la santé sexuelle et reproductive » approuvée par la Chambre des sénateurs le 11 novembre 2008.
[4] « La réglementation consacre l’autonomie de la femme pour avorter »
[5] Ana Lima dit : « Nous pensons que le fait d’inclure l’objection de conscience institutionnelle à la loi est très grave. Si les institutions dont la mission/vision ou l’idéologie sont contraires à la pratique d’un avortement s’engagent effectivement auprès de la Santé publique à réorienter les femmes, l’objection de conscience ne peut pas être institutionnelle, sinon bien personnelle. »
[6] Fondée en 1996, La Commission nationale de Suivi est un réseaux d’organisations de femmes de partout du pays.