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Les femmes de Singapour se fraient un chemin entre les écueils de la croissance et l'autoritarisme

DOSSIER DU VENDREDI : Corinna Lim, Directrice Exécutive de l’Association of Women for Action and Research (AWARE), s'est entretenue avec l'AWID sur le thème des répercussions, pour les droits des femmes, de plusieurs enjeux complexes auxquels elles sont actuellement confrontées à Singapour, à savoir la liberté d'expression, l'accès au gouvernement et une croissance économique soutenue fortement dépendante de la présence de travailleurs domestiques migrants.

Par Masum Momaya

La cité-État de Singapour, dans le sud-est de l'Asie, est une métropole de plus de 5 millions d'habitants connue pour sa croissance économique soutenue et son autoritarisme sévère. Corinna Lim, directrice exécutive de l’AWARE, s'est entretenue avec l'AWID des répercussions, pour les droits des femmes, de plusieurs enjeux complexes auxquels elles sont actuellement confrontées à Singapour, à savoir la liberté d'expression, l'accès au gouvernement et une croissance économique soutenue fortement dépendante de la présence de travailleurs domestiques migrants. AWARE est une ONG qui aborde les problèmes nationaux de Singapour à partir de la perspective des femmes, moyennant la recherche, le plaidoyer, l'éducation et les services de soutien, dans le but de promouvoir l'égalité des genres.

AWID : Les médias nord-américains et européens présentent souvent Singapour comme une nation qui réprime l'opposition et interdit la liberté de parole et de réunion dans le but de favoriser la croissance économique et le développement. Est-ce le cas ? Quelles sont les répercussions pour les femmes ?

Corinna Lim (CL): La liberté d'expression est en effet très contrôlée à Singapour. Il faut notamment solliciter une autorisation pour « toute assemblée ou procession de cinq personnes ou plus sur toute voie, place ou lieu public dans le but de a) manifester son soutien pour ou protester contre les opinions ou les actions de quelqu'un ; b) faire connaître une cause ou une campagne ; ou c) marquer ou commémorer un événement. »

En 2000, le gouvernement a mis en place une « zone de libre parole » ou Speaker’s Corner (au parc Hong Lim) où les gens peuvent manifester, organiser des expositions et des spectacles et s'exprimer librement sur la plupart des sujets. Les débats peuvent être organisés sans autorisation préalable. Néanmoins, les gens doivent encore s'inscrire pour manifester leur intention de prendre la parole à cet endroit. Des manifestations peuvent également être organisées au parc Hong Lim pour autant que les organisateurs soient des citoyens de Singapour et que les participants soient uniquement des citoyens et des résidents permanents. Dans la pratique, ces conditions sont extrêmement contraignantes et posent de gros problèmes aux organisateurs.

Plusieurs événements très réussis, tels que le Point rose annuel ont toutefois été organisés au parc Hong Lim. Le Point rose est un rassemblement de personnes qui croient en l'ouverture et en l'amour entre les gens, indépendamment de leur orientation sexuelle. L’année dernière, la première «marche des salopes», ou «SlutWalk», a eu lieu à Singapour et a réuni tous ceux qui condamnent le blâme jeté sur les victimes d'attaques sexuelles.

AWID : À part les canaux réservés à la divergence d'opinion, les organisations de femmes de Singapour ont-elles accès au gouvernement afin de faire pression en faveur de changements législatifs et politiques ?

CL: L’État ne consulte et ne dialogue qu’avec trois organismes autorisés dans le domaine des questions de genre: la People’s Association Women’s Wing, le Comité des femmes et le Secrétariat pour la promotion de la femme du National Trades Union Congress (NTUC) et le Singapore Council of Women’s Organisations (SCWO). Le SCWO est composé de 53 membres, dont AWARE, classifiés en différentes catégories: plaidoyer, affaires et professionnels, groupes internationaux de femmes, travail, sport, communauté, club de services et réseaux de services.

Cette approche particulière ignore l'action positive et de plaidoyer d'un grand nombre de groupes d'intérêt qui s'occupent de questions relatives aux femmes, telles que les femmes porteuses du VIH, l'orientation sexuelle, les travailleuses migrantes, les femmes les plus démunies, les veuves étrangères et les travailleuses domestiques étrangères. Leurs voix indépendantes font cruellement défaut autour de la table pour mener un dialogue constructif.

L'espace réservé au plaidoyer était encore beaucoup plus limité avant les dernières élections générales tenues en mai 2011. Depuis lors, la marge de manœuvre s'est élargie et l'État s’est montré beaucoup plus ouvert à un engagement et souhaite projeter l’image d’un engagement auprès de la société civile.

Dans le cadre de cette ouverture, et parallèlement à l'examen des problèmes actuels de discrimination de genre, AWARE s'efforce actuellement de faire pression sur le gouvernement pour qu'il accroisse le soutien social aux femmes âgées, aux pourvoyeuses de soins, aux femmes handicapées et aux femmes qui connaissent de graves difficultés financières. Au cours des deux dernières années, nous avons participé à l'élaboration du budget national et revendiqué un statut national pour les questions relatives aux femmes.

AWID: Quels sont les défis associés à l'emploi féminin à Singapour ?

CL: Le taux officiel de participation de la main-d’œuvre féminine (depuis 2011) est de 57 %. Malgré un bon niveau de scolarisation, les femmes occupent encore les emplois bas de gamme ou intermédiaires et gagnent moins que les hommes[i], même à qualification égale. Toutefois, aucune mesure précise n'a encore été adoptée pour niveler par le haut la participation des femmes au marché de l’emploi, au-delà de la ségrégation horizontale. Les options qui s'offrent aux femmes restent très restreintes en raison de l'absence de mesures garantissant l'équité de genre et permettant aux deux conjoints, hommes et femmes, de concilier plus facilement la vie familiale et la vie professionnelle. Les services de soutien sont encore lacunaires pour alléger le fardeau des responsabilités associées aux soins et la persistance des femmes sur le marché du travail dépend de façon excessive de l'emploi de travailleuses domestiques étrangères.

Il est très dur d’assurer l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, en particulier à Singapour, où les temps de travail sont les plus longs au monde. Par ailleurs, les régimes de travail plus flexibles ne sont pas monnaie courante. Les femmes sont plus nombreuses que les hommes à abandonner le marché du travail en raison de leurs responsabilités familiales. Singapour affiche également l’un des taux de fertilité les plus bas au monde ; en effet, face aux difficultés de concilier travail et vie personnelle, beaucoup de femmes professionnelles préfèrent retarder le mariage et la procréation.

Un autre enjeu est le harcèlement sexuel : les protections légales actuelles sont insuffisantes et la plupart des entreprises ne prévoient même pas de procédures et de politiques adéquates pour aborder le problème. L'étude 2008 d’AWARE dans ce domaine fait apparaître que 54 % des personnes interrogées ont subi, à un moment donné de leur vie, un type ou un autre de harcèlement sexuel.

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AWID: Certaines femmes sont-elles plus vulnérables que d'autres dans le contexte professionnel ?

CL: Les femmes enceintes, les femmes qui font l'objet de harcèlement sexuel, les travailleuses domestiques étrangères, les étrangères mariées à des hommes de Singapour, les minorités sexuelles, les travailleuses sporadiques et contractuelles font encore l'objet de protections inadéquates. La loi amendée sur l'emploi exclut encore trop de femmes en péril. L'État a toutefois annoncé qu'il allait procéder à une révision de la loi sur l'emploi en 2012; AWARE participera à ce processus qui se déroulera durant le deuxième semestre de l'année

Les étrangères, qu'il s'agisse de fiancées étrangères, de travailleuses étrangères (main-d’œuvre migrante) et d'étrangères travaillant dans l'industrie du sexe, ne jouissent que d'une protection très limitée sur le plan législatif, d'un accès restreint à des services sociaux sous-financés ; elles sont aussi affectées par des questions transfrontalières et courent souvent le risque d'être considérées comme transgressant les lois sur l'immigration.

AWID: Pouvez-vous nous en dire plus sur les travailleuses migrantes à Singapour ? Combien sont-elles ? D'où viennent-elles ? Et quelles sont leurs principales difficultés ? Étant donné l'importance, pour la persistance de la croissance économique à Singapour, de la présence de travailleuses migrantes, en particulier des travailleuses domestiques, est-ce que le gouvernement se montre soucieux de leurs droits ?

CL: La majeure partie des travailleuses migrantes à Singapour sont des travailleuses domestiques étrangères. Transient Workers Count Too (TWC2) -une ONG locale qui s'occupe des problèmes des migrants – indique qu'il existe à Singapour quelque 201 000 travailleuses domestiques étrangères détentrices d'un permis de travail. En d'autres termes, il y a une travailleuse domestique étrangère pour 5 ménages. Elles proviennent, en majorité, d'Indonésie et des Philippines. Un nombre plus réduit provient du Sri Lanka, de Myanmar, de l'Inde, de la Thaïlande et du Bangladesh. Depuis 2006, on observe une tendance à la hausse des travailleuses provenant du Myanmar.

Les principales difficultés auxquelles celles-ci sont confrontées sont les longues journées de travail, l'absence de congé, la surcharge de travail, ainsi que les problèmes relatifs au versement des salaires et au rapatriement. Certaines font également l'objet d'abus et de travail dans des conditions peu sûres. Durant la seule année 2012, huit travailleuses domestiques étrangères provenant d'Indonésie ont trouvé la mort en lavant les vitres d'appartements situés dans des tours d'habitation.

Singapour dépend énormément des travailleuses domestiques étrangères sans pour autant avoir ratifié la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille. Ce n'est que récemment, en mars 2012, que l'État a annoncé l'application obligatoire d'un jour de congé pour les travailleuses domestiques étrangères. Toutefois, cette mesure n'est applicable qu'aux travailleuses domestiques étrangères qui signeront un nouveau contrat à partir du 1er janvier 2013. Actuellement, aucune loi n'oblige les employeurs à donner une journée de congé à leurs domestiques étrangères.

Il est intéressant de noter, à cet égard, que le gouvernement semble plus concerné par le bien-être et la sécurité des travailleuses domestiques étrangères que le grand public. L'annonce de la mesure d'application d'une journée de congé pour les travailleuses domestiques signant un nouveau contrat a suscité de nombreuses critiques.

L’UNIFEM et les ONG Humanitarian Organization for Migration Economics (HOME) et TWC2 ont réalisé ensemble une étude intitulée ‘Made to Work’ (Faite pour travailler) et ont mené une campagne active en faveur de l’octroi d’une journée de congé aux travailleuses domestiques étrangères.

AWID: Souhaitez-vous évoquer d'autres problèmes touchant les femmes de Singapour ?

CL: Il existe actuellement des problèmes préoccupants à propos de l'image corporelle. Une femme moyenne de Singapour dépense environ SGD 200 par mois en produits et services de beauté. L'industrie de la beauté et de la minceur à Singapour est en plein essor. La presse écrite, la télévision et les médias mobiles regorgent de publicités pour les produits et services destinés à améliorer l'image corporelle de façon à répondre aux attentes de la société en matière de beauté. Les directives relatives aux médecins qui travaillent dans l'industrie de la beauté et aux annonceurs qui vantent leurs produits si ostensiblement sont appliquées de manière tout à fait insuffisante.

[i] Rapport MOM 2011 tableau 20. Les travailleurs à temps plein gagnent 3 441, contre 3 099 pour les travailleuses à temps plein.

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Note: Cet article fait partie de la série hebdomadaire des « Dossier de Vendredi (Friday File en anglais) », de l’AWID qui explore des thèmes et évènements importants à partir de la perspective des droits des femmes. Si vous souhaitez recevoir la lettre d’information hebdomadaire « Dossier du Vendredi », cliquez ici.

Cet article a été traduit de l’anglais par Monique Zachary.

Category
Analyses
Region
Asie
Source
AWID