DOSSIER DU VENDREDI – En décembre 2012, le Sénat américain a rejeté la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH). Esmé Grant[i], du Conseil international des États-Unis sur les personnes handicapées (USICD), s’est entretenue avec l’AWID sur les raisons de ce rejet ainsi que sur l’engagement des partisans de ce traité vis-à-vis de sa ratification en 2013.
Par Rochelle Jones
Le rejet de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) aux États-Unis a suscité une grande déception, d’autant plus que les défenseur-e-s des droits des personnes handicapées avaient réalisé un travail remarquable afin de mettre toutes les chances de leur côté pour parvenir à convaincre les États-Unis de rejoindre plus de 129 pays ayant déjà ratifié le traité. Au final, un éventail de facteurs ont joué, y compris certains sénateurs de la droite républicaine ayant réussi à saboter la ratification. Bilan : 61 sénateurs, y compris un certain nombre de sénateurs séniors républicains, ont voté en faveur de la ratification du traité, et 38 sénateurs, tous républicains, ont voté contre. Il aurait fallu à peine cinq voix supplémentaires pour atteindre les deux tiers requis pour la ratification, conformément à la Constitution des États-Unis.
Un accord international qui renforce les droits existants
Esmé Grant, du Conseil international des États-Unis sur les personnes handicapées (USICD), signale que la CDPH est le premier traité international à aborder les droits des personnes handicapées à l’échelon mondial. Bien que la CDPH n’établisse pas de nouveaux droits, Grant indique que le traité apporte une plus grande clarté quant aux obligations des pays de promouvoir, de protéger et d’assurer les droits des personnes handicapées. De très nombreuses personnes handicapées sont discriminées du fait de leur handicap, la CDPH revêt donc une grande importance en tant qu’instrument international permettant de renforcer les droits existants et visant à garantir aux personnes handicapées les mêmes opportunités que n’importe qui d’autre.
Les femmes handicapées sont victimes d’une double discrimination, fondée sur leur sexe et sur leur handicap. Les conséquences du handicap sont particulièrement graves pour les femmes, qui sont confrontées à des difficultés particulières en ce qui concerne leurs droits sexuels et reproductifs. D’une manière générale, les femmes se retrouvent dans une position désavantageuse sur les plans social, culturel et économique, qui limite leurs possibilités d’accéder à l’indépendance et à l’autonomisation et entrave leur participation à la vie communautaire. Grant signale que la CDPH reconnaît les obstacles spécifiques auxquels sont confrontées les femmes dans leur lutte pour un traitement égalitaire. Par exemple, l’article 6 exige aux États parties de « reconnaître que les femmes et les filles handicapées sont exposées à de multiples discriminations » et de « prendre toutes mesures appropriées pour assurer le plein épanouissement, la promotion et l’autonomisation des femmes ». La défenseure des droits des personnes handicapées Ola Abu Al Ghaib signale de quelle manière la CDPH est utilisée par son organisation en Palestine, Stars of Hope Society. Ola lutte en faveur de l’alignement sur les principes de la CDPH, afin de contribuer à l’intégration des femmes handicapées au Moyen-Orient en promouvant leur autonomisation et en les informant sur leurs droits à l’indépendance et à l’égalité dans tous les aspects de leurs vies.
D’après l’USICD, il existe environ 1 milliard de personnes handicapées dans le monde entier, dont 80 % dans les pays en développement. Le président américain Barack Obama a signé la CDPH en 2009, mais sans la ratification de ce traité, les États-Unis limitent tant leur rôle dans sa mise en œuvre que les avantages de celui-ci. Si les États-Unis ratifiaient la CDPH, ils accepteraient alors de participer à une conversation mondiale visant à éliminer la discrimination à l’égard des personnes handicapées dans le monde entier. La ratification permettrait également aux États-Unis d’exporter de manière légitime vers d’autres pays leur modèle de la loi américaine en faveur des personnes handicapées (Americans with Disabilities Act, ADA) sur lequel la CDPH est basée. Grant signale qu’actuellement, les États-Unis ne peuvent pas intégrer le Comité d’experts chargé d’examiner les rapports périodiques des pays afin de les aider à mettre en œuvre le traité. Ils ne peuvent jouer qu’un rôle limité à la Conférence des États parties, qui se tient chaque année à New York et réunit les pays ayant ratifié le traité afin de débattre sur les meilleures pratiques et partager les progrès obtenus dans sa mise en œuvre.
Les raisons derrière le rejet de la Convention : des campagnes de désinformation et une session de « canard boiteux » [ii]
D’après Grant, il existait un appui immense des deux partis en faveur de la ratification, outre le soutien communautaire de plus de 350 organisations de personnes handicapées, de 21 organisations de vétérans et de 26 organisations religieuses. Elle explique toutefois que certains sénateurs ont déclaré ne pas avoir voté en faveur de la ratification car celle-ci a été soumise au vote durant une session de « canard boiteux », c’est à dire durant la période entre l’élection et la prise de fonction du successeur. Il convient aussi de mentionner l’action d’un groupe d’opposition conservateur mené par l’organisation Home School Legal Defense Association (HSLDA) et son groupe affilié Parental Rights sous la direction de Michael Farris. Grant affirme que ce groupe a délibérément désinformé ses membres en leur faisant croire que la ratification du traité nuirait à leurs droits parentaux et impliquerait des changements profonds de la législation actuelle. L’un des principaux mythes qui circulent est que la ratification de la CDPH aura des conséquences néfastes pour les droits parentaux et le droit de scolariser les enfants à la maison, et placera les enfants handicapés sous le contrôle des Nations Unies, en empiétant sur la souveraineté des États-Unis.
Malheureusement, la campagne de désinformation et de peur a suscité une réaction négative à l’égard de l’appui considérable de la communauté et des partis à la Convention. Grant signale que ces rumeurs étaient infondées et qu’une grande coalition de partisans du traité s’efforce de lever le doute et de fournir une information précise. La ratification du traité ne va provoquer aucun changement sans la législation, ne va impliquer aucun coût et ne va céder aucune autorité aux Nations Unies. Par contre, et c’est la raison pour laquelle elle est largement appuyée par les organisations de personnes handicapées et de vétérans, la ratification de la CDPH par les États-Unis va permettre de prendre part à une importante conversation sur la manière de mettre en œuvre le traité.
Grant n’est pas de l’avis que la ratification d’un traité international empiète sur la souveraineté d’un État. Elle signale, en premier lieu, que peu de gens réalisent que les experts du Comité de la CDPH sont des civils et que la plupart d’entre eux sont handicapés. Le Comité d’experts examine les rapports des pays qui lui sont soumis afin de pouvoir les aider dans la mise en œuvre du traité. Toutefois, le Comité ne fait qu’apporter des suggestions et une orientation et n’est pas en mesure de contraindre un pays à faire quoi que ce soit. En deuxième lieu, si les États-Unis ne ratifient pas le traité, ils ne peuvent jouer qu’un rôle limité à la Conférence des États parties, qui réunit les pays ayant ratifié la Convention afin de débattre sur les meilleures pratiques et partager les progrès dans la mise en œuvre.
Cependant, tous les groupes de personnes handicapées ne sont pas pour autant favorables à la CDPH sous sa forme actuelle. Le traité transmis au Sénat en mai dernier comprenait un ensemble de réserves, d’interprétations et de déclarations. C’est ce qui a poussé le Centre des droits de l’homme des usagers et survivants de la psychiatrie (CHRUSP) et d’autres groupes de survivants de la psychiatrie à déclarer qu’une adhésion partielle ne serait qu’un geste symbolique, alors que la législation américaine a besoin d’être modifiée. Cette « troisième force » s’oppose aux réserves, interprétations et déclarations et appelle à adhérer et mettre en œuvre pleinement le traité tel qu’il est écrit. A cet égard, Grant signale qu’après une profonde analyse, l’USICD a déterminé qu’il appuierait le traité proposé dans sa totalité (réserves, interprétations et déclarations comprises) et travaillerait conjointement avec la coalition élargie et le groupe de sénateurs des deux partis favorables au traité afin de promouvoir la tenue d’une séance sur la Convention. Le Sénat a le pouvoir de supprimer, modifier et ajouter des réserves, interprétations et déclarations, mais ce processus ne pourra commencer qu’une fois que les séances commenceront cette année. Personnellement, elle considère que la ratification par les États-Unis du traité sous sa forme actuelle est plus qu’un geste symbolique et que ce pays est en mesure d’avoir une participation essentielle à la CDPH, pour les américains et les intérêts internationaux.
Une ratification en 2013 ?
L’USICD est très heureux de travailler avec une coalition encore plus importante cette année afin de parvenir à la ratification lors du 113e Congrès en 2013, et également parce que la CDPH est basée sur l’ADA. Le conseil signale qu’il est très important pour lui de conserver son rôle de chef de file dans ce domaine et de travailler avec des pays du monde entier ayant déjà ratifié le traité. L’USICD est la filiale américaine de Disabled Peoples International et représente les États-Unis en tant que membre de Rehabilitation International. Ces deux organisations internationales utilisent la CDPH comme modèle des droits dont toutes les personnes handicapées devraient pouvoir jouir dans le monde entier. L’USICD dirige également le projet Global Disability Rights Project, qui fournit des informations sur le cadre du traité et les droits des personnes handicapées aux organisations de personnes handicapées du monde entier, principalement en Asie du Sud et en Afrique de l’Est.
Grant signale que le rejet de la CDPH en décembre dernier a suscité une avalanche médiatique et que ce regain d’enthousiasme est aujourd’hui utilisé par une large coalition qui regroupe plus de 400 organisations américaines sous la direction de l’USICD pour éduquer leurs membres et réseaux et ainsi contribuer à la ratification en 2013. Grant s’exprime confiante que la ratification sera pour cette année compte tenu de cette dynamique positive et du fait que le rejet de décembre s’est dû à un vote réalisé durant une session de « canard boiteux », ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Elle ajoute également que certains des sénateurs ayant voté contre la ratification en décembre se sont engagés à reconsidérer leur position en 2013.
[i] Me Esmé Grant est la responsable du programme des droits des personnes handicapées du Conseil international des États-Unis sur les personnes handicapées (USICD). Elle mène la campagne en faveur de la ratification de la CDPH et œuvre dans le domaine de l’inclusion des questions liées au handicap dans le développement international et de la promotion des droits des personnes handicapées dans le cadre des rapports sur les droits humains des États-Unis et des rapports sur le traité.
[ii] Note de la Traductrice : En anglais, la “lameduck session” correspond à la session du Congrès américain qui se tient en décembre après une élection réalisée en novembre. Cette session se tient avant la prise de fonction des nouveaux élus (président et membres du Congrès), qui a lieu en janvier. Le problème qui se pose est que les décisions prises durant cette période peuvent ne pas être maintenues par la nouvelle administration.