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Les coulisses du meurtre de Berta Cáceres : la complicité des entreprises

En niant s’être rendues coupables d’une violation des droits humains dans le cas de la mort de Berta Cáceres, les entreprises lèvent le voile sur le réseau de complicités et d’impunité qui a provoqué son assassinat.


Berta Cáceres a été tuée le 3 mars 2016, alors qu’elle dormait à son domicile de La Esperanza, au Honduras. Durant plusieurs années, elle avait été harcelée et avait reçu de multiples menaces de mort à cause du rôle qu’elle jouait dans les mouvements de lutte contre le projet de barrage hydroélectrique d'Agua Zarca. Le projet menaçait de couper l’approvisionnement en eau de la communauté autochtone Lenca, au Honduras, ce qui les aurait privés de leur droit à gérer durablement leur territoire et leur fleuve sacré et à en tirer des moyens de subsistance pérennes.

En 2015, Berta Cáceres a vu son travail couronné par le Prix Goldman pour l'environnement. Mais, même avant sa mort, elle a chèrement payé son activisme. À cause de son action, ses filles ont été contraintes de quitter le pays car leur vie était menacée. Dans la ville de Cortés, moins de deux semaines après son meurtre, 150 familles membres du Conseil civil des organisations populaires et autochtones du Honduras (COPINH), fondé par Berta, ont été expulsées de la communauté de Rio Lindo par les police militaire et les forces spéciales dites « cobras ». De plus, Nelson García, un autre membre du COPINH, a été assassiné le jour même où il a apporté son aide à ces familles expulsées.

Berta Cáceres avec des membres de l’assemblée communautaire qui lutte contre le barrage d’Agua Zarca. Photographie publiée avec la permission du Prix Goldman.

Indignation mondiale

L’assassinat de Berta Cáceres, le climat évident de violations généralisées des droits humains ainsi que l’impunité endémique au Honduras ont provoqué une indignation dans tout le pays et dans le monde entier. Celle-ci s’est exprimée sous la forme de manifestations de grande envergure à Tegucigalpa, à New York et dans d’autres villes, des manifestations qui avaient pour but de faire pression sur le gouvernement et sur les entreprises qui ont été complices du meurtre de Berta pour qu’ils réagissent et mettent fin à cette escalade de la violence.

Le jour même de la mort de Berta, Hidroeléctrica Agua Zarca, un projet de l’entreprise privée hondurienne Desarrollos Energéticos, SA (DESA), active dans le secteur de l’énergie, a immédiatement publié une déclaration dans laquelle elle niait toute implication dans le meurtre : « Hidroeléctrica Agua Zarca déclare avec fermeté que le projet n’a entretenu aucun lien direct ou indirect avec le regrettable événement qui a conduit au décès de la cheffe de file autochtone. »

Pourtant, la famille Cáceres et les membres de la COPINH contestent cette position. Dans un communiqué, ils et elles ont désigné DESA comme la source principale des multiples menaces, persécutions et agressions perpétrées à l’encontre de la communauté Lenca et des membres de la COPINH.

Qui sont les personnes impliquées ?

En regardant plus attentivement les personnes qui se dissimulent derrière le projet de barrage d’Agua Zarca, on voit se dessiner des complicités nationales et mondiales impliquant des institutions financières et de grandes entreprises.

À l’échelle nationale, DESA est la société locale spécialisée dans l’énergie qui a été chargée de la mise en œuvre du projet. Cette entreprise est partiellement contrôlée par une riche famille hondurienne, les Atala. Le milliardaire Camilo Atala, l’un de membres de cette famille, a récemment fait de son groupe financier Ficohsa le plus grand conglomérat financier d’Amérique centrale en faisant l’acquisition des avoirs de la Citibank dans la région.

La famille Atala n’a pas vraiment tenté de dissimuler le soutien qu’elle a apporté au coup d’état militaire qui a conduit à la destitution du président démocratiquement élu Manuel Zelaya. Soutenue par l’élite hondurienne du monde des affaires, l’administration Lobo mise en place après le coup d’état a adopté le modèle néolibéral de développement en affichant le slogan suivant : « Le Honduras est ouvert aux affaires ». Pendant la seule année 2010, ce gouvernement a accordé 41 concessions illégales à des barrages hydroélectriques, parmi lesquelles le projet Agua Zarca.

Ces projets de barrage ont, pour la plupart, obtenu des concessions situées dans les territoires autochtones, et ce sans le consentement préalable et éclairé des communautés concernées et en violation flagrante de la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail. Celle-ci exige en effet des gouvernements qu’ils « consultent les peuples intéressés, par des procédures appropriées, et en particulier à travers leurs institutions représentatives ».

Mais le projet Agua Zarca est également financé de manière très importante par certains organismes internationaux, parmi lesquelles la Banque centraméricaine d'intégration économique, l’Agence hollandaise de financement du développement (FMO), le Finnfund (le Fonds finlandais pour la coopération industrielle) ainsi que l’entreprise allemande Voith Hydro. La Banque mondiale a nié toute implication dans son projet via l’IFC (International Finance Corporation), son bras armé consacré au secteur privé.

Les projets ont suivi leur cours malgré la résistance des communautés

Le groupe public chinois Sinohydro, l’une des plus grandes compagnies d’ingénierie hydroélectrique à l’échelle mondiale, avait été à l’origine choisi pour construire le barrage.

Mais, à la fin de l’année 2013, Sinohydro a pris la décision de se retirer du projet Agua Zarca en évoquant ouvertement la résistance opposée par la communauté et en exprimant son indignation face au décès de l’activiste écologiste Tomas García, abattu par l’armée à proximité du site du projet.

En réponse à une question posée par le Business & Human Rights Resource Center (Centre de ressources sur les affaires et les droits humains), le groupe Sinohydro a déclaré ce qui suit :

« Dès les premiers temps de notre implication, nous avons remarqué que ce projet faisait l’objet de graves conflits d’intérêts qui opposaient l’entreprise chargée de la mise en œuvre du projet, c’est-à-dire DESA, et les communautés locales. Ces dernières étaient jugées imprévisibles et incontrôlables par la société mandatée pour la construction. Dans ces circonstances, Sinohydro Corporation Limited a donné l’instruction de suspendre toutes les activités de préparation en cours et, dès le 15 juillet 2013, tout le personnel avait quitté le site du projet. »

En 2013, le retrait surprise de la société chinoise qui a pourtant évoqué les conflits existant avec les communautés locale n’a pourtant pas éveillé les soupçons des bastions affichés des droits humains que sont les bailleurs de fonds hollandais et finlandais du projet. Ces derniers ont poursuivi le projet comme si de rien n’était jusqu’à l’assassinat Berta, un événement cette fois trop scandaleux pour être dissimulé.

Trop timide et trop tard

Quelques heures après le meurtre de Berta, le FMO et le Finnfund ont publié une déclaration dans laquelle les deux institutions déploraient cet assassinat et en appelaient à « une enquête approfondie sur les événements susceptible de contraindre les auteurs de ce crime à rendre des comptes ». Elles ont également dit « travailler actuellement avec leurs contacts au Honduras pour obtenir des informations précises sur le déroulement des événements. »

Mais, le lendemain de la publication de cette déclaration, le FMO a mis à disposition une série de questions-réponses consacrée au projet Agua Zarca et visant de manière évidente à contrer la mauvaise publicité faite au barrage par le meurtre de Berta. Ce document entièrement axé sur les bienfaits du projet promettait notamment de « donner la priorité au recrutement local de personnel et de fournir du matériel scolaire à l’ensemble des élèves des 11 communautés concernées. » En outre, selon ce même document, « le FMO est également conscient du fait que, dans de nombreux cas, nos clients ne possèdent ni les connaissances ni l’expérience nécessaires à la mise en œuvre de projets conformes aux meilleures pratiques environnementales et sociales que notre institution exige… ».

En précisant également qu’il est chargé d’une mission civilisatrice qui vise à « permettre le développement des pays dotés d’une gouvernance défaillante » – les questions-réponse font référence au Honduras en ces termes –, le FMO a écarté tous les doutes sur sa complicité dans des violations des droits humains de quelque type que ce soit. Voici un exemple achevé de « blanchiment écologique » du néocolonialisme d’entreprise.

C’est seulement le 14 mars, après le meurtre d’un autre membre de la COPINH nommé Nelson García, que le FMO a annoncé dans une déclaration sa décision « de suspendre tous ses activités au Honduras, et ce avec effet immédiat. Cela signifie que nous ne nous n’appuierons aucun nouveau projet, ne prendrons aucun nouvel engagement et ne verserons pas les fonds prévus pour les projets existants, notamment dans le cas du projet Agua Zarca »

Le Finnfund a suivi le mouvement et décidé de suspendre les financements accordés au projet, et ce bien que Jaakko Kangasniemi, le directeur général du fonds, ait expliqué à la revue Development Today que « nous pensons toujours que la population des zones concernées désirent que ce projet aboutisse. Mais, à ce stade, il nous est nécessaire d’examiner attentivement la situation ».

Nous saluons cette décision de suspendre les activités, mais il s’agit d’une décision trop timide prise bien trop tard. Le fait de suspendre les activités est loin d’avoir la même portée que le retrait définitif que les membres de la COPINH demandent depuis longtemps.

Complicité étatsunienne, pouvoir illimité des entreprises et impunité gouvernementale

Le Département d’État américain a lui aussi tenté de se laver de ses fautes en admettant avoir apporté son soutien au coup d’état de 2009 au Honduras. Dans une courte déclaration publiée le 4 mars, il propose « le plein soutien des États-Unis pour aider à traduire les auteurs de ce crime en justice ».

Comme l’on pouvait s’y attendre, les États-Unis ne disent pas un mot du fait que de l’aide et des troupes militaires américaines soient toujours présentes sur le territoire hondurien et qu’elles ne fassent qu’alimenter la violence et la répression exercée contre les mouvements sociaux, permettant ainsi au pays d’occuper le haut du classement établi par Global Witness des « lieux les plus dangereux pour les activistes environnementaux ».

Le meurtre de Berta n’est pas un cas isolé de violence alimentée par le contexte spécifique du Honduras, mais il s’agit d’un exemple extrême de complicité meurtrière entre le pouvoir illimité des entreprises, l’impunité gouvernementale et les élites mondiales. Le monde entier regorge de cas illustrant ce type de complicité : au Mexique où les femmes autochtones luttent sans relâche pour protéger les terres de leurs communautés contre des projets de production d’énergie éolienne à grande échelle ; au Brésil où l’effondrement d’un barrage minier a causé la mort de plusieurs membres des communautés locales en 2015 et menace encore les survivants ; en Afrique du Sud où les entreprises pharmaceutiques continuent à bloquer l’accès aux antirétroviraux génériques abordables, privant ainsi de médicaments les communautés les plus pauvres et les plus vulnérables infectées par le VIH ; et, aux Philippines, où les agressions et menaces malveillantes perpétrées par les agents de l’État contre les défenseuses des droits humains qui opposent une résistance à la répression et aux opérations des compagnies minières se sont amplifiées en août 2015, déclenchant la condamnation de la Coalition internationale des femmes défenseuses de droits humains (WHRDIC). De par le monde, il y a des millions de Berta qu’il ne sera simplement pas possible d’arrêter en tuant quelque unes, parce qu’elles sont le germe de la continuité de la lutte.

« Nous devons bousculer notre conscience pour la détacher de la voracité du capitalisme, du racisme et du patriarcat qui, à terme, ne feront que nous mener à notre propre autodestruction », avait déclaré Berta le jour où on lui a remis le Prix Goldman pour l’environnement. Elle ne faisait que décrire le réseau de complicités et d’impunité à l’origine de son assassinat.

En niant s’être rendues coupables d’une violation des droits humains dans le cas de la mort de Berta Cáceres, les entreprises nous ont démontré un exemple frappant de « blanchiment écologique » du néocolonialisme d’entreprise.


Cet article a été originellement écrit et publié en partenariat avec Open Democracy.

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Analyses