En 2016, après le meurtre du commandant Burhan Wani, une figure populaire de la rébellion, le Cachemire sous domination indienne a une nouvelle fois été agité par des manifestations de grande envergure, expressions du désir collectif de liberté de sa population. Ce mouvement de protestation s’est poursuivi pendant plus de six mois et a causé la mort d’environ 100 civil-e-s. Les manifestations organisées par les femmes ont constitué des temps particulièrement forts de cette période.
La journée de la résistance des femmes cachemiries est célébrée le 23 février. Dans cet article, l’écrivaine et militante Essar Batool propose une réflexion sur la lutte des femmes cachemiries pour la liberté.
Je suis une femme qui vit dans la partie du Cachemire placée sous occupation indienne, une zone géographique qui a été au cœur d’un violent conflit pendant des décennies.
L’Inde a répondu aux revendications d’autodétermination de la population cachemirie en déployant 700 000 membres de ses forces armées dans le but d’éliminer toute aspiration à la liberté et d’écraser une rébellion armée forte, selon elle, d’environ 150 combattants. Durant cette période, l’Inde s’est rendue coupable d’innombrables crimes de guerre au Cachemire, parmi lesquels des meurtres de militant-e-s déjà en détention – dits meurtres « extrajudiciaires » –, des disparations forcées, des fosses communes ainsi que des violences sexuelles de la pire espèce.
Ce sont les femmes qui ont le plus pâti, victimes directes et indirectes des violences perpétrées par l’État. Nombre d’entre elles ont perdu des êtres chers : leur mari, leurs frères ou leurs fils, dont certains ont été tués et d’autres ne sont simplement jamais revenus. Cette situation a donné naissance à une nouvelle sous-catégorie de femmes baptisée les « demi-veuves » : des femmes qui vivent dans l’espoir de savoir un jour si leur mari est vivant ou mort. En outre, les forces armées ont utilisé l’arme du viol contre les femmes cachemiries, et les statistiques en la matière sont alarmantes. Si certains de ces cas ont été documentés par les agences internationales qui enquêtent sur ce type de violations – dont Human Rights Watch et Physicians for Human Rights –, la plupart d’entre eux n’ont jamais été jamais signalés.
La réticence des femmes à dénoncer leurs agresseurs s’explique par la peur que les forces armées indiennes ne prennent des mesures de représailles à leur égard, mais aussi par le fait qu’à ce jour, aucun militaire n’a jamais été poursuivi pour violation des droits des humains. Dans les rares cas de saisine de la Cour martiale, les sanctions prononcées revêtent un caractère disciplinaire et non punitif. On peut par exemple évoquer le cas du Major Rahman, jugé en 2004 pour le viol de deux femmes d’une même famille : il a été suspendu de ses fonctions, puis acquitté quelques temps plus tard. Dans un contexte où l’État occupant n’est en rien tenu responsable de ses actes, et pire, dans lequel il a le droit légal, moral et politique de protéger ses forces armées en toute impunité, il est évident que le discours visant à combattre les violences sexuelles perpétrées tant contre les femmes que contre les hommes est dépourvu de toute portée.
Au Cachemire, la violence sexuelle contre les hommes et les femmes est utilisée comme un instrument permettant de réduire à néant la résilience des communautés et des individus.
Elles sont infligées aux hommes pour briser leur résistance psychologique et leur soutirer des informations et aux femmes, porteuses symboliques de l’honneur dans les sociétés dotées d’une structure patriarcale, dans le but premier de soumettre les communautés.
La Coalition de la société civile du Jammu-et-Cachemire a répertorié 7 000 cas de violence sexuelle, dont ceux relevant de la violence sexualisée exercée contre les hommes incarcérés, principalement sous la forme de sodomie. On sait que ces chiffres sont très inférieurs au nombre de cas réels car la honte, la stigmatisation et la peur des représailles créent une atmosphère peu propice à la dénonciation de la violence sexualisée.
Durant les périodes de crise et les manifestations de grande envergure, il semble que des femmes enceintes et malades se soient vu privées de la possibilité de se rendre à l’hôpital à cause du couvre-feu imposé par l’État. Le bilan de l’occupation militaire est désastreux pour les femmes, dans la mesure où elle affecte leur droit d’accès aux infrastructures de base mais aussi leur droit plus général à vivre leur vie dignement, sans craindre pour leur sécurité ou risquer de subir des violences.
Les femmes ont toujours été partie prenante du puissant mouvement d’opposition politique omniprésent au Cachemire, mouvement qui s’est fait connaître grâce à des manifestations longues de plusieurs mois, durant lesquelles des jeunes ont été tué-e-s par les forces armées indiennes, notamment en 2008 et 2010. En 2016, après le meurtre du commandant Burhan Wani, une figure populaire de la rébellion, le Cachemire sous domination indienne a une nouvelle fois été agité par des manifestations de grande envergure, expressions collectives du désir de liberté de sa population. Ce mouvement de protestation s’est poursuivi pendant plus de six mois et a causé la mort d’environ 100 civil-e-s, dont la plupart étaient des adolescents et de jeunes hommes âgés de moins de trente ans. Des milliers de personnes ont été blessées et des centaines de jeunes gens ont perdu la vue à cause des balles et des plombs tirés sur les manifestant-e-s.
Les fréquentes déclarations des représentants de l’État indien qui présentent les manifestant-e-s comme des membres d’une « jeunesse égarée » sont clairement contredites par le fait que des personnes de tous âges, de tous genres et de toutes religions sont descendues dans la rue pour s’exprimer.
Les actions de ce type ne sont toutefois pas nouvelles pour les femmes cachemiries, contrairement à ce qu’ont laissé entendre les médias et autres écrivains qui les ont décrites comme des victimes qui n’avaient souffert que parce qu’elles avaient perdu les hommes de leur famille et qui n’avaient résisté qu’en soutenant ces derniers. L’année dernière, elles ont elles aussi été directement victimes des événements, puisque certaines ont été tuées et d’autres rendues aveugles par les forces armées indiennes qui ont fait feu sur leurs cibles sans prendre en compte ni leur âge ni leur genre. On a signalé un très grand nombre d’agressions physiques ou sexuelles perpétrées par les forces gouvernementales à l’encontre de femmes qui avaient pris part à des marches pour la paix ou dans le cadre de punitions collectives pour avoir participé à des manifestations organisées par des hommes.
Les femmes cachemiries résistent depuis le début de la mobilisation contre l’occupation du Cachemire par l’Inde.
Tout d’abord adeptes d’une forme passive de résistance, elles jouent désormais des rôles plus actifs. Elles ont d’emblée accueilli les hommes et les combattants armés, transmis leurs messages et mis à leur disposition de la nourriture et des abris leur permettant d’échapper aux forces armées indiennes. Elles ont dissimulé des armes, elles ont fait circuler les messages importants et, bien trop souvent, elles se sont interposées entre leurs proches et la mort. Elles ont également chanté la gloire des martyrs et ont ainsi préservé la mémoire de ceux et celles dont le sacrifice ne devra jamais être oublié.
Elles ont agi et en ont subi la conséquence si souvent observée pendant les conflits : leur corps, réceptacle symbolique de « l’honneur » d’une société, a été utilisé pour briser la résistance de la communauté toute entière. À Kunan Poshpora, les soldats de la 4e division des Rifles du Rajputana ont violé entre 30 et 100 femmes du village pour les punir d’avoir, selon leurs dires, « sympathisé avec des militants et les avoir dissimulés avec leurs armes ». Ces femmes témoignent de ce que l’armée, institution typiquement patriarcale, peut faire – et fera – pour faire taire les voix dissidentes qui pourraient s’élever dans une société.
Après ces événements, les femmes n’ont pas hésité à prendre des risques énormes pour leur sécurité en exprimant leur conviction politique, qui rejoignait celle du reste de la population du Cachemire : Azaadi (Liberté). Les femmes ont surmonté les retombées socio-économiques et sanitaires du conflit au cours duquel une balle ou une disparition les a privées du chef de leur famille. Dans le même temps, elles ont continuellement évolué pour devenir les piliers les plus solides de la résistance, tout en transformant les rôles de genre qui prévalent dans leur société et en s’y adaptant. Elles ont abandonné le statut de personne dépendante pour devenir le soutien de famille ; elles ont cessé d’être des membres subalternes de leur foyer pour en prendre la tête. La présence physique des femmes dans les marches en faveur de la liberté n’est pas un phénomène nouveau ou sans précédent – elles y avaient déjà pris part dans les années 1990, au moment où le mouvement armé cachemiri avait atteint son paroxysme. Toutefois, au fil des ans, les femmes ont plus fréquemment envahi les rues et exprimé leur point de vue, souvent armées de pierres.
L’année 2016 a donc été une année comme les autres, une année durant laquelle on a vu les femmes descendre dans la rue pour opposer une résistance collective ; certains de ces rassemblements étaient spontanés alors que d’autres ont été organisés par des groupes de femmes en faveur de la liberté – par exemple Dukhtaran e Milat (Les filles de la nation).
Outre les milliers de femmes anonymes qui se lancent dans des batailles rangées contre les forces armées dans les rues ou qui combattent l’État dans les espaces juridiques ou politiques, des jeunes femmes remettent en cause les récits dominants, les uns après les autres, et brisent ainsi le silence dont l’État indien est parvenu à entourer le Cachemire et ses réalités. Iffat Fatima, une réalisatrice de film indépendante, a notamment réalisé un documentaire intitulé « Khoon diy baarav » (Le sang laisse des traces) qui traite de la question des milliers de disparu-e-s au Cachemire.
Uzma Falak, jeune poète et chercheuse, utilise la poésie pour préserver la mémoire des innombrables incidents qui ont émaillé l’occupation indienne au Cachemire, notamment dans cette série de poèmes qui traitent de la mémoire et de la résistance (en anglais).
« La mémoire n’est pas une victime, mais une survivante
comme les grand-mères, les filles, les pères, les frères,
les femmes, les hommes et les enfants
de Kunan et Poshpur, de Shopian, de Handwor
de Dardpur, de Kopwor, d’Uri, de Srinagar, de Kishtwar...
La mémoire est une blessure purulente :
...le 23 février, le 24 février, le 30 mai, le 28 octobre , le 7 novembre...
...les années 1700, 1800, 1900, 2000... »
Quand nous avons commencé à nous battre pour que l’affaire du viol de masse de Kunan Poshpora soit rouverte et que nous avons écrit le livre Do you Remember Kunan Poshpora ? (Vous souvenez-vous de Kunan Poshpora ?), nous appartenions à un nouveau mouvement qui faisait de la mémoire un outil de résistance (en anglais) contre l’arme de l’oubli qu’utilisait l’État. Ce mouvement a brisé le silence qui entourait le Cachemire et les femmes cachemiries. Les projets qui visent à produire des contre-récits (vidéo sous-titrée en anglais) par le biais de l’art et de la littérature encouragent des jeunes femmes toujours plus nombreuses à créer leurs propres espaces dans une sphère qui était autrefois un bastion masculin.
En envahissant ces espaces, les femmes ont abandonné le statut de mère, de fille ou de sœur qui leur était imposé depuis si longtemps. Elles s’expriment désormais en tant que personnes indépendantes, victimes de l’occupation au même titre que les hommes, voire davantage, en tant qu’être dotés de leur propre capacité d’action et parlant en leur propre nom. Ce sont des femmes qui luttent pour les femmes, créatrices d’une solidarité inépuisable et qui hurlent leur histoire pour mettre à bas les murs de silence édifiés par l’occupant.
Elles jouent de multiples rôles dans la résistance, dont celui de préserver l’intégrité de la colonne vertébrale du mouvement de résistance.
A propos de l'auteure
Essar Batool est une assistante sociale cachemirie. Elle est l’une des requérantes dans l’affaire du viol de masse perpétré par les forces armées indiennes à Kunan Poshpora en 1991. Batool a également co-écrit le livre intitulé « Do you remember Kunan Poshpora ? » et travaille pour que les jeunes femmes puissent disposer des espaces nécessaires à leur expression. Elle a notamment ouvert des espaces de dialogue sur le genre destinés aux jeunes et aux bénévoles de la Coalition de la société civile du Jammu-et-Cachemire qui inventorie les violations des droits humains commises dans cette région.
Voir les oeuvres de Rollie Mukherjee sur la résistance au Cachemire (PDF)