DOSSIER DU VENDREDI: Entre janvier et février 2012, la communauté autochtone Ngöbe-Buglé du Panama a été brutalement réprimée alors qu’elle manifestait contre l’approbation d’une loi qui violait ses droits humains et territoriaux. L’AWID s’est entretenue avec Mariela Arce (1) à propos de cette situation.
Par Gabriela De Cicco
Le Panama est situé sur la péninsule qui relie l’Amérique du Sud à l’Amérique Centrale. Divisé par le Canal du Panama, il est le point stratégique du commerce mondial où se rejoignent les voies maritimes de l’Atlantique et du Pacifique et où se trouve la zone franche la plus vaste de la région. La Comarca (2) autochtone Ngäbe-Buglé, située dans le nord-est du Panama, fut créée en 1997 à partir de terres des provinces de Bocas del Toro, Chiriquí, et Veraguas, suite aux pressions de la part des Ngäbe-Buglé en opposition aux menaces d’exploitation des ressources naturelles et à la dégradation environnementale de la terre de ses ancêtres.
L’économie panaméenne est centrée sur le commerce et les services, en particulier celui du Canal de Panama. Comme nous l’explique Mariela Arce, « au cours des dernières années, et plus particulièrement sous le gouvernement du président actuel Ricardo Martinelli, ce modèle s’est accentué pour se transformer en une bulle spéculative immobilière tendant au développement des mines et des centrales hydroélectriques, et d’autres projets nuisibles aux ressources naturelles dont jouit le Panama. Cela engendre des conflits socio-politico-environnementaux, comme la lutte pour la récupération des terres riches en ressources, qui coïncident avec les territoires des peuples autochtones situés le long de la côte nord de notre pays, ainsi qu’avec les zones protégées. Ils ont cessé, par exemple, de protéger les mangroves de la Baie du Panama, alors qu’elle constitue la barrière écologique qui nous protège des inondations et des dégradations côtières ».
Pour Arce, ce modèle économique « a ouvert les portes à d’importants investissements étrangers, important ainsi une inflation qui a affecté le niveau de vie des travailleurs des secteurs populaires du Panama. Nous avons connu une élévation échelonnée et progressive des prix, car nous dépendons du dollar. D’un côté, cela représentait un avantage dans la mesure où nos fluctuations monétaires n’étaient pas abruptes et nous étions attachés à une monnaie forte. Mais la souveraineté d’une politique monétaire autonome qui nous mettrait à l’abri des hauts et bas nous faisait défaut. Alors quand Washington éternuait, nous attrapions la pneumonie ; c’est dire s’il y a avait une corrélation directe à l’économie étasunienne. »
La lutte pour les droits et la répression
Entre 2010 et 2012, l’Assemblée panaméenne a soumis différents projets de loi à débat et en a approuvé d’autres qui ont modifié le Code des ressources minérales, permettant ainsi les investissements étrangers directs dans le secteur minier panaméen. Cela a engendré un conflit d’intérêts entre le gouvernement et la communauté autochtone de la Comarca Ngöbe-Buglé. « Les Comarcas sont soumises à un régime particulier qui repose sur la structure d’autorité traditionnelle de ces peuples autochtones. La plus importante, en termes territoriaux, est la Comarca Ngöbe-Buglé, et actuellement la plus riche en ressources minérales hydriques », nous explique Arce avant d’ajouter que « les nouvelles lois interfèrent avec les mécanismes de prise de décision et de participation autonome de cette communauté, entravant leur capacité à négocier et à protéger leurs territoires ».
La tenue des débats à l’Assemblée et l’approbation des lois ont donné lieu à des mobilisations populaires de travailleurs et de personnes autochtones et rurales en signe de protestation et en défense des droits des travailleurs et leurs droits territoriaux. En juin 2010, deux travailleurs sont morts pendant le conflit entre ouvriers et patrons dans des compagnies bananières à Changuinola, dans la province de Bocas del Toro. Arce se souvient que les travailleurs en grève avaient été réprimés avec une telle force meurtrière que l’on ignore encore combien de personnes ont été touchées. « C’était la première fois depuis la fin de la dictature militaire que la répression était employée contre la communauté autochtone, laissant des centaines de personnes aveugles après avoir reçu des balles de plomb dans les yeux. Le conflit a pénétré les banlieues des travailleurs ; ce fut un vrai massacre. Alors qu’ils n’avaient que des pierres pour se défendre, les travailleurs ont affronté la police qui, elle, était armée jusqu’aux dents ».
Une nouvelle vague de répression s’est abattue sur le pays en début d’année, lorsque les gens ont protesté au cours des débats pour l’approbation d’une des lois problématiques. La loi approuvée en 2012 fait fi de l’Accord de San Félix, signé le 27 février 2011 entre le gouvernement et le Comité de défense des ressources naturelles et des droits des peuples Ngäbe-Buglé et des paysans (Coordinadora por la Defensa de los Recursos Naturales y Derechos del Pueblo Ngäbe Buglé y Campesino). L’accord prévoit une clause pour créer une loi interdisant explicitement l’exploration et l’exploitation minière dans la Comarca et la protection des ressources hydriques et environnementales de la région Ngäbe-Buglé, et ce tant pour les communautés autochtones que rurales. Cette année, la répression a fait un mort, plus de cents blessés, et un nombre équivalent de personnes détenues ou encore coupées du monde. La communication mobile a été interrompue et des femmes autochtones et activistes qui protestaient pour témoigner leur solidarité ont subi des abus psychologiques, physiques et verbaux.
Le rôle du mouvement des femmes autochtones
D’après Arce, « c’est en 2010 que Comité de défense des ressources naturelles et des droits des peuples Ngäbe-Buglé et des paysans devient visible. Ce Comité, apparu dans un contexte où les autorités traditionnelles retardaient les nouvelles élections depuis des années et aucun-e chef n’avait encore été élu-e, propose donc une alternative au besoin que manifeste le peuple à être représenté. C’est lui qui participe au dialogue avec le gouvernement contre les lois de la réforme du code minier ».
Arce fait remarquer que les peuples autochtones au Panama ont connu au cours des vingt dernières années un processus accéléré de féminisation de leur leadership. « Cela ne veut pas dire que la mentalité patriarcale et machiste des dirigeants ait rapidement changé. Cependant, les chiffres montrent de grands progrès. La féminisation des organisations communautaires autochtones implique aussi l’émergence d’un leadership puissant parmi les femmes autochtones. C’est ce qui a permis à Silvia Carrera d’être la première femme chef jamais élue en 2012 ».
La participation des femmes autochtones à la crise du début de l’année 2012 s’est avérée fondamentale. Les jours où les conflits s’intensifiaient, elles participaient non seulement à la protestation, mais elles se chargeaient aussi de la logistique de protection et de la sécurité. Arce explique comment cette participation a entraîné la violation de leurs droits : « c’est pour cette raison que les gardes les ont attaquées lorsqu’ils sont arrivés, c’est pour ça qu’elles ont été violées et maltraitées, c’est pour ça qu’elles ont été emprisonnées. Les gardes ont compris qu’ils devaient trouver un moyen de les rabaisser, de briser leur estime de soi et les frapper, pour qu’elles se retranchent dans un rôle secondaire. Cet acharnement vicieux contre les femmes n’était pas fortuit. Il représentait une réponse du système répressif à la belligérance comme à l’indéniable visibilité qu’elles révélaient dans les luttes ».
Pour Arce “le mouvement des femmes a perdu de sa netteté stratégique au cours des dernières années. Aujourd’hui, il est avant tout urbain, et confronté au défi de réintégrer une approche nationale, multiculturelle et stratégique qui nous permette de faire face au patriarcat et ses manifestations au Panama. Quelques organisations de femmes sont parvenues à s’associer au Comité national des femmes autochtones de Panama (CONAMUIP) pour mener des actions de défense des droits humains des femmes autochtones, et établir un Rapport des droits humains en collaboration avec autres organisations de la société civile.
La situation après l’accord gouvernemental
En réponse à la crise, une table ronde de négociation est créée le 8 février 2012 à laquelle participent le Comité et la Chef élue, Silvia Carrera, pour y signer l'Accord de San Lorenzo, qui vise à débloquer la situation. Le nouvel Accordqui a été conclu, un peu plus tard au mois de mars, ne satisfaisait pas la totalité des demandes des autochtones, comme c’est le cas du Barrage de Barro Blanco. La création de ce barrage entraînera des inondations qui affecteront les zones adjacentes à la Comarca où vit la population autochtone.(3) Cela inspira à certains acteurs politiques de se sentir écartés de la négociation, de discréditer leurs discours et ignorer ses représentants.
En mai 2012, au Instance permanente sur les questions autochtones de l’Organisation des Nations Unies, le CONAMUIP a présenté un rapport sur les violations des droits humains commises dans la Comarca afin de demander au Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme et des libertés fondamentales des peuples autochtones la création d’une commission pour surveiller la bonne mise en œuvre de l’Accord n°107 de l’OIT concernant la terre, la justice, l’éducation et le travail, et la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Il sollicitait également de sommer le gouvernement panaméen à respecter l’autonomie et l’intégrité de la Comarca Ngöbe-Buglé, ainsi que les droits des femmes Ngöbe-Buglé à une vie libre de toute violence. La requête a également été formulée à l’ONU Femmes et au Rapporteur spéciale sur les droits des femmes de l’Organisation des Etats Américains (OEA) de se rendre au Panama et d’émettre des propositions de soutien pour les victimes et la population de la Comarca Ngöbe-Buglé.
S’il est vrai que de nombreux sujets brûlants sont encore à résoudre et qu’il n’est pas peu probable—à en juger par l’expérience des trois dernières années—que le gouvernement fasse machine arrière et néglige les engagements conclus, le leadership de cette communauté comme celui de ses femmes s’étend aujourd’hui au-delà des frontières. Arce soutient que « la solidarité internationale, encouragée par les circuits environnementalistes et les peuples autochtones ainsi que par les circuits d’organisations féministes, a joué un rôle primordial. Au Panama, cela nous aide à apprendre de notre expérience pour parvenir à une vision qui intègre davantage nos droits humains, et à savoir comment réagir en situation d’urgence comme dans les circonstances actuelles ».
[1] Alianza Ciudadana Pro Justicia / Centro de Estudios y Acción Social Panameño (Ceaspa) y Petateras.
[2] Comarca désigne la division politique particulière du territoire panaméen ; composée de ses habitants, leur culture, leur langue et leur histoire, elle a un niveau élevé d’autonomie administrative et légale conformément à la tradition autochtone.
[3] Nous pouvons citer parmi les points importants de l’accord : l’annulation de toutes les concessions pour l’exploration et l’exploitation des ressources naturelles dans la Comarca et les zones annexes ; les futures demandes de concession devront avoir l’approbation des congrès locaux, régionaux et « comarquales » ; les bénéfices seront administrés par un conseil formé par différents représentants ; en cas d’approbation d’un projet minier ou hydroélectrique, les familles affectées par ce dernier seront indemnisées ; En ce qui concerne le projet hydroélectrique de Barro Blanco actuellement en cours, une commission a été nommée, composée par les mêmes secteurs que ceux ayant intégré la Table ronde de dialogue, pour examiner l’étude réalisée sur l’impact environnemental, mais le chantier ne sera pas interrompu, sauf pour inspection. Un plan intégral de développement sera mis en œuvre à l’intention de tous les peuples autochtones du Panama.