DOSSIER DU VENDREDI – L'accès inégal des femmes aux ressources dans toute économie donnée est largement reconnu comme une source majeure d'inégalité des genres. La privatisation et l'appropriation étatique du foncier autrefois commun touchent celles et ceux qui dépendent le plus de ces ressources pour assurer leurs moyens d'existence.
Par Ana Abelenda
L'AWID s'est entretenue avec la chercheuse indépendante indienne Soma Kishore Parthasarathy[1], qui étudie et analyse le concept de « biens communs » depuis une perspective de genre et la manière dont les femmes rurales en Inde contestent cette réalité en proposant une gestion partagée des ressources communes.
AWID : Comment définiriez-vous les « biens communs » ?
Soma Kishore Parthasarathy (SKP) : Il existe des conceptualisations diverses des biens communs. De manière conventionnelle, ils sont simplement compris comme les ressources naturelles se trouvant en dehors du domaine privé et dont l'usage est affecté à ceux et celles qui dépendent de celui-ci. Mais il ne s'agit pas que des ressources naturelles, il s'agit aussi des ressources liées aux savoirs, au patrimoine, à la culture, aux espaces virtuels et même le climat joue un rôle. Le concept de biens communs est antérieur au régime de la propriété privée et il fournissait une base pour l'organisation de la société. Les définitions données par les entités gouvernementales aujourd'hui limitent ce cadre aux ressources foncières et matérielles. Les tentatives de retrait des biens communs du domaine partagé pour les inclure dans le marché menacent sérieusement les biens communs tels que nous les connaissons, et le mode de vie associé au principe de partage découlant de l'accès à ces biens et leur usage.
Cela touche la pratique culturelle du partage d'espaces et de ressources de moyens d'existence en tant que cadeau de la nature, pour le bien commun, et pour la durabilité de ce qui est commun. Mais aujourd'hui les biens communs sont de plus en plus menacés par les nations et les forces du marché qui les colonisent.
AWID : Pouvez-vous expliquer ce que signifie la colonisation des biens communs ? En quoi celle-ci affecte-t-elle en particulier les femmes ?
SKP : La colonisation des biens communs implique une usurpation prédatrice des biens communs par des parties dans des positions d'autorité et de pouvoir, qui imposent leurs propres règles pour l'accès, l'usage et la régulation des biens communs afin de servir leurs propres besoins, sans grande considération pour les règles et principes d'organisation qui existaient précédemment ni respect pour les besoins et les droits de celles et ceux qui dépendent des biens communs depuis des siècles, tout en ignorant les droits des petits utilisateurs traditionnels et les questions de genre et d'équité.
Prenez par exemple la nourriture. Historiquement, les femmes ont dû fournir la nourriture à leur famille et maintenir les moyens d'existence du fait d'une division traditionnelle du travail dans la plupart des régions du monde. Depuis les années 1980 des chercheurs ont montré qu'environ 60% de la nourriture dans les régions semi-arides provenaient de terres communes[2]. Mais puisque les économies ont été entraînées vers un régime néolibéral fondé sur le marché, l'État, ainsi que des acteurs privés, revendiquent les biens communs pour leur propre profit ou pour augmenter les recettes publiques, tout en permettant à ces acteurs de déterminer comment ces biens communs sont utilisés et répartis et qui en bénéficie. Alors que le foncier est de plus en plus contrôlé par des grandes entreprises industrielles et / ou des projets d'infrastructure soutenus par l'État pour des activités génératrices de profit comme l'extraction minière ou la construction de barrages, les communautés dépendantes de ces terres sont enfoncées encore plus dans la pauvreté. Cela crée un cercle vicieux – plus les personnes sont entraînées dans la pauvreté, plus elles dépendent des biens communs, auxquels elles ont à la fois de moins en moins accès.
Pour les plus marginalisés, y compris les femmes rurales pauvres, les Adivasi (indigènes) et les Dalit(intouchables) en Inde, la mise à l'écart des biens communs met sérieusement au défi leur lutte pour la survie, la maintenance de leurs moyens d'existence et l'autosuffisance. De plus, les importants savoirs traditionnels et le statut social des femmes sont par conséquent affectés, et celles-ci se trouvent de plus en plus écartées des processus de prise de décisions. L'éviction des biens communs a pour conséquence la pauvreté, la famine, la malnutrition et la perte de statut et de moyens d'existence.
AWID : En quoi la récupération des biens communs permet-elle de remédier aux inégalités des genres historiques ou enracinées ?
SKP : En Inde – tout comme dans de nombreux pays du monde – la propriété privée reste une prérogative masculine, les femmes n'y ayant peu accès. En fait, des études récentes montrent que seuls 8 à 11% des terres en Inde sont entre les mains de femmes, et la majorité des femmes qui possèdent des titres de propriété sont veuves. C'est vraiment au niveau des « biens communs », particulièrement pour celles qui sont pauvres, que les femmes ont une certaine autonomie dans la manière d'aborder les besoins de leurs familles en termes de survie et acquérir un certain statut. Il ne s'agit pas de renforcer le rôle des femmes en tant que principales dispensaires de soin, mais de reconnaître leur travail, tout en cherchant des moyens de réponse à leur charge de travail et corriger les schémas biaisés de division du travail.
Il est important de comprendre la manière dont les relations de genre sont modifiées lorsque les femmes sont privées du contrôle et de l'accès aux biens communs. Notre effort devrait être consacré à la restauration des droits légitimes des communautés sur ces ressources, leur permettant d'être autosuffisantes, tout en soutenant des systèmes de gouvernance et d'usage de ces ressources plus égalitaires, qui reconnaissent les rôles des femmes et fournissent des opportunités égales de prise de décisions.
Nous devons viser un changement transformateur en reconnaissant aux femmes un droit égal à revendiquer ces ressources. Si nous voulons observer un changement de paradigme, il nous faut défendre deux points : 1) les communautés ont des droits ; et 2) les droits des femmes et les droits des autres personnes marginalisées doivent être reconnus comme égaux dans ces communautés.
AWID : Quels défis restent-ils à relever pour les mouvements communautaires et les mouvements de femmes en particulier ?
SKP : Il y a des avancées intéressantes dans la loi, mais nous constatons que les questions d'équité de genre sont encore souvent ignorées dans la rédaction de politiques liées aux biens communs. Par exemple, des propositions de loi récentes sur les biens communs ont tendance à profiter plus aux propriétaires de grands cheptels qu'aux petits éleveurs de ruminants. Les éleveurs de ruminants les plus marginaux sont souvent des femmes, alors que les propriétaires de grands cheptels sont susceptibles de détenir d'autres avoirs pour assurer leurs moyens d'existence et leur dépendance aux biens communs est moindre.
Un autre terrain de bataille important concerne la charge de travail disproportionnée des femmes et plus largement la féminisation de l'agriculture. L'augmentation de la charge de travail, ainsi que la division sexuelle du travail biaisée et l'oppression qui y est associée constituent une crise qui s'approfondit pour les femmes, à laquelle s'ajoute une pauvreté croissante. Dans mes travaux de recherche j'ai constaté que les femmes travaillent plus dur mais obtiennent moins en retour. Lorsque la charge de travail augmente et les ressources sont limitées, des conflits naissent dans les communautés qui les rendent plus vulnérables, aussi bien dans les conflits intracommunautaires que ceux avec l'État.
AWID : Quel rôle la formation de mouvements de femmes peut-elle jouer dans la récupération des biens communs ?
SKP : Les structures de pouvoir en Inde ne sont pas seulement fondées sur la domination des castes supérieures mais aussi sur celle des hommes. Nous avons cependant des femmes issues de la base, comme Dayamani Barla du Jharkhand et Keli et Sarmi Bai du Rajasthan[3], qui jouent un rôle actif dans la revendication des biens communs au niveau politique et dans la direction de mouvements. Mais il existe une profonde résistance dans un environnement de prise de décisions dominé par les hommes[4].
L'organisation des femmes au sein de mouvements plus larges afin qu'elles puissent revendiquer et protéger leurs droits est essentielle, de même que l'accès des femmes aux postes de direction et l'établissement de perspectives de genre dans les forums de décisions. En termes d'outils conceptuels et d'expériences, je pense qu'il est important de reconnaître que les femmes sont en train de redéfinir la manière dont elles veulent être impliquées dans ces échanges. Les femmes issues de la base disent qu'il n'y a pas que des titres de propriétés et des ressources en jeu ; il s'agit d'un mode de vie autosuffisant qui apporte autonomie et dignité à chaque individu. Dans les mouvements tribaux, les femmes se sont rassemblées pour revendiquer non seulement des titres conjoints, mais aussi une reconnaissance de l'accès aux ressources pour toutes les femmes, même les filles non mariées, car elles ont également le droit de vivre dignement.
Il ne s'agit pas uniquement de la capacité économique à fournir et maintenir des opportunités de gain matériel, mais de créer des moyens d'existence dans une économie du partage.
Au niveau mondial, l'économie néolibérale domine, mais les luttes avancent et gagnent en force politique. Il est important de créer une solidarité inter-mouvements dans des espaces comme le Forum Social Mondial, par exemple avec le mouvement du Buen Vivir ou Bien Vivre, comme on appelle en Amérique latine la création de moyens d'existence dans une économie du partage. Je vois une tendance positive dans le renforcement de la solidarité des femmes entre les régions et les continents, et leurs rôles plus importants dans la prise de décisions au sein des mouvements qui revendiquent les biens communs. Nous rendons compte de nos pratiques ici en Asie du Sud et apprenons de l'Amérique latine afin de nous assurer que ces stratégies poursuivent un angle féministe.
Le partage des biens communs en dit également long sur la manière dont les relations sociales sont construites. Il s'agit moins de revendiquer des droits individuels que d'aborder des communautés et pratiques qui ont renforcé les liens sociaux dans des systèmes de moyens d'existence fondés sur la communauté.
[1] Soma est géographe et une féministe engagée, elle travaille sur les questions de genre depuis trente ans. Elle a développé un profond intérêt pour l'intersection entre le genre et la planification régionale du développement, et en particulier pour la manière dont les luttes des femmes pour protéger les biens communs peuvent faire avancer la justice de genre, économique et écologique.
[2] Terres dont des communautés dépendent pour leurs moyens d'existence.
[3] Ces femmes sont les leaders de mouvements populaires de base qui luttent contre l'accaparement des terres par les entreprises et les lobbies miniers et issues de communautés résidant en zone forestière, respectivement.
[4] Un article à paraître de Soma Kishore Parthasarathy intitulé « Interrogatins State and Policy: Gender, Land and Natural Resource Regimes in Southern Rajasthan » sera bientôt présenté à la Conférence de l'Indian Association of Women's Studies (IAWS) à Guwahati en 2014.