DOSSIER DU VENDREDI: En novembre 2014, l’Argentine a présenté un nouveau projet de loi qui permettrait aux victimes de violences institutionnelles liées à l’identité de genre d’obtenir réparation. L’AWID s’est entretenue avec l’activiste trans* Marlene Wayar[1], l’une des auteures du projet, sur la portée de ce dernier et certains des débats en cours dans le pays autour de la discrimination et la criminalisation.
Par Gabby De Cicco
Des lois progressives pour les droits LGBTIQ en Argentine
La Loi nº26.618 sur le Mariage entre personnes de même sexe adoptée le 15 juillet 2010 en République argentine marqua un tournant historique pour la communauté LGBTIQ du pays, qui devint ainsi le premier pays d’Amérique Latine à reconnaître ce type de droit. Deux ans plus tard, la Loi nº26.743 adoptée le 9 mai 2012 et plus connue sous le nom de Loi d’identité de genre, accorda aux personnes trans* (travesti-e-s, transsexuel-le-s et transgenres) de faire apparaître le nom et le sexe de leur choix dans leurs papiers d’identité, et ordonna par ailleurs que tout traitement médical adapté à l’expression du genre soit intégré au Programme médical obligatoire, garantissant ainsi une couverture des pratiques dans tout le système de santé, aussi bien public que privé.
À l’époque, ces projets, tous deux concoctés dans les communautés et les organisations LGBTQI, donnèrent naissance à des discussions passionnantes et enflammées sur la reconnaissance des droits, la discrimination et la lesbo-homo-trans-phobie. Aujourd’hui, l’idée est d’aller un peu plus loin. Certaines organisations trans*[2]ont rédigé une proposition conjointe de projet de loi en faveur d’un “Régime de réparation pour les victimes de violences institutionnelles fondées sur l’identité de genre”. Le 11 novembre 2014, Diana Conti, députée du parti au pouvoir Frente para la Victoria ayant entériné le projet, le présenta dans une annexe de la Chambre des Députés.
Pourquoi il est nécessaire de dédommager les victimes
La nouvelle loi vise à créer et octroyer une pension qui sera versée à titre gracieux à toutes les personnes ayant été privées de leur liberté pour des raisons liées à leur identité de genre, et cela sur intervention des forces fédérales de sécurité et/ou sur décision de l’autorité judiciaire ou du Ministère Public sous juridiction nationale ou fédérale. L’appareil de police répressif, dont les décrets[3] ont une longue tradition en Argentine, s’est vu toutefois plus fortement sollicité sous la présidence « de facto » du militaire Juan C. Onganía(1966-1970), son emploi devenant exacerbé au cours de la dernière dictature militaire de 1976 à 1983. Les décrets de police entraient dans le cadre des politiques de persécution et de contrôle social visant à standardiser les groupes sociaux “jugés déviants par le pouvoir étatique, et dont les attributs étaient considérés comme nuisibles à l’État-nation”. Marlene Wayar précise : “Les conséquences les plus terribles que nous a léguées la Dictature (1976-1983) persistent encore, indemnes, près de 30 ans après le retour à l’ordre démocratique : nous avons été et sommes les proies quasi exclusives de ce système policier terrifiant. Nous avons été violées, abusées d’un point de vue économique, soudoyées etc.”
Ainsi que le font remarquer les fondements de la proposition du projet de loi, “les personnes trans*, dont les identités de genre constituaient une violation en soi, étaient donc – et sont toujours, dans de nombreux cas – victimes de l’appareil répressif de l’Etat, du temps de la dictature comme de la démocratie. En ce sens, les travesti-e-s et les transsexuel-le-s étaient des corps brandis comme des aberrations mettant en péril la morale sexuelle.”
La demande de redressement incarnée par cette loi se fonde sur le Principe 28 des Principes de Yogyakarta sur l’application du droit international relatif aux droits humains concernant l’orientation sexuelle et l’identité de genre, qui stipule que : "toute victime d’une violation des droits humains, y compris des violations fondées sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, a droit à des recours efficaces, adéquats et appropriés. Les mesures prises dans le but de fournir une réparation ou de garantir des améliorations adéquates aux personnes aux diverses orientations sexuelles et identités de genre font partie intégrante de leur droit à des recours et un redressement efficaces".
Pour Marlene Wayar, l’importance de cette loi réside dans le fait qu’elle incarne la possibilité “réelle, concrète et honnête d’une réparation des liens et de l’établissement d’un ordre juridique en ce qui concerne la communauté travestie et trans* et les droits humains. Il est très important pour notre communauté que ces excuses soient concrètes, et se matérialisent avec tout le poids, hélas, économique, qui peut paraître futile mais ne l’est aucunement.”
Visibiliser les droits trans*
Cette loi permettra d’aider à rendre visible la façon dont la répression commise et les préjugés à l’encontre du collectif de personnes trans*, travesti-e-s, transsexuel-le-s, transgenre ont affecté, et affectent encore aujourd’hui, leur subjectivité, voire parfois leur existence entière. Wayar remarque : “Nous ne pouvions ni étudier, ni travailler ; nous n’avons pas eu la possibilité d’être aimées ni respecté-e-s, de construire notre identité avec -ou dans- l’estime de soi; impossible d’apparaître aux côtés de nos copains et copines de primaire, de secondaire dans nos albums photos, d’être celles-ceux qui porteraient le drapeau ou élu-e-s meilleur-e camarade de classe… Disons que toutes les personnes partagent une accumulation d’expériences qui nous ont toujours été totalement refusées. Tout cela est amplifié de façon exponentielle quand on pense que nous avons été soumis-es à des persécutions et des humiliations systématiques de la part des forces de police, des forces de sécurité à l’échelle nationale et provinciale.”
Si les décrets de police ont été abrogés dans leur quasi-totalité, de nombreuses provinces comptent encore des Codes d’infractions et/ou de contraventions, utilisés dans les arrestations arbitraires pour vérifier les antécédents des individus. La Fédération argentine LGBT signale dans un rapport que ces codes ont déjà été remis en cause au niveau national et international, tant dans le domaine de la doctrine pénale que dans celui de la lutte en faveur des droits humains, contre la discrimination et la répression.[4]
Pour Wayar, il reste encore beaucoup à débattre dans la société argentine ; que cachent par exemple ces doctrines qui décrètent que “certaines natures abritent potentiellement des natures criminelles en puissance, en se basant sur la couleur de peau d’un être, sa race, sa religion, sa sexualité ou ses choix sexuels et de genre. Cela n’est pas très clair aux yeux de la société, il faudrait aborder la question en adoptant une attitude pédagogique. Nous espérons pouvoir organiser un débat sur le sujet afin que tous et toutes soient sensibilisé-e-s et prêt-e-s à dire « non » d’une voix ferme le jour où le milieu conservateur voudra retourner dans le passé.”
En attendant que la loi soit traitée, ce qui se fera vraisemblablement au mois de mai, la prochaine étape consistera dans le travail préalable à effectuer auprès des commissions des finances et des droits humains. Wayar indique qu’elles-ils travailleront au sein de ces commissions avec les député-e-s sur les textes strictement juridiques, législatifs, ainsi que sur le traitement administratif qui sera accordé aux demandes de redressement. “L’intention de notre projet est qu’une personne n’ait qu’à présenter un extrait de son casier judiciaire pour obtenir réparation ; si quelqu’un-e (une personne ou une institution) a un doute sur son innocence, il ou elle sera chargé-e de présenter les preuves du contraire afin de lui refuser le droit de réparation.”
Wayar, ainsi que d’autres activistes, se préparent actuellement aux réunions officielles où seront entendus plusieurs de leurs témoignages, mais elles-ils savent que la partie la plus corsée du plaidoyer se fera individuellement avec chaque député-e. “Nous nous sommes adressé-e-s aux grands blocs, et nous pensons que si le projet est voté en bloc, on aura gagné. Mais il est évident que chacun-e possède sa propre liberté de conscience et pourrait ne pas voter, ou voter contre le projet. Le plus fort du plaidoyer se fera de façon personnalisée.”
* Les activistes trans* utilisent l’astérisque * pour symboliser la grande diversité d’identités et d’expressions des genres présentes dans leurs communautés, et qui vont au-delà du « féminin » et du « masculin ».
[1] Marlen Wayar fait aussi partie des groupes Futuro Trans, Directrice d’El Teje, et enseigne par aillleurs l’art, en plus d’être psychologue et travailleuse sociale.
[2] Avocat*s pour les droits sexuels (Abogad*s por los Derechos Sexuales , ABOSEX), Asociation de défense pour l’identité travestie et transsexuelle (Asociación de Lucha por la Identidad Travesti y Transexual, ALITT), FUTURO TRANSGENÉRICO et MAL (Mouvement antidiscriminatoire de libération )
[3] L’écrivain et activiste Nestor Perlongher écrivit sous la dictature que “ce que l’on appelle les décrets de police –qui ne sont pas exactement des lois, mais des réglementations internes de la police– autorisent l’arrestation de toute personne soupçonnée de prostitution, d’homosexualité, de « vagabondage », d’ivresse etc. ainsi que sa détention en prison sans intervention de la justice, pour des durées qui oscillent entre 30 jours à Buenos Aires et 90 jours à Córdoba!”, texte inédit de Nestor Perlongher publié dans http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/libros/10-1300-2004-11-09.html
[4] Rapport sur les codes de contraventions et d’infractions des provinces de la République argentine et de la ville autonome de Buenos Aires concernant la discrimination et la répression envers les gays, lesbiennes, bisexuel-le-s et trans*