DOSSIER DU VENDREDI : Déchiffrer les négociations du budget fédéral aux États-Unis – sans mentionner la perspective de genre – n’est pas chose facile. Heureusement, ceci est précisément ce que réalisent plusieurs organisations de droits des femmes.
L’AWID a rencontré Joan Entmacher du National Women’s Law Center (NWLC) et Radhika Balakrishnan du Center for Women’s Global Leadership (CWGL) de l’University Rutgers à qui nous avons demandé d’élucider la rhétorique et de décoder les implications des négociations sur le budget fédéral des États-Unis pour les droits des femmes.
Elles nous expliquent que derrière ce jargon technique et cette politique hyperbolique se cache en fait un débat de fond sur le rôle de l'état, les luttes pour les droits et les ressources et les répercussions sociales de l'austérité.
Par Amanda Shaw
En quoi consiste les compressions budgétaires et comment en est-on arrivé là?
La loi sur le contrôle budgétaire de 2011 (BCA) a établi un dispositif de compressions automatiques afin de pousser le Congrès des États-Unis à adopter un plan à long terme visant à assainir le déficit budgétaire fédéral. Le 31 décembre 2012, la Maison-Blanche et le Congrès ont signé la loi sur l’allègement pour les contribuables (ATRA) pour éviter ce qui a été appelé le gouffre ou précipice budgétaire – une combinaison de hausses d’impôts, de coupes dans les dépenses et l’expiration de certaines dispositions telles que certaines allocations fédérales de chômage prévue pour janvier 2013. L’ATRA a permis d’éviter le gouffre en prolongeant les délais de certaines dispositions qui arrivaient à expiration et en augmentant certaines taxes pour les plus riches. Toutefois, l’accord n’a pas permis de rehausser le plafond de la dette (nécessaire pour permettre aux États-Unis d’emprunter une somme suffisante pour éviter un moratoire) et n’a fait que reporter les réductions de dépenses jusqu'au 1er mars 2013.
A cette échéance, c'est-à-dire il y a deux semaines, le compression automatique est entré en vigueur, obligeant ainsi à l’austérité et à la coupe dans les dépenses intérieures et dans le secteur de la défense pour un montant de quelque $110 milliards par an ($85 milliards pour 2013) durant neuf ans, pour un total de USD 1.000 milliard.[i]
Quel est le résultat réel de l’ATRA?
Les aspects positifs de l’ATRA pour les femmes et les groupes plus pauvres sont notamment le maintien des services de sécurité sociale, Medicaid et Medicare, grâce auxquels les femmes, en majorité âgées, reçoivent un revenu et des soins de santé ; la prorogation des allocations de chômage qui étaient sur le point d’expirer ; et la rénovation des crédits d’impôt pour les familles à moyen et à faible revenu, tels que le crédit d'impôt bonifié pour enfants à charge, le crédit d'impôt bonifié sur le revenu gagné et le crédit d'impôt pour les frais de scolarité pendant cinq ans. L’ATRA a également augmenté les impôts sur le revenu à plus de USD 450.000 (USD 400000 pour un individu) mais a prolongé les allègements fiscaux sur le revenu de l’ère Bush en deçà de ces niveaux.[ii] Il s’agit de la première hausse si importante de l’impôt sur le revenu depuis des années, mais certains estiment que la hausse a été insuffisante et que « la Maison-Blanche a perdu des recettes fiscales qu'elle aurait du avoir ».[iii]
Outre le fait de ne pas résoudre les principaux budgétaires, l’ATRA n’a pas non plus réussi à proroger la réduction des cotisations sociales – ce qui implique dans la pratique que beaucoup de personnes à faible et à moyen revenu seront confrontées à une hausse des impôts, malgré la réduction du taux général d'imposition sur le revenu. L’ATRA n’a pas non plus réussi à éviter les échappatoires à l'impôt sur les sociétés qui, par exemple, permettent à ces dernières d’éviter le paiement d’impôts aux États-Unis en transférant leurs bénéfices à des paradis fiscaux situés à l’étranger.[iv]
Quelle sera l’influence des compressions sur les femmes et les citoyens les plus pauvres des États-Unis?
Cet accord est une mauvaise entente pour obliger les Républicains et les Démocrates à trouver une solution pour assainir le problème du déficit mais les détails sur la mise en œuvre des réductions aux différents niveaux ne sont pas encore définitifs. Différents organismes gouvernementaux ont informé que, du moins de façon provisoire, plusieurs coupes vont avoir lieu dans le budget et le personnel. Des défenseur-e-s des droits des femmes, comme Joan Entmacher du NWLC (organisation qui a suivi de près les négociations budgétaires américaines) dénoncent que les réductions vont surtout répercuter sur les femmes à faible revenu et les femmes de couleur.
Les effets possibles de ces compressions sur les femmes ont été analysés par le Center for American Progress, entre autres. Les réductions en éducation, santé et dans la fonction publique pourraient avoir des conséquences néfastes sur les femmes et les citoyens les plus pauvres qui dépendent de, ou travaillent pour, ces programmes. Par exemple, les coupes effectuées dans le programme Head Start (programme intégral d'éducation et de nutrition) pourraient laisser quelque 7.000 enfants sur la touche et provoquer une perte potentielle d’emplois de professeurs et d’accompagnateurs et personnels liés à l’éducation spéciale.[v] Les réductions de programmes de santé pour les femmes comme Title X (programme de planification familiale des États-Unis) pourraient fortement toucher les femmes à faible revenu. Les programmes pourraient être amputés de lus de USD 20 millionsen vertu d’une loi récemment adoptée, le Violence Against Women Act, entre autres services prévus pour lutter conte la violence domestique.
Les compressions de programmes de nutrition pour personnes âgées, femmes et enfants, comme Meals on Wheels (services de repas à domicile) et le Special Supplemental Nutrition Program for Women, Infants, and Children (programme spécial d'assistance alimentaire complémentaire pour femmes, nourrissons et enfants) du Département de l’agriculture, ainsi que d’éventuelles réductions dans les services de santé mentale et le traitement du VIH et du Sida, pourraient avoir des conséquences néfastes pour les femmes.
De manière significative, quelque 70.000 emplois publics pourraient disparaître, ce qui toucherait les femmes de façon disproportionnelle car elles représentent près de 60 % des travailleurs/euses de la fonction publique. En outre, des réductions de programmes d’aide extérieure pour un montant de USD 1.8 milliard – en particulier dans les budgets en matière de santé (USD 400 millions) et d'aide alimentaire (USD 70 millions) – auront des répercussions négatives sur les femmes et les organisations de femmes à l’échelle mondiale.
Débat plus approfondi
Si ces compressions obligent, à juste titre, à tirer la sonnette d'alarme, il est important de souligner que les politicien-ne-s américain-e-s ont encore la possibilité de réagir et que ceci n'est que la phase la plus récente d'un débat politique de longue durée sur la façon de réduire le déficit du budget fédéral (en augmentant les revenus et/ou réduisant les dépenses). « La réelle bataille est de savoir s'il faut ou non augmenter les recettes fiscales, ce qui est au fond un profond débat partisan », explique Entmacher. « La question ne semble pas à première vue concerner les femmes mais celles-ci dépendent beaucoup plus des programmes qui font l'objet de réductions, elles ont des revenus moindres, sont souvent cheffes de ménage et peuvent tomber plus facilement dans la pauvreté à toutes les étapes de leur vie; c'est pourquoi cette approche de réduction des dépenses les touche énormément. Et pourtant, les républicains du Congrès des États-Unis défendent depuis très longtemps la priorité de la réduction des dépenses intérieures pour équilibrer le budget fédéral alors que les démocrates tendent à mettre l’accent sur l'élimination des échappatoires fiscales pour accroître les recettes.
Radhika Balakrishnan du CWGL estime que « la politique fiscale touche tout le monde » et ce problème doit être abordé du point de vue du contribuable. Les systèmes fiscaux qui se fondent essentiellement sur les ventes ou la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) pour accroître les recettes peuvent avoir des effets disproportionnés sur les femmes et les ménages les plus pauvres ou sur le temps requis pour partir de zéro.[vi] Balakrishnan souligne que ce concept de la fiscalité indirecte aveugle aux questions de genre se fonde sur l’hypothèse selon laquelle la main d’œuvre féminine est « complètement flexible », c'est-à-dire qu’elle peut s’accroître ou diminuer en fonction de l’évolution des prix, et que, par conséquent, les véritables coûts de ces mesures d'augmentation des recettes ne sont pas pris en compte.
À côté du problème ?
Les négociations budgétaires se poursuivent, mais Entmacher pense que ces débats se déroulent, pour la plupart, en marge du véritable problème: « Ces délais et ces crises sont tous artificiels et d'origine politique. L’économie des États-Unis est en bonne santé, nous pouvons obtenir des crédits dans le monde entier, nous pouvons emprunter à des taux d’intérêt faibles et les sociétés affichent des profits substantiels. Nous ne sommes pas en faillite, par conséquent nous ne devrions pas nous comporter comme si les États-Unis étaient au bord de la banqueroute. Plutôt que de nous soucier de ces délais artificiels, nous devrions nous pencher sur certains problèmes de l’économie réelle, à savoir que nous n’avons pas assez d’emplois dont la rémunération soit juste et décente ». Elle ajoute, à propos de la réduction du déficit, que « nous devons éliminer certaines échappatoires fiscales des sociétés et prendre certaines mesures, telles que les subventions au secteur agroalimentaire.»
Les effets des compressions sur l’ensemble de l’économie méritent en effet un examen approfondi. Selon le Center for American Progress, les compressions pourraient même inverser la tendance à la reprise économique des États-Unis. Balakrishnan affirme que les États-Unis pourraient tirer des leçons de l’expérience de pays comme l’Irlande, car « de nombreux pays ont enregistré une hausse de leur endettement à la suite de la crise économique mondiale » et ont mis en œuvre des programmes d’austérité. Ces programmes ont été un réel coup de frein pour ces économies. Même le FMI a reconnu qu’avoir recommandé cette austérité était une erreur. En définitive, l’absence de croissance aggrave les déficits sur le long terme. Aux États-Unis, le problème le plus sérieux n’est pas la dette ni le déficit. Notre problème le plus grave est le chômage et le manque de productivité de l’économie. La recherche d’une solution à ces problèmes va nous aider à sortir de cette situation ». Pour en savoir plus sur le travail du CWGL en matière de genre, de droits humains et d’économie, veuillez cliquer ici.
De nombreuses organisations de droits des femmes partagent cette opinion et demandent aux politiciens de recentrer les priorités sur la captation de recettes fiscales moyennant l’élimination des échappatoires fiscales, la création d’emplois, le relèvement du salaire minimum, et de garantir la sécurité économique des femmes moyennant l’application de politiques volontaristes en matière de santé, d’éducation des enfants et de retraite, et aussi de repousser les attaques contre les droits reproductifs des femmes.[vii]
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[i]Institute for Women’s Policy Research (IWPR). “The ‘Fiscal Cliff’ Fix -- The Good, the Bad and the Ugly” 3 janvier 2013. Voir : http://www.iwpr.org/blog/2013/01/03/the-fiscal-cliff-fix-good-bad-and-ugly/
[ii]Le taux de l’impôt sur le revenu a été relevé à plus USD 450.000 pour les couples mariés (USD 400.000 pour les individus), à un taux maximum de 39.6 %. Les impôts sur les revenus des dividendes et les plus-values ont également augmenté de 15% à 20% pour les contribuables ayant des revenus supérieurs à ces niveaux. Bien que ces réductions d’impôt et ces hausses des taux d’imposition sont décrites comme « permanentes », elles pourraient être modifiées par le Congrès. Pour plus d’informations (en anglais), veuillez consulter le National Women’s Law Center (NWLC) (2013)“A Roadmap to the 2013 Federal Budget Debates,” Actualisé en février 2013.
[iii] Institute for Women’s Policy Research (IWPR). “The ‘Fiscal Cliff’ Fix -- The Good, the Bad and the Ugly” 3 janvier 2013.
[iv] Citizens for Tax Justice (CTJ). “Revenue Impacts of the Fiscal Cliff Deal.” janvier 3, 2013, pg. 3.
[v] La Maison blanche, Bureau du chef du service de presse, “Fact Sheet: Examples of How the Sequester Would Impact Middle Class Families, Jobs and Economic Security” février 08, 2013.
[vi] Programme de développement des Nations Unies (PNUD) (2010) “Taxation“ Issues Brief, Gender Equality and Poverty Reduction, No. 1, avril 2010. pg. 4.
[vii] Entrevue, Joan Entmacher, NWLC.