L’AWID s’est entretenue avec Alejandra Burgos, de la « Colectiva Feminista para el Desarrollo Local » (Collectif féministe pour le développement local) et Morena Herrera, Présidente de la « Agrupación Ciudadana para la despenalización del aborto » (Rassemblement citoyen pour la légalisation de l’avortement) à propos de la recrudescence des attaques diffamatoires de la part de groupes fondamentalistes religieux à l’encontre de ces deux organisations salvadoriennes.
La République du Salvador est l’un des sept pays d’Amérique Latine et des Caraïbes possédant des lois interdisant totalement le recours à l’avortement[1]. Dans ce pays, non seulement on poursuit en justice les femmes qui font des fausses couches ou qui auraient besoin de se faire avorter, mais en plus certains groupes catholiques fondamentalistes pro-vie se chargent de monter des campagnes de diffamation à l’encontre des activistes qui défendent ces femmes. Ils mènent leurs actions par l’intermédiaire de plateformes virtuelles ainsi que dans les journaux les plus vendus du Salvador, lesquels comptent parmi leurs plus hauts dirigeants des personnes liées à ces groupes.
AWID: Votre travail a pour la première fois été la cible de ces attaques en 2013, alors que vos deux organisations défendaient le cas de « Beatriz ». A votre avis, quelles sont les raisons qui ont suscité un retour aux hostilités ? Y-a-t-il un élément particulier dans le contexte de votre travail qui aurait pu relancer ce type d’attaques ?
Morena Herrera (MH): Les expériences que nous avons accumulées dans le cadre de la défense des femmes incriminées ont révélé que le harcèlement et la criminalisation des femmes au Salvador ne constituent pas un cas isolé.
En avril 2014, nous avons présenté 17 recours en grâce et avons démontré l’injustice et la violation systématique des droits de certaines femmes, présentant toutes un profil commun : elles vivent en situation de pauvreté, ont un niveau d’éducation peu élevé, sont relativement sans défense et vivent dans des contextes d’insécurité familiale et sociale. Elles sont généralement vendeuses ambulantes, vendeuses de marchés, travailleuses domestiques ou femmes au foyer dans des zones rurales et parfois même étudiantes aux niveaux d’éducation très faibles. On nous a accordé deux recours en grâce sur les dix-sept, dont celui de Guadalupe, qui est peut-être le plus emblématique.
Tout cela a provoqué la riposte immédiate de personnes et de groupes très conservateurs, dont le but évident était de détruire nos organisations, du moins civilement. Ils cherchent à détruire les personnes en les privant de leur droit à défendre des droits.
AWID: Qui sont les acteurs de cette violence médiatique ? Comment a été menée cette campagne de diffamation ?
MH: À l’échelle locale, on trouve la Fondation Sí a la Vida, un site internet et un groupe de personnes qui s’appellent Vida SV, une filiale de Sì a la Vida. À l’échelle internationale, on a Aci Prensa, dont le siège est au Pérou, et InfoVaticano. Ces groupes se sont servis des plateformes sociales et des médias pour nous accuser de faire l’apologie d’un délit et ont appelé l’État à enquêter sur nous. Dans cette campagne visant à nous discréditer, ils ont aussi utilisé de nombreuses photos personnelles et même mon nom.
Certaines de leurs publications appellent à des actes de haine, laissant penser que les chrétiens ne sont pas pacifiques et que cette lutte est écrite dans le sang et le feu. Vous pouvez imaginer que, dans un pays comme le Salvador, où les violences sociales et criminelles et le crime organisé font grimper le nombre d’homicides, un appel à la violence ne passe pas inaperçu. Les tueurs à gage sont à l’ordre du jour. Nous avons mené notre enquête et il apparaît que certaines de ces personnes ont été en rapport avec des personnes aux États-Unis, elles-mêmes liées à des attentats ayant frappé les médecins de cliniques qui pratiquaient l’avortement.
Alejandra Burgos (AB): Dans un pays comme le nôtre, où des centaines d’assassinats sont recensés chaque mois, cette campagne ne fait que nous exposer davantage à des attaques violentes, qui pourraient être minimisées et passer pour des cas de délinquance banale, maquillant ainsi le fait qu’elles sont la conséquence de la stigmatisation que ces publications engendrent à notre égard.
AWID: D’après vous, qu’est-ce qui motive ces groupes fondamentalistes à mener ce genre de campagnes ?
AB: Ils tentent de diaboliser les droits sexuels et reproductifs. Ils cherchent à délégitimer la défense de ces droits comme une défense des droits humains. Ils cherchent à induire la peur, et que cette peur nous empêche de continuer à nous battre en faveur d’un dialogue ouvert, instruit, scientifique, éthique et axé sur les droits humains afin de promouvoir la légalisation de l’avortement thérapeutique, éthique et eugénique.
Nous pensons que l’agressivité de leurs attaques est liée au fait que la population ne perçoit plus ce sujet de la même façon. Les gens cherchent à s’informer et réalisent que c’est un problème social qui n’est pas le cas isolé d’une ou deux femmes, et que beaucoup de femmes se rendent aujourd’hui dans les hôpitaux publics pour interrompre une grossesse qui met leur vie en danger, ou pour avoir accès à certains médicaments ; il s‘agit souvent de grossesses imposées, pour des femmes qui n’ont pas été suivies après avoir subi une agression sexuelle.
Face à cet éveil de la société salvadorienne, ces groupes se sentent menacés dans leur pouvoir et dans leurs certitudes qui sont ébranlés, et bon nombre de leurs déclarations virent alors à l’absurde, à l’extrême et à la violence. Ils n’ont pas d’arguments tangibles susceptibles d’alimenter un débat ni de remettre en cause nos idées.
MH: Nous sommes parvenues à établir un dialogue avec certaines institutions publiques responsables de fournir des solutions aux problèmes. En avril dernier par exemple, nous nous sommes réunies avec les présidents des trois pouvoirs de l’État suite à la visite d’Amnesty, ou encore avec nos collègues du Centre des droits reproductifs des États-Unis et d’autres organisations centre-américaines. Ainsi, les groupes fondamentalistes cherchent à nous discréditer pour nous empêcher de poursuivre ces dialogues.
AWID: De quelles façons se répercute cette campagne de diffamation dans votre vie quotidienne ?
MH: Je pense qu’il est important d’admettre qu’elle génère des peurs, et il faut contextualiser ces dernières dans la conjoncture de grande insécurité qui est celle du Salvador actuel.
Heureusement, cela ne nous a pas fermé les portes. Au contraire, des organisations et des personnes nous ont immédiatement contactées après la parution des articles pour nous dire qu’elles souhaitaient nous apporter leur soutien et leur solidarité ; elles ont même lancé des messages de soutien.[2]
Il y a aussi le temps et l’énergie qu’elle nous prend ; il est difficile de ne pas y prêter attention, car ces campagnes de diffamation sont très insistantes. Nous avons réaffirmé notre intention de poursuivre notre travail, mais le fait de devoir penser à nous défendre de ces attaques nous prend une partie de notre énergie.
AWID: Quelles sont les stratégies que vous mettez en œuvre pour contrer ces attaques médiatiques dont votre travail est la cible ?
AB: Nous avons signalé les faits à différentes organisations alliées à l’échelle nationale et internationale, surtout aux organisations régionales, afin de commencer à faire circuler une série de lettres pour relater la situation à laquelle nous sommes confrontées. Par exemple, l’Iniciativa Mesoamericana de Defensoras de Derechos Humanos (Initiative méso-américaine pour les défenseuses des droits humains) a adressé un rapport d’information au Rapporteur spécial sur la situation des défenseurs des droits de l’homme ; nous avons aussi informé le Rapporteur sur la santé, le Bureau du Haut-Commissariat aux droits de l'homme , ainsi que les institutions compétentes du Salvador telles que le Procuraduría para la Defensa de los Derechos Humanos (Procureur des droits humains) et le Instituto para el Desarrollo de la Mujer (Institut pour le développement de la femme).
Nous avons réclamé le droit de réponse au journal ayant diffusé cette publication de façon irresponsable. Nous savons que le délai est dépassé, puisque cela fait près d’un mois que nous avons présenté notre droit de réponse conformément au droit de réponse prévu par la loi de notre pays. Par conséquent, nous sommes sur le point d’engager une action en justice concrète contre ce journal et les personnes ayant publié des informations erronées et diffamatoires contre nous.
AWID: Qu’en est-il des autres présentations ? Avez-vous obtenu une réponse que ce soit, des signaux de soutien, un engagement à enquêter ?
AB: Oui. Les équipes de travail du Rapporteur sur la santé et du Rapporteur spécial sont en contact avec nous et attendent que nous leur fassions parvenir la réponse du journal ainsi que la procédure judiciaire que nous lui imposerons. Une fois ces informations envoyées, les Rapporteurs prendront la décision d’entamer ou non des communications avec l’État salvadorien. Pour le moment, ils nous ont adressé un accusé de réception et nous savons qu’ils sont attentifs à la situation, tout comme le Haut-Commissariat aux droits de l’homme.
AWID: Comment se manifeste le soutien que vous recevez des féministes et des mouvements pour les droits humains ?
MH: Certaines organisations féministes commencent à envoyer des courriers à l’Ambassade du Salvador de leurs pays pour exprimer l’inquiétude générée par ces attaques et demander à l’État du Salvador de garantir nos droits à défendre des droits. C’est une action qui est menée dans chaque organisation vis-à-vis des ambassades.
Il est important de démasquer ces campagnes de diffamation. Nous devons encourager les actions solidaires, les expressions de soutien, utiliser les réseaux sociaux et, dans la mesure du possible, les voies diplomatiques dont bénéficient les pays pour exprimer ces inquiétudes et faire que les messages soient transmis au gouvernement du Salvador.
AB: L’Iniciativa Mesoamericana de Defensoras de Derechos Humanos a décidé de lancer une pétition en ligne pour encourager les gens à signer et que ces lettres puissent parvenir au Procuraduría para la Defensa de los Derechos Humanos et à l’Instituto para el Desarrollo de la Mujer et à d’autres institutions garantes du droit à défendre des droits et des droits des femmes.[3]
Nous invitons tout le monde à signer cette pétition et montrer sa préoccupation et son soutien à une lutte qui est légitime. Nous nous battons pour que les femmes qui ont été privées d’une défense légitime et efficace puissent l’obtenir, et défendons ces femmes qui doivent faire face à des situations comme conséquence de la pénalisation de l’avortement.