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Argentine: Pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit

DOSSIER DU VENDREDI: Le travail intense d’articulation des féministes et du mouvement des femmes d’Argentine a donné naissance en 2005 à la Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit. L’AWID s’est entretenue avec la sociologue et activiste Claudia Anzorena sur les objectifs et les résultats positifs de la campagne.

Par Gabriela De Cicco

Le 28 septembre[1] est la Journée de la dépénalisation de l’avortement en Amérique latine et dans les Caraïbes (ALC). Depuis plusieurs années, la Campagne 28 septembre est menée et coordonnée à l’échelon régional. Chaque pays entreprend différentes actions au cours de cette journée, conformément aux progrès accomplis ou aux reculs enregistrés dans le domaine des droits sexuels et reproductifs. L’objectif de cette mobilisation, avec ses différentes variantes, est d’obtenir la reconnaissance, dans toute l’Amérique latine et les Caraïbes, de l’avortement légal et sûr comme droit reproductif « constitutif des droits humains qui doivent être exercés dans le cadre de l’établissement d’État laïc promouvant la justice sociale et l’égalité des sexes ». [2]

AWID: Pourrais-tu nous décrire la situation actuelle des droits sexuels et reproductifs en Argentine ?

Claudia Anzorena (CA): L’Argentine s’est dotée de deux lois, au terme de longues années d’activisme, de lutte et de la promulgation de plusieurs législations à l’échelon de différents districts provinciaux. La Loi 25.673 a porté création du Programme national de santé sexuelle et reproductive, en 2003, et la Loi 26.150 créa le Programme national d’éducation sexuelle intégrale, en 2006. La mise en œuvre de ces programmes se heurte à de nombreux problèmes en raison des problèmes suscités par les groupes conservateurs et religieux, par exemple, des médecins qui, au nom de la morale, ne parlent pas de la contraception aux femmes et se refusent à leur prescrire des contraceptifs ; des enseignants et des parents qui s’opposent à ce que leurs enfants reçoivent une éducation sexuelle à l’école ; et des gouvernements qui, ne les considérant pas primordiaux, manquent de volonté politique et ne fournissent pas les ressources nécessaires pour élargir la couverture de ces programmes. En Argentine, l’Église catholique s’est farouchement opposée à l’extension des droits des femmes, en particulier en ce qui concerne la sexualité, et à la diversité sexuelle. »

AWID: Ces lois prévoient-t-elles l’accès à l’avortement?

CA: Non. L’avortement est pénalisé depuis 1921 (Article 86 du Code pénal), sauf dans trois cas: lorsque la vie et la santé et de la femme enceinte sont en danger, lorsque la grossesse est le résultat d’un viol ou lorsque la victime de ce viol est une femme handicapée mentale.

Il est toutefois très difficile pour les femmes d’avoir accès à l’avortement même dans les cas prévus. Elles sont souvent traînées en justice de façon injuste ou les motifs font l’objet d’interprétations restrictives, rendues possibles grâce à l'ambiguïté du texte, pour empêcher l'accès à l'avortement dans le cas de viols des jeunes filles ou de femmes handicapées mentales.

Les femmes qui doivent être hospitalisées à la suite d’un avortement, qu’il soit provoqué ou non, font l’objet de mauvais traitements et sont menacées de dénonciation à la police. Ceci est la raison pour laquelle les femmes attendent le plus longtemps possible, lorsque leur état est particulièrement grave, pour demander de l’aide à l'hôpital. Il s’agit souvent, dans ces cas, des femmes jeunes et pauvres qui n’ont pas les moyens de se faire pratiquer un avortement clandestin dans des conditions adéquates.

Après que certains cas aient été rendu publics (LMR et Ana Maria Acevedo) et que l’État ait dû se prononcer, le Ministère fédéral de la santé a émis un Guide de soins pour la prise en charge humanitaire après l’avortement et un guide de soins pour les avortements non punissables, qui sont très peu utilisés.

On estime que quelque 500 000 avortements sont pratiqués chaque année en Argentine. Dans ce contexte, l'Argentine est l'un des pays américains qui présente le taux de mortalité maternelle le plus élevé (deux fois plus qu’en Uruguay ou au Chili), la principale cause de ces décès étant les complications dues à des avortements pratiqués dans des conditions précaires.[3] Depuis le rétablissement de la démocratie en 1983, plus de 3000 femmes sont mortes des conséquences d’un avortement clandestin. Plusieurs Organismes internationaux de défense des droits humains ont interpellé l’Argentine pour dénoncer cette situation, recommandant aux autorités de modifier la législation argentine en la matière.

AWID: Quel était le contexte sociopolitique lors du lancement de la Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit et quel en est l’objectif ?

CA: La crise qui a frappé l’Argentine en décembre 2001 a provoqué une recrudescence de la mobilisation sociale et populaire ; dans ce contexte, des groupes et des organisations féministes anciens et nouveaux, ont brandi avec vigueur une de leurs revendications premières : la légalisation de l’avortement et les droits sexuels et reproductifs.

La Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit est le fruit des Encuentros Nacionales de Mujeres (ENM) (Rencontres nationales de Femmes), réunions annuelles tenues dans différentes régions du pays et auxquelles participent des femmes issues de milieux très divers qui sont aujourd’hui plus de 25 000)

Les ENM tenues à Rosario (2003) et Mendoza (2004) ont donné naissance à la Campagne qui constitue aujourd’hui une vaste alliance fédérale qui permet d’articuler et de récupérer une partie de l’histoire des luttes menées dans notre pays pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit. La Campagne a été lancée le 28 mai 2005 à Cordoba et a fait preuve, depuis lors, de la capacité et la force pour coordonner plusieurs actions de façon simultanée dans différentes régions du pays autour du slogan : « Éducation sexuelle pour décider, contraceptifs pour ne pas avorter, avortement légal pour ne pas mourir ».

La Campagne a agi comme une espèce de « parapluie », de plate-forme nationale de solidarité et de soutien à toutes les activités menées dans l’ensemble du pays. Nous sommes présentes dans 17 des 24 provinces. Bien que promue par des groupes féministes, la Campagne reçoit aujourd’hui le soutien et la collaboration de quelque 300 organisations sociales, de droits humains, syndicales, d’étudiants, universitaires, entre autres.

Notre principal objectif est la légalisation et la dépénalisation de l’avortement en tant que problème de santé publique, de justice sociale et de droits humains des femmes. Nous avons passé deux ans à discuter et à élaborer un projet de loi pour permettre l’interruption volontaire de la grossesse sur décision de la femme enceinte durant les 12 premières semaines de la grossesse et sans délai dans les cas de viol ou de menaces à la santé de la femme. Le projet vise la dépénalisation des femmes et des professionnels qui réalisent des avortements avec le consentement des femmes et prévoit que les avortements pratiqués dans les cas visés par la loi soient garantis par le système de santé.

Ce projet a été présenté au Congrès national argentine en 2010 et a été signé par 50 député(e)s de presque toutes les tendances politiques. Nous réalisons actuellement des actions de lobby parlementaire pour accélérer le débat et l’approbation de ce projet de loi.

La Campagne a également introduit la couleur verte comme symbole de la lutte pour l’avortement légal en Argentine et à travers différentes activités, nous avons sensibilisé la population sur la nécessité de légaliser l’avortement en Argentine.

AWID: Pensez-vous organiser une activité particulière pour le 28 septembre ? Quel est votre objectif pour la Campagne de cette année?

CA: Pour le 28 septembre prochain, nous avons prévu un récital de Liliana Felipe à Buenos Aires. Liliana est une chanteuse argentine qui vit au Mexique et qui est très engagée dans la lutte pour les droits humains et les droits des femmes. Les activités qui se tiendront cette année dans les différentes régions du pays auront comme objectif d’exiger que les législateurs de la Chambre des députés honorent leur engagement d’amorcer le débat sur le projet de loi de la Campagne. Notre objectif est de continuer à faire pression pour ce débat parlementaire mais aussi la mobilisation sociale et l’élargissement de nos bases de soutien.

L’idée est de réaliser diverses activités de façon coordonnée et, dans la mesure du possible, simultanée dans toutes les régions du pays, à l’aide de dispositifs de diffusion et de collecte de signatures sur les places, dans les festivals, les cérémonies et les marches. Nous aimerions également encourager les débats, être présentes dans les instances et des réunions scientifiques, dans les interventions urbaines artistiques et créatives, participer à la prochaine rencontre nationale des femmes (ENM), et figurer dans les moyens de communication locaux et nationaux ainsi que dans les médias alternatifs.

AWID: Quels ont été les résultats obtenus par cette campagne au cours de ces années ? Comment voyez-vous l’évolution future de la campagne ?

CA: Une des réalisations de cette campagne est l’articulation qui s’est maintenue et s’est développée depuis 2005 car nous croyons que l’avortement est une question qui intéresse toute la société, et pas seulement les féministes. Les relations n’ont pas toujours été faciles car il s’agit d’un espace très hétérogène où se côtoient des positions politiques et idéologiques différentes mais où prime toujours l’objectif commun sur les différences internes.

Un autre résultat positif est que les femmes osent désormais demander de l’aide et la conçoivent graduellement comme un droit. Ceci est relativement visible dans le traitement des avortements non punissables. Plusieurs tribunaux de justice et autorités gouvernementales ont dû se prononcer en faveur de l’application de la loi.

Dans le cas « LMR » dans lequel le droit à l’avortement légal d’une jeune fille handicapée tombée enceinte à la suite d’un viol n’avait pas été respecté, le Comité des droits de l'Homme des Nations Unies a émis une déclaration condamnant l’État argentin..

En la présence de Marianne Mollmann (Human Rights Watch) en novembre 2010 et de Luz Patricia Mejía (Rapporteur spécial de la commission interaméricaine des droits de l’Homme) en juillet 2011, des journées publiques sur l’avortement ont été organisées à la Chambre des députés de la Nation, à l’initiative de la Commission de législation pénale de la Chambre, qui s’est engagée à amorcer le débat sur le projet de loi au cours de cette année 2011. C’était la première fois qu’un projet d’interruption volontaire de la grossesse était soumis à l’examen du Parlement argentin.

AWID: Pourriez-vous mentionner d’autres campagnes similaires en Amérique latine ?

CA: La Campagne 28 septembre pour la dépénalisation de l'avortement en Amérique latine et dans les Caraïbes mène et coordonne des activités dans différents pays. Les compagnes de l’Uruguay ont réalisé une campagne similaire et ont obtenu l’approbation de la légalisation de l’avortement au Parlement mais le président Tabaré Vázquez a opposé son veto. Aujourd’hui elles ont repris la lutte et le président actuel s’est engagé à ne pas s’y opposer. À Mexico, dans le district fédéral, nos compagnes ont obtenu la légalisation de l'avortement.

Partagez vos réflexions/idées avec nous:

Que pensez-vous de ce type de campagne? Que faire pour garantir le droit universel à des avortements légaux, sûrs et gratuits?

Notes:

[1] À la Vème Rencontre féministe latino-américaine et des Caraïbes tenue à San Bernardo, Argentine du 18 au 24 novembre 1990 et dans le cadre de l’Atelier sur l’avortement organisé par la Commission pour le droit à l’avortement d’Argentine et les Catholiques pour le droit à décider d’Uruguay, auquel participaient des féministes provenant de Bolivie, du Brésil, de Colombie, du Chili, d’El Salvador, du Guatemala, du Mexique, du Nicaragua, du Paraguay et du Pérou, il a été convenu de déclarer le 28 septembre Journée pour le droit à l’avortement des Femmes de l’Amérique latine et des Caraïbes.

En 1993, lors de la réunion organisée par le Réseau de santé des Femmes de l’Amérique latine et des Caraïbes (RSMLAC) et coordonnée par Catholiques pour le droit à décider (CDD), il a été convenu de créer la Coordination Régionale. Cette coordination est assumée tour à tour par les différentes organisations. Jusqu’à présent, cinq organisations ont exercé ce rôle.

[2] http://www.28deseptiembre.org/index.php?option=com_k2&view=item&layout=item&id=72&Itemid=207

[3] Bulletin d’information 1 La situación de la mortalidad materna en Argentina Mariana Romero, Evelina Chapman, Silvina Ramos, Edgardo Abalos, juin, 2010 en http://www.ossyr.org.ar/hojas_informativas.html

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Cet article fait partie de la série hebdomadaire des « Dossier de Vendredi (Friday File en anglais) », de l’AWID qui explore des thèmes et évènements importants à partir de la perspective des droits des femmes. Si vous souhaitez recevoir la lettre d’information hebdomadaire « Dossier du Vendredi », cliquez ici.

Cet article a été traduit de l’anglais par Monique Zachary.

Category
Analyses
Source
AWID