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#16jours : Le conflit en Irak et en Syrie se manifeste sur le corps des femmes

DOSSIER DU VENDREDI : Alors que nous commémorons les 16 jours d’activisme contre la violence faite aux femmes (du 25 novembre au 10 décembre), sous le thème « De la paix à la maison à la paix dans le monde : arrêtons le militarisme et mettons fin à la violence à l'égard des femmes », l’AWID s’entretient avec Lisa Davis, Directrice du Plaidoyer pour les droits humains pour MADRE et Nurcan Baysal, activiste kurde et rédactrice au journal électronique turc T24, pour en apprendre davantage sur les violations, entre autres sexuelles, de droits des femmes et des filles, engendrées par l’insurrection de l’autoproclamé «État islamique en Irak et au Levant» (EIIL).

Au cours des six derniers mois, on a assisté à la prolifération de rapports décrivant toute l’horreur de la violence croissante en Syrie et en Irak, liée à l’insurrection de l’EIIL. Le 5 août, Vian Dakhil, une membre ézidie[1]du Parlement irakien, s’est livrée à un cri du cœur, réclamant de l’aide pour le peuple ézidi qui fait face à l’extermination à la suite du siège de Sinjar[2] mené par l’EIIL. Le nettoyage ethnique des minorités religieuses et d’autres formes de violences se produisant en Irak, perpétrés par des acteurs étatiques et non étatiques, ont également été rapportées par la Mission d’assistance des Nations Unies pour l’Iraq (MANUI) et le Haut-Commissariat aux droits de l’homme en octobre 2014. Dans ce contexte d’impunité et de domination de la part des milices, les femmes et les filles sont particulièrement touchées par les transgressions de droits humains, y compris le viol, les enlèvements et la contrainte à l’esclavage sexuel.

Nurcan Baysal et une famille ézidie dans le camp de réfugié-e-s de Silopi, en Turquie.

La guerre se perpétue sur le corps des femmes

Selon Lisa Davis, les incidences de cette crise sur l’ensemble des femmes sont très sérieuses. Elle explique que les combattants de l’EIIL ordonnent aux femmes de rester à la maison. Les filles et les femmes sont enlevées et une large part de la violence se produit alors que les militants entrent dans les domiciles. Elles sont ensuite vendues au marché, contraintes à l’esclavage sexuel ou détenues dans des prisons de fortune. Nous observons également une augmentation de l’appel aux crimes d’honneur liés à la honte que l’on fait subir aux femmes détenues par l’EIIL lorsqu’elles retournent dans leurs communautés.

Nous savons que la question du viol et de l’esclavage sexuel constitue une grave préoccupation pour les femmes en Irak et en Syrie, sur le plan des conditions de vie dans les régions contrôlées par l’EIIL. Certaines femmes ont en outre fait l’objet de traite, d’exploitation, en plus d’être forcées à se prostituer lorsqu’elles quittent le joug de l’EIIL, parce qu’il existe des lacunes en matière de services. Ils ne sont pas offerts à toutes les femmes de la région, notamment lorsqu’elles ne possèdent pas de carte d’identité.

Des centaines de femmes ézidies et leurs enfants ont été capturés et vendus comme esclaves sexuels depuis que l’EIIL s’est emparé de Sinjar. A Mossoul, des centaines de chrétien-ne-s ont été sommés par l’EIIL de se convertir à l’Islam ou de payer une taxe religieuse, faute de quoi ils feraient face à la violence.

Nurcan Baysal a voyagé pendant trois mois dans les camps de réfugié-e-s et a entendu des personnes du peuple ézidi ou de Kobané raconter les massacres perpétrés par l’EIIL.

« La plupart des histoires, particulièrement dans les camps ézidis, évoquent des femmes. Chaque récit est plus douloureux que le suivant. La situation des femmes en zones de conflit est extrêmement mauvaise. La plupart du temps, la guerre se perpétue sur le corps des femmes. Un homme ézidi, Hasan, du camp de Diyarbakir, affirme qu’au moment où les représentants de l’EIIL sont arrivés dans leur village, ils ont rassemblé les femmes en leur disant "Nous somme sales, donnez-nous un bain dans le hammam[3]." Les femmes qui refusaient étaient assassinées sur-le-champ. Celles qui acceptaient devaient se joindre à l’EIIL.

Dans un autre village, les femmes les plus belles étaient sélectionnées et vendues à des personnes venant d’Arabie saoudite pour 130 dollars américains. Près de 2 000 femmes de 19 villages ont été enlevées par les membres de l’EIIL. Des milliers de femmes ézidies ont été violées et des milliers ont été vendues comme esclaves dans des bazars arabes.

Les guérillas kurdes, ou Unités de protection du peuple (YPG), se sont rendues à Sinjar pour protéger les femmes ézidies et chrétiennes des attaques de l’EIIL. Les YPG ont par la suite ouvert un corridor et les ont fait passer au Kurdistan du Sud. Cependant, environ 5 000 femmes ézidies sont toujours portées disparues, selon l’European Ezidi Federation. Actuellement, des combattants kurdes (membres des YPG et des Peshmerga[4]) dans la région de Sinjar tentent de protéger la population qui habite encore la région. Des milliers de femmes kurdes luttent contre l’EIIL auprès des hommes de Kobané pour protéger leurs familles, leur patrie, leurs terres et leur honneur. Chaque jour, au moins cinq ou six funérailles de martyres sont célébrées dans la région, la moitié d’entre elles pour des combattantes kurdes luttant contre l’EIIL. »

Une crise humanitaire dans les camps de réfugié-e-s largement traitée par les municipalités locales et les organisations de droits des femmes kurdes

Nurcan Baysal poursuit en affirmant : « Après les attaques de l’EIIL, des milliers de femmes kurdes et leurs enfants se sont réfugiés en Turquie. On compte actuellement 180 000 personnes originaires de Kobané en Turquie, dont la plupart sont des femmes et des enfants. Mais seulement 10 000 d’entre eux ont trouvé des places dans des camps. Les 170 000 autres sont dans les rues, les parcs et les villages, et tentent de survivre avec l’aide des municipalités kurdes et des populations locales. 

Presque toutes les femmes réfugiées ézidies et chrétiennes sont dans les camps établis par les municipalités kurdes. Dans ces camps, le Democratic and Free Women’s Movement (DÖKH), un mouvement de femmes kurdes, offre un éventail de services aux réfugiées, y compris du soutien psychologique. Certaines de ces femmes ont été violées ou blessées et plusieurs ont perdu leurs familles de manière tragique. Elles ont témoigné de terribles atrocités. Une femme ézidie m’a raconté "qu’ils ont ouvert le ventre d’une femme enceinte, pris le fœtus et coupé l’enfant au milieu du village". En tant que femmes activistes vivant dans la région, nous avons besoin de soutien de toutes sortes pour les camps, qu’il s’agisse d’aliments, de fournitures sanitaires, de tentes, etc., et pour effectuer un travail social. En outre, les municipalités et les ONG de la région n’ont pas d’expérience sur la façon de composer avec des populations réfugiées, alors nous avons besoin de l’aide des ONG internationales qui ont une expertise en cette matière. » 

Les efforts d’organisation des femmes et la nécessité de renforcer la solidarité et l’action internationales

Selon Lisa Davis, « lorsque nous discutons des droits humains des femmes et de justice de genre, nous savons qu’il faut considérer de multiples facteurs comme l’ethnicité, l’appartenance religieuse, le statut socioéconomique et l’orientation sexuelle. Il importe d’instaurer l’activisme et la collaboration entre les divers secteurs de la société civile. Il faut aussi obtenir l’engagement des gouvernements, des institutions religieuses et de la communauté internationale. Nous n’avons pas vu beaucoup d’action, voire aucune, de la part des gouvernements de la région MENA. De plus, il n’y a que quelques ONG, comme l’Organisation pour la liberté des femmes en Irak (OWFI, en anglais) et MADRE qui portent un plaidoyer solide en faveur des droits des femmes pendant cette crise, et qui allouent temps et ressources à la cause. D’ailleurs, MADRE et l’OWFI tiennent de nombreuses réunions sur cette question dans les principales arènes internationales puisque la communauté internationale, y compris l’ONU et les chefs de file mondiaux, ont un rôle crucial à jouer quant au respect des droits des femmes de cette région, et à l’allocation de ressources destinées aux organisations de femmes locales qui fournissent de l’aide humanitaire aux survivantes. Il importe de souligner que les organisations locales ont accès aux zones contrôlées par l’EIIL, contrairement aux agences de l’ONU. Elles ont un accès moins restreint aux personnes les plus touchées, fréquemment les plus isolées. Voilà pourquoi, à l’échelle locale, nous [MADRE et l’OWFI] militons pour que le gouvernement irakien modifie sa politique relative aux refuges et menons un plaidoyer sur la question des cartes d’identité. Au centre de l’Irak (excluant le Kurdistan), il existe une politique stipulant que les ONG locales ne peuvent légalement diriger des refuges. Cependant, les organisations de femmes le font tout de même en raison des besoins criants. Nous savons également que les groupes de femmes, comme l’OWFI, travaillent pour soutenir les Ézidis, assurant des services d’éducation populaire, de santé et d’aide humanitaire. Il en va de même chez les organisations locales en Syrie, qui plaident en faveur de l’accès à l’aide humanitaire lorsque ces services sont interrompus en raison de l’EIIL. »

Lisa Davis estime que les gouvernements régionaux, particulièrement ceux des États arabes, ainsi que les principaux leaders religieux, devraient adopter une position ferme sur la protection des droits des femmes pendant cette crise. On doit intégrer les femmes aux discussions de sorte que les résultats tiennent compte d’un point de vue fondé sur les droits des femmes.

« En dernier lieu, il importe d’envisager ce qui se produira après la crise. Nous devons compter sur des solutions à long terme pour l’accès des femmes à la justice et la réintégration de la société civile dans l’ensemble de l’Irak. On peut y arriver par l’entremise des organisations locales. »

[1] Les Ézidis sont une communauté ethno-religieuse kurde dont la croyance est associée à la religion zoroastrienne et à d’anciennes religions mésopotamiennes. Le terme « Ézidi » est préféré à « Yézidi », qui est dérivé d’une épithète péjorative à l’égard des Ézidis, laissant entendre qu’ils vénèrent Yézid.

[2] Aussi connue sous le nom de Shingal ou Singal, Sinjar est une ville du nord-ouest de l’Irak, située près de la frontière syrienne.

[3] Le hammam est un bain de vapeur humide, semblable à un bain turc, servant à se purifier.

[4] Les combattants armés kurdes. 

Category
Analyses
Source
AWID